Partons du fait social et politique majeur de notre temps : le retour de la guerre. Évidemment la guerre n’était jamais partie, surtout dans le sud global, mais disons que la réalité de la guerre revient en force après des trois bonnes décennies où l’on avait rêvé d’une fin de l’histoire basée sur le libre-échange généralisé. Donc non seulement la guerre est de retour, mais elle est de retour en tant que réalité ancrée dans le développement du capitalisme d’aujourd’hui, tel qu’il se déploie après la crise de 2008 qui a marqué la fin du cycle néolibéral qui s’était ouvert avec la chute de l’URSS. C’est à ce moment, en effet, qu’il devient clair que le mécanisme de développement mutuel et combiné entre Chine et USA qui avait grosso modo troqué la délocalisation du travail contre des biens à bas prix est définitivement volé en éclats . Cela nous pousse (inévitablement ?) vers une confrontation de plus en plus ouverte entre blocs.
Alors, la guerre est là pour rester, mais… nous sommes comme jamais dépourvus d’outils pour composer avec, voire s’opposer à cette nouvelle donne. Le mouvement antimilitariste suisse est vieillissant et dans les milieux libertaires et antifascistes règne une grande confusion sur des notions comme guerre et résistance ou impérialisme et expansionnisme qui se traduisent parfois par des positions chauvinistes, ou le plus souvent par un certain immobilisme. Il faut donc partir tout d’abord de la construction d’un point de vue : accumulation de connaissances et capacité à tenir un positionnement. L’objectif de cette intervention est de contribuer à cet objectif en évoquant superficiellement trois éléments.
Premier élément : la course au réarmement. En toile de fond de ce scénario global qui est la fin du moment unipolaire, nous assistons depuis quelques années à une course au réarmement. En Suisse, les dépenses militaires ont été réduites depuis les années 1990, passant de 15,82% par an en 1990 à 7,41% des dépenses fédérales en 2023. En 1990, la part du produit intérieur brut (PIB) consacrée à l’armée s’élevait à 1,35%. En 2023, elle n’était plus que de 0,74 [1]. Néanmoins, le lobbying de l’armée, notamment de l’Association suisse des officiers, a permis enfin cette année d’augmenter les dépenses pour l’armée de 4 milliards par an, le faisant passer à 29,8 milliards de francs. Le conseil fédéral a déclaré cet été qu’il visait désormais 1% du PIB pour l’armée d’ici 2030. En Occident, ce genre de schéma se retrouve partout, l’OTAN enjoignant depuis 2014 les pays membres à consacrer 2% de leur PIB à la défense. Le retour de Trump à la Maison-Blanche ne pourra qu’accélérer cette dynamique. En effet, déjà dans son mandat précédent, Trump avait insisté pour que la contribution européenne à la sécurité du bloc atlantique augmente significativement (le fameux “We’re the schmucks paying for the whole thing” martelé depuis 2018 [2]). Cette augmentation des dépenses militaires ne doit pas être considérée comme une réponse à « l’insécurité globale » propagée dans les médias par la propagande militariste. Au contraire, on est plutôt face à des tentatives d’obtenir une différente répartition des coûts et bénéfices des dividendes militaires, les périphéries de l’empire étant forcées d’augmenter leur contribution à la faveur du « centre » – sachant que ces dépenses plus importantes profitent largement au complexe militaro-industriel américain comme l’éclaircit la question de l’achat des F-35 par la Suisse sur laquelle je reviendrai dans un moment.
Parallèlement à cela, évidemment, il y a une pression accrue de la part de l’industrie suisse de l’armement pour assouplir les conditions d’exportation des armes afin de profiter de la manne de la guerre en Ukraine. Récemment Swiss ASD l’organisation faitière des entreprises productrices d’armes a demandé qu’après 2 ans, tout matériel de guerre puisse être réexporté sans restriction [3].
Le deuxième élément est la question de l’OTAN. Cela fait un moment aussi qu’il y a une tendance claire de la part de la plupart des relais de l’armée et de l’industrie de l’armement au parlement à intégrer officiellement la Suisse dans l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN).
Il serait hors propos d’esquisser ici une histoire de l’OTAN. Contentons-nous de considérer qu’elle est un pur produit de la guerre froide, pensé par les Britanniques et les Américains pour “contenir” l’URSS tout en mettant sous tutelle militaire l’Europe continentale et notamment l’Allemagne. Cela avait été bien résumé par Hastings Ismay, premier secrétaire de l’OTAN, le but de l’organisation étant de « garder les Russes en dehors, les Américains dedans et les Allemands à terre. » [« “to keep the Soviet Union out, the Americans in, and the Germans down”] .
À la chute de l’URSS, l’organisation n’a pas été démantelée. Dans les années 1990, il y a eu une période d’incertitude, notamment dans le rapport avec la Russie. Andreï Kozyrev, ministre des Affaires étrangères du gouvernement Eltsine était absolument pro-USA et en général, les élites russes de la période d’ouverture du marché et des privatisations poussaient pour que la Russie post-soviétique rejoigne toutes les organisations internationales, y compris l’OTAN. C’est à ce moment que se crée la formule du Partenariat pour la Paix (PpP), chapeauté par l’OTAN, auquel participe la Russie, rejointe en 1996 par la Suisse. Pour la Russie c’est le préalable à une adhésion complète. En face, en revanche, régnait la crainte que l’intégration de la Russie dans l’OTAN n’entraine la fin de l’organisation, donc on s’y opposa [4]. C’est par ailleurs cette “humiliation”, couplée à l’adhésion, au contraire, des multiples pays de l’Europe de l’Est qui va remplir le réservoir de Poutine et du nationalisme russe, fournissant le substrat idéologique pour justifier l’invasion de l’Ukraine en 2022.
Disons qu’en général, c’est la guerre en Ukraine qui a donné un nouvel élan à l’OTAN et a sa présence en Suisse après une période de « mort cérébrale », comme l’avait dit Macron en 2019. En Suisse les think tanks et l’académie ont joué dans ce sens un rôle clé [5].. La nécessité d’un rapprochement a été ensuite entérinée par le rapport d’une commission d’étude nommée par le département de la défense et publié durant l’été 2024 [6].
Si l’adhésion formelle de la Suisse est peu probable en raison du principe constitutionnel de neutralité, nous assistons néanmoins à une sorte d’adhésion de facto par petits paliers à l’OTAN de la Suisse via la recherche constante d’une compatibilité technologique et politique avec l’organisation. La parole clé ici est l’interopérabilité qui est l’un de piliers de l’OTAN. Il est désormais clairement affiché que tous les systèmes suisses doivent être compatibles avec les technologies des autres membres de l’OTAN et notamment américaines.
L’exemple le plus flagrant de l’achat des F-35A du producteur étasunien Lockheed-Martin. En 2021, le Conseil fédéral a décidé d’acheter 35 exemplaires de ce bombardier furtif pour plus de 6 milliards, achat que dans un éditorial du quotidien Le Temps – qui n’est pas vraiment une feuille bolchevique – avait été décrit comme “un non-sens militaire, financier et politique au vu des besoins de la Suisse” [7]. Cela semble assez évident au vu de la taille de la confédération et d’autres raisons techniques qui ont été décortiquées par le comité référendaire STOP F-35 [8]. Faute de sens militaire et financier, le but de l’achat est plutôt de participer à une adhésion déguisée et dépolitisée, via la technique, au camp étasunien. D’ailleurs, la Suisse achète ces avions, mais ne les détient pas vraiment. La législation ITAR prévoit que les États-Unis restent les seuls responsables au niveau mondial de la conservation des composants techniques particulièrement sensibles et détachent des officiers dans les pays d’achat des avions pour tout surveiller, les données de vols sont envoyées aux USA, etc…
Cette interopérabilité technique se reflète aussi dans la recherche d’une interopérabilité politique qui a déjà des impacts sur les soi-disant garanties du système démocratique suisse. Il suffit de penser qu’Armasuisse (l’Office fédéral de l’armement) a signé le contrat pour les F-35A pendant qu’une initiative était déposée contre ce même achat, la rendant de facto caduque. Un autre exemple de cette interopérabilité politique avec l’OTAN est celui du TIAN. Le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) avait été initialement promu par la Suisse au sein de l’ONU et signé par 122 Etats. Or, aujourd’hui le Conseil fédéral refuse de le ratifier en admettant à demi-mot que cela compromettrait une collaboration en matière nucléaire avec l’OTAN, notamment dans les termes de la fameuse interopérabilité [9]. Cela est encore plus inquiétant si on pense que les F-35A ont été certifiés en mars dernier comme étant le premier avion de chasse capable de porter une bombe nucléaire [10].
Un autre élément de rapprochement entre la Suisse et l’OTAN qui nous fait faire un pas de plus vers la guerre est constitué par l’installation prochaine d’un bureau de liaison de l’OTAN ici à Genève. Un article de la WOZ en avril dernier avait révélé qu’en 2022, l’OTAN avait demandé d’ouvrir un bureau en Suisse et que le DFAE (Département des affaires étrangères) avait donné son feu vert sans en informer le parlement [11]. Les informations sont assez éparses à ce propos, ce que nous savons pour sûr est que dans le plus orwellien des renversements sémantiques, le bureau se trouvera à la Maison de la Paix, édifice géré par l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) [MàJ : le bureau est désormais ouvert et son responsable a livré une interview à l’ATS [12]]
L’objectif affiché explicitement par l’OTAN en ouvrant un bureau à Genève est celui de faire du lobbying auprès de l’ONU et des autres organisations internationales. Alors que certains représentants de la gauche institutionnelle genevoise ont déclaré qu’ils voyaient dans l’arrivée de l’OTAN un renforcement des synergies et de la coopération pour la paix, cela constitue au contraire la pierre tombale de la soi-disant Genève internationale comme lieu de dialogue et de diplomatie entre blocs, alignant la ville au camp « du bien ». Cela devient d’autant plus inquiétant à l’aune du délitement du soi-disant ordre international basé sur les règles et la remise en question de l’ONU qui se sont accélérés depuis le début du génocide à Gaza, dynamique d’ailleurs suivie par la Suisse comme nous l’avons vu dans le cas de la suspension du financement de l’UNRWA et dans la proclamation unilatérale du Hamas comme organisation terroriste actuellement en discussion au parlement (alors que la Suisse, jusqu’ici, s’était toujours basée sur la liste des organisations reconnues comme telles par l’ONU).
Évidemment ce rapprochement avec l’OTAN et cette course vers la guerre ne peut pas se faire sans une plus grande adhésion sociale vis-à-vis de l’armée. Cela nous ramène au troisième élément qui est la question de la propagande militaire ou de l’embrigadement idéologique comme on disait dans les années 1970.
En l’espace de 25 ans, de nombreuses réformes ont affecté l’armée suisse et l’obligation de servir. La chute de l’URSS et ce moment unipolaire que nous avons déjà évoqué avaient contribué à faire réduire drastiquement l’effectif de l’armée. Alors qu’elle comptait encore 800.000 hommes au début des années 1990, l’effectif réglementaire est passé progressivement de 400.000 hommes à 200.000, et aurait dû atteindre les 140.000 en 2022. Or, aujourd’hui, nous sommes plutôt autour des 147.000 hommes et l’armée tient absolument à maintenir ce niveau d’effectifs même s’il est contraire à la loi [13]. L’objectif serait même de l’augmenter de 20.000 unités très prochainement comme cela a été demandé en début d’année par le chef de l’armée Thomas Süssli [14].
Pour maintenir ces niveaux de recrutement, il faut avant tout intervenir sur l’obligation de servir. Le Conseil fédéral juge depuis des années comme étant problématique l’augmentation du nombre d’admissions au service civil, et il a proposé six mesures qui devraient être approuvées prochainement pour réduire les admissions de 6.600 à 4.000 par an, visant notamment les spécialistes et les cadres [15].
À part ces mesures visant à pénaliser les civilistes, afin de rendre l’armée plus séduisante, une revalorisation générale du fait militaire auprès des jeunes est nécessaire. L’armée suisse est une présence de plus en plus envahissante dans les salons des métiers pour convaincre les apprentis sur les possibilités de carrière militaire. Mais le véritable plat de résistance visé par les associations d’officiers, ce sont les jeunes avec une formation supérieure. Par exemple, à Genève, nous avons vu récemment la création d’une association militaire à l’Université (AMUNIGE) qui participe aux journées des associations estudiantines et notamment à la journée du premier secours pour donner une « image sympa » de l’armée. C’est cette association qui a servi de relai, en 2023, pour que se tienne un stand avec un officier en uniforme à Uni-Mail pour recruter des étudiant-e-s, avec même un véhicule blindé garé devant l’université [16]. D’ailleurs, cela ne serait pas étonnant que cette tentative de réenchantement de l’armée risque aussi de passer par l’enseignement secondaire...
De manière générale, jusqu’à aujourd’hui, on a un peu fait comme si l’on pouvait continuer à ignorer la question de la guerre et faire comme si de rien n’était pendant les vingt prochaines années à l’instar de ce qu’on a fait durant les vingt dernières années. Dans ce sens, le mouvement de solidarité pour la Palestine du printemps passé constitue une rupture majeure face à la passivité devant la guerre, faisant revenir la question de l’impérialisme et des relais économique et académiques de l’appareil militaro-industriel au moins latéralement dans les discussions. Comment pourrait-on approfondir ces thématiques ?