Féminismes - Luttes Queer Transidentité

“Il y a des convictions politiques qui viennent des galères qu’on se prend dans la gueule.” - Entretien avec des membres du FLIRT (Front Transfem)

Dans une interview de juin 2022 pour Radio Poudrière, E. et L. racontent le FLIRT, son histoire, sa structure et les questions qui les traversent. Elles parlent des galères des meufs trans et du réseau d’entre-aide qu’elles construisent, de la prise d’hormones et de l’incompétence des médecins, mais aussi de la manière dont elles tentent d’aller chercher le plus loin possible les personnes qui n’ont pas accès aux réseaux politiques.

Fin juin 2022, il pleuvait des cordes et on était 6 ou 7 à se serrer dans ce qui est maintenant la nouvelle brasserie de l’Espace autogéré des Tanneries à Dijon. C’était le studio éphémère de Radio Poudrière, une radio pirate qui a émis pendant “la Poudrière”, un festival féministe et autogéré qui a eu lieu en juin 2022 et 2023. Le ciel grondait, mais on ne l’entendait presque pas, complètement captivé·es par ce que É. et L. nous racontaient pendant quasiment deux heures... 
Nous sommes maintenant en mai 2025 et nous ne savons pas ce qui est toujours d’actualité dans le fonctionnement du FLIRT décrit dans cette interview. Mais nous espérons que sa lecture participe à lutter partout contre la transmysoginie et renforce la solidarité au sein d’un large mouvement de résistance.

T. de Radio Poudrière : Est-ce que vous pouvez nous raconter les débuts du Flirt ?

E. : Le collectif est né en décembre 2020, pendant le covid.

L. : Il a été fondé notamment parce qu’il y a eu des suicides pendant la période du confinement dans la communauté transfem, avec des problèmes de précarité assez énervés qui ont été augmentés par le confinement. Il y avait des distribs de bouffe dans un bar, plein de meufs se sont rencontrées à ces distribs et aussi online sur un discord. Au fur et à mesure, des groupes de parole se sont montés et se sont un peu écroulés. Une cagnotte a été lancée pour une personne et il y a eu un choix de collectiviser la cagnotte. C’est là que le collectif s’est créé. À la base c’était un collectif pour gérer la cagnotte, c’était en décembre 2020. Après, le collectif a assez vite augmenté en nombre, et on a fait un "instant-T" de socialisation tous les week-ends, c’était les samedis au début et après c’était les dimanches. Plein de personnes ont commencé à débouler, et on est passées de 10 meufs trans dans un appart à 50 meufs trans dans un local 3 mois plus tard.

E. : Le bail c’est qu’après on a eu des partenariats avec des squats qui ont ouvert en Île-de-France, et on a eu le droit de faire nos instants de sociabilisation dans ces endroits-là. Énormément de personnes ont débarqué et ça a vraiment pris de l’ampleur. C’est devenu un gros rendez-vous transfem parisien.

J. de Radio Poudrière  : C’était annoncé sur des réseaux sociaux 

E. : C’était sur nos réseaux oui. 

L. : En ce moment on a une alternance entre deux squats, les personnes qui viennent maintenant savent que telle semaine c’est dans tel squat, telle semaine c’est dans tel autre squat, parce qu’on a dû partir du local où on était à un moment.

É. : Il y a aussi un gros discord transféminin qui existe et qui s’appelle "Auto-soutien transfem", et on a un channel dédié sur le discord pour annoncer à chaque fois quand est-ce qu’il y a nos instants T. 

L. : Et puis il y a un gros truc de bouche-à-oreille aussi puisqu’il y a aussi toutes les meufs qui se sont rencontrées dans la rue ou au Refuge ou autre. Pareil pour les meufs trans qui demandent l’asile quand elles se rencontrent au centre de transit par exemple ou au CADA, quand il y en a une qui est en contact avec le FLIRT, elle donne le contact à d’autres personnes. Les gens arrivent souvent seules et puis amènent des potes au fur et à mesure. Toute cette solidarité fait qu’il y a beaucoup de populations différentes qui viennent à l’instant-T. 

A de Radio Poudrière : C’est combien de personnes environ pour donner une idée 

E. : Genre 50, 60 personnes.

L. : Par semaine.

É. : Quand je suis arrivée on était 15... 

L. : Il y a 10 personnes qu’on défraie pour leur présence. On a mis en place ce programme-là à partir de juillet 2021. L’instant-T c’est le week-end, le dimanche maintenant, et le dimanche c’est un jour assez important pour le TDS [Travail du Sexe] dans la rue. Du coup il y a pas mal de meufs qui ne pouvaient pas venir à cause de ça, ou qui ne pouvaient pas venir parce qu’elles avaient des galères. On a mis en place un défraiement de 15 balles sur des critères sociaux : sortie de prison, usage de drogues en intraveineuse ou crack/meth, TDS dans la rue, rupture familiale avant 18 ans et situation de rue, CADA, squat, à la rue... Ça a permis à pas mal de meufs qui ne venaient qu’une ou deux fois de revenir régulièrement. Aujourd’hui, sur 50 personnes, c’est 10 personnes à peu près en moyenne. Et pour le nombre de personne qu’on a vu passer... Il y a environ 300 personnes qui sont passées à l’instant-T depuis le début. On tient aussi un atelier d’auto-injection pour apprendre à s’injecter, il y a 250 personnes qui sont passées en un an pour apprendre à s’injecter. 

A de Radio Poudrière : Comment vous trouvez cet argent ? Parce que ça fait quand même plein de thunes.

É. : C’est la cagnotte. Là tu vois ce qu’il vient de se passer à la manif cet après-midi [1] , on a fait avant-arrière-avant-arrière du cortège de la pride : "Bonjour on vend des stickers à prix libre pour les transsexuelles, est-ce qu’on pourrait avoir un peu d’argent s’il-vous-plaît ?" Et là on a fait 300 balles, 330 balles. Et ça tue et c’est comme ça qu’on fait. 

L. : En gros notre dépense par mois c’est entre 1500 et 2000 balles, qu’on finance qu’avec la cagnotte et la vente de stickers. On organise aussi des soirées de soutien mais en vrai c’est surtout la cagnotte. On fait des comptes-rendus tous les mois sur l’utilisation de l’argent depuis le début et ça a fait qu’on a des donateurs et des donatrices régulièr·es, même si on en a pas assez mais ça c’est la vie. On dépense beaucoup d’argent tous les mois. Dans les autres dépenses, il y a tout le soutien psy qui est assez important, on a mis en place un programme de défraiement d’accès aux soins psys. On peut défrayer jusqu’à deux mois de séances, ça fait 8 séances et parfois on aide pendant plus longtemps. C’est avec des psychologues qui sont formé·es et qui nous font des tarifs militants. On les a contacté·es avec le collectif, puisque c’était un des gros problèmes au début : il y a pas mal de personnes en demande sauf que personne avait de thunes. Comment permettre un accès à des gens en évitant de faire des séances pendant un mois, de se rendre compte que la ou le psy est éclaté·e, ou que ça ne marche pas (ce qui arrive), et de se dire qu’en plus on a claqué 150 balles dans le vent. Le programme d’accès au psy sert surtout à ça. Comme on a pas mal de psys différent·es, ça aide à trouver un·e psy qui est ok et qui marche bien. Après il y a des négociations inter-personnelles qui se font aussi avec les psys sur des trucs comme, "là cette personne c’est pas possible, il faut que ça soit 10 euros ou 20 euros".

É. : Pour revenir sur les dons de la cagnotte et la manière dont on fonctionne avec l’argent : souvent on a besoin d’argent rapidement et il n’y a pas forcément assez sur la cagnotte, alors on est dans l’urgence et on n’aura pas trop de quoi rembourser derrière. Ce qu’il se passe toujours dans les bails de cagnotte trans, c’est qu’au final ce sont beaucoup des meufs trans précaires qui donnent à la cagnotte et on se refile les mêmes billets de 20 balles en permanence, c’est beaucoup comme ça que ça fonctionne. Moi j’ai fait des passes qui sont parties complètement dans la cagnotte du FLIRT, et en vrai c’est cool de faire connaître la cagnotte, ça fait que la passe me permet de manger. 

L. : On est un collectif par et pour les meufs trans mais aussi par et pour les meufs trans qui sont touchées par différentes choses. Il y a des meufs trans qui sont handi, des meufs trans qui sont TDS, des meufs trans qui sont migrantes, des meufs qui sont les trois... Tout le monde utilise à des moments la thune du collectif pour s’aider. De base c’est parti de ça aussi, c’était que des besoins vitaux d’urgence : la bouffe, le logement, le minimum de soin. En vrai l’argent part que là-dedans aujourd’hui. La cagnotte est fléchée pour ça, c’est une cagnotte d’entraide de survie.

T de Radio Poudrière : Vous faites aussi plein d’autres trucs et notamment de l’aide au logement, est-ce que vous pouvez nous raconter un peu 

É. : Quand il y a une go qui est en grosse galère et qui risque de passer la nuit dehors, il y a des hôtels qu’on connait qui ne sont pas trop chers où on peut décaler une nuit ou deux en urgence. Après on est pas mal en lien avec d’autres assos genre Acceptess-T, et on se débrouille entre assos pour pouvoir pérenniser la situation pour certaines meufs. Il y a des meufs qui ont des hôtels pendant plusieurs semaines.

L. : Même plusieurs mois par fois... Acceptess-T défraie des personnes qui ont eu pour 6 ou 8 mois d’hôtel par exemple. Acceptess-T c’est une autre asso trans parisienne, qui a un gros fond de solidarité financée que par des dons. On travaille pas mal en lien avec elle.

É. : Elleux ont plus d’argent donc c’est chouette pour tout ce qui est logement. Nous on peut décaler de la thune pour un truc rapide comme "ça fait deux jours que t’as pas mangé ben viens, tu bouffes un kebab", mais pour payer un loyer ça peut être rapidement compliqué.

L. : On travaille pas mal avec des squats, plus précisément il y a des meufs trans qui ouvrent des squats à Paris, elles sont dans des ouvertures et du coup elles négocient pour qu’on ait accès à des chambres, qu’on fasse nos instants-T là-bas.

É. : Qu’on ait des chambres réservées. 

L. : Ce sont des chambres qui sont réservées à de l’hébergement d’urgence ou de moyen terme, parce que c’est un des gros problèmes qu’on a. Il y a des personnes qui ont besoin d’hébergement d’urgence, typiquement quand elles sont en demande d’asile, avec des moments de passage à vide entre le CADA et un logement ou avant d’avoir accès au CADA, et là c’est super pratique parce qu’en deux ou trois semaines on dépanne la personne, on fait de l’aide administrative et la situation s’améliore. Mais quand c’est des personnes qui ont été foutues à la rue et qui sont à peine majeures, là on n’a pas besoin de les héberger un mois mais de les héberger tout court. Les chambres servent aussi à ça. Sinon on s’héberge aussi entre membres. À la base quand on n’avait pas de lieu ni d’hôtel et pas d’argent, on hébergeait dans les apparts, et ça continue. 

É. : Moi mon appart est super loin de Paris, mais l’intérêt c’est qu’on a un énorme salon et en permanence on a des go qui dorment dans le salon. Là en ce moment il y en a deux, y a pas si longtemps y en avait trois... C’est allé jusqu’à 15 en fait ! Il y avait genre 15 meufs dans le salon ! C’est comme ça que ça fonctionne, on se dépanne.

J. de Radio Poudrière : En fait trouver de l’argent c’est un travail quasiment à plein temps ?

É. : Ça dépend pour qui... Et ça dépend de l’énergie aussi. Un gros truc que je fais personnellement c’est du soutien et du suivi avec une personne. Je vais détecter qu’une personne a des besoins, je vais suivre cette personne et je vais l’accompagner. Après tout ce qui est faire du démarchage, organiser des dons, organiser des bails avec les squats, ça par exemple je fais pas du tout parce que c’est des trucs que je ne peux pas faire. Après on se retrouve très souvent dans des dynamiques de type... "ok il y a des sœurs qui sont en train de crever, peut-être peu importe ma santé mentale ou mes ressources là il va falloir faire un truc rapidement" et on se retrouve embarquées dans beaucoup de choses. Donc oui ça prend beaucoup de temps et beaucoup d’énergie, beaucoup d’argent.

L. : On n’a pas de financement ni de subvention et il n’y a pas de salariées. Il y a une règle qu’on met toujours, c’est qu’on ne fait que les trucs qu’on a envie de faire. Ce qui fait qu’à des moments il y avait des meufs qui avaient envie de faire de la boxe, donc il y a un club de boxe qui s’est monté. Il y a pas mal d’actions qui partent comme ça au début et qui se pérennisent parce qu’on essaie de se former entre nous pour que les actions ne meurent pas avec la personne qui les portent. C’est compliqué, parce que ça prend beaucoup de temps comme le collectif a été créé après le confinement, dans un moment d’isolement assez fort pour pas mal de meufs. Pour beaucoup on s’est rencontrées aux Instants-T. Il y a un truc de solidarité. En fait les gens qu’on aide, c’est pas juste qu’on connaît leurs prénoms, c’est nos potes, on va en soirée ensemble, il y a des meufs qui sortent ensemble, c’est un peu une sorte de famille. On ne fait pas de l’affinitaire, c’est juste que de fait, on est dans un truc affinitaire, mais on est 90. Le collectif s’est aussi un peu fondé sur cette identité collective de meufs trans, et de ce que ça voulait dire être une meuf trans. On n’était pas trop dans des trucs théoriques, genre être une meuf trans c’est vouloir appartenir à la classe des femmes, on était plus dans un truc qu’être une meuf trans, c’est quand tu te fais foutre à la rue, que t’as plus d’amis et que t’es dans la dep’, que t’as envie de mourir et qu’il y a R. Et comme on a cette identité collective ensemble il y a un truc de solidarité qui est fort.

É. : Ça dépend avec qui, mais globalement oui. 

L. : Après voilà, comme dans toutes les communautés il y a des problèmes, des embrouilles interpersonnelles, des gens avec qui des gens ne s’entendent pas, et il faut faire avec aussi. Et ça c’est dur. 

É. : Il y a eu tellement de moments où il y a eu des déchirures pas possibles. Tout le monde se connaît, tout le monde a care pour quelqu’un à un moment ou un autre. En vrai on tient aux autres, dans le sens où on a un vécu qui est quand même super similaire sur plein d’aspects et on met beaucoup d’énergie dans le fait de faire attention aux autres. Quand il y a une embrouille et qu’on s’engueule ça devient énorme, mais en vrai on tient. 

L. : Ça, ça a été un des gros points depuis le début du collectif et qui nous prend beaucoup de temps mais qui est ultra-nécessaire, c’est qu’on a une ligne anticarcéraliste, et qu’elle passe aussi par la manière de gérer les conflits en interne. La question de la gestion de conflit, le fait d’être contre les cultures du cancel qui touchent beaucoup les meufs trans et notamment dans les espaces féministes et queer. C’est compliqué de gérer les conflits collectivement et de les gérer bien, c’est-à-dire ne pas les régler avec des solutions faciles type "ok t’as fait un truc mal tu dégages". Parce que virer une meuf trans de ses espaces de sociabilisation c’est la foutre à la mort sociale et potentiellement la tuer. Nous ce truc-là, on l’a tout le temps en tête, et toutes les médiations sont faites avec cette perspective : il faut que les histoires se gèrent parce que sinon on est en train de mettre en danger des personnes, et si ces personnes sont en danger, on va aussi devoir faire d’autres choses... Donc il faut prévoir en amont et ça prend beaucoup de temps. 

T de Radio Poudrière : Comment vous faites ?

É. : En gros on a monté une commission médiation après un gros nœud émotionnel avec certaines personnes. Avec la commission médiation, on fait ce qu’on peut. On a toutes des positions et c’est parfois compliqué de faire de la médiation quand t’es foncièrement pas d’accord avec la personne qui est en train de se plaindre. Quand une go fait de la merde, à un moment donné, il faut faire un truc. Si une go fait des trucs graves, il faut réagir mais en même temps c’est ce que dit L., tej une meuf de ce genre d’espaces, c’est potentiellement l’isoler suffisamment pour qu’elle meurt, on connaît ça et on est plutôt déter’ de ne pas faire ça. C’est toujours un peu compliqué, surtout qu’il y a beaucoup de situations où des meufs vont être casse couille ou vont poser problème qui vont être gérées par le FLIRT, mais dans lesquelles le FLIRT s’en prend plein la gueule de la part des meufs concernées.

L. : Aussi ce qui est compliqué c’est que ces situations sont grave médiées par la classe, la race, par des problématiques spécifiques. Il y a plein de meufs trans différentes et plein de réalités différentes, qui ne renvoient pas aux mêmes manières de mentionner qu’on a subi de la violence, selon la position sociale qu’on a dans le groupe des meufs trans. Donc il y a toute une partie du travail de médiation qui est juste de permettre à des personnes de faire des retours sur des comportements, d’aller voir ce qui s’est passé des deux côtés et d’essayer de le faire comprendre à tout le monde. C’est transmettre le fait que collectivement on doit faire attention à l’espace qu’on tient. Il y a pas mal de problèmes qui se passent dans notre espace de sociabilisation, parce qu’on met 60 personnes au même endroit, forcément il y a des problèmes au bout d’un moment. Et ça c’est dur. C’est grave dur parce que c’est transmettre un esprit de "ça sert à quoi une communauté ?". Et même nous on ne l’a pas non plus... Du coup c’est aussi se forcer à se dire qu’on a potentiellement un problème avec des personnes mais que c’est important de mettre ça de côté. Ou au contraire de dire qu’on est trop impliquée, qu’une autre personne doit gérer ça. 

A de Radio Poudrière : Mais vous êtes combien à prendre en charge tout ça 

É. : En membres actives je dirais une quinzaine, un truc comme ça 

L. : En réunion on doit tourner entre 8 à 10 personnes, et il y a des personnes qui sont assez actives mais qui n’ont pas le temps de venir en réunion. Donc on doit être une petite quinzaine. Après il y a des gens qui viennent, des gens qui partent, des gens qui se crament très vite, c’est un truc qui arrive beaucoup. Et puis des personnes qui vont bien pendant 6 mois et après c’est grave la dep’. Il y a plein de problèmes donc il faut savoir aussi se retirer.

É. : En vrai gérer son implication personnelle c’est un bourbier pas possible. 

L. : Et toxique parfois.

É. : Oui ! Ça nous est arrivé, un week-end, d’héberger 4-5 meufs, il y en a une qui subit des violences conjugales, l’autre est en pétage de câble suicidaire, et toi en fait t’es foncedé sous 3 pour tenir et tu dois gérer tes 4 meufs en train de vouloir mourir à droite à gauche quand en fait toi aussi t’as envie de mourir. Ça peut prendre des proportions assez énormes. Et on a tendance à s’oublier, c’est une balance qu’on essaie de travailler mais qui est super dur à tenir. 

L. : L’urgence est compliquée à gérer. Il faut toujours faire des arbitrages sur ce qui est urgent et c’est hardcore parce qu’il y a toujours la peur de se planter. Il y a ce truc-là qui est dur et notamment dans l’hébergement en squat. On héberge dans des squats mais ce n’est pas nous qui gérons les squats. C’est un partenariat avec le collectif qui gère le squat. Il y a de la transmisogynie, mais aussi des personnes qui n’ont pas l’énergie de participer à la vie du squat par exemple, qui sont dans des galères de ouf et qui ne sont pas ultra ordonnées. Plein de problématiques de vie et parfois les habitant·es sont en mode "c’est plus possible à gérer, y a trop d’embrouilles" et là c’est à nous d’aller dire à une personne : "Bébé là en fait dans deux semaines tu te retrouves à la rue." Sauf qu’on ne lui dit pas ça, on lui dit : "T’inquiète on va trouver une solution !" Souvent on n’a pas trop de solution sur le moment mais on va en trouver. Ça c’est aussi émotionnellement super dur. En fait on n’est pas des assistantes sociales qui recevons des gens dans notre bureau et on leur dit oui ou non.

É. : On est zéro formées. Moi je débarque de nulle part, je suis toxicomane.

L. : Surtout on est pas formées... Si on dit à une personne qu’on peut pas l’aider, on sait très bien ce qui va se passer dans les prochains jours parce qu’elle va nous envoyer des messages. On va avoir des nouvelles de sa situation, et on la checke aussi. Si on n’a pas de solution on ne va pas laisser la personne sans solution et ne pas être là, mais c’est un stress permanent qui s’accumule, et c’est compliqué. 

A de Radio Poudrière : Vous parliez le burn out tout ça... Combien de temps les gens durent en moyenne 

L. : Il y a 3 personnes à peu près qui ont fondé le collectif et qui sont encore là. Après, il y a une équipe de 8-9 personnes, dont on fait partie avec É., qui est arrivée 2-3 mois après le début du collectif. Et ensuite il y a des personnes qui nous ont rejointes et qui sont parties, il y a de nouvelles personnes qui viennent d’arriver et qui prennent leurs marques. C’est aussi pour ça qu’on a décidé de faire de la formation. On est parties il y a un an et demi avec rien, on n’a toujours pas de formation mais on a de l’expérience. Aussi on a beaucoup de fonctionnements internes développés par expérience pure sur le terrain et de règles implicites qu’il faut réussir à transmettre si on veut que des gens puissent venir. Ça, c’est un gros boulot.

É.  : Et puis même les trouver les règles en fait.

L. : Oui !

É. : Elles sortent pas de nulle part, il faut y réfléchir super longtemps, se rendre compte soi-même de ses propres limites...

L. : Et puis ce qui est dur dans ces trucs-là c’est d’accepter de l’aide, d’accepter de déléguer... Accepter qu’on se trompe, qu’on s’est plantée et que depuis des mois on est en train de faire un truc qui ne va pas dans la bonne direction, qu’il faut le jeter à la poubelle ou le changer. C’est quelque chose qu’on essaie de réfléchir à partir de nos envies. Globalement, dès qu’on se dit qu’il y a un truc que plus personne n’a envie de faire et que ça commence à devenir vraiment chiant, on essaie de se dire : "Okay, on essaie de répondre à un besoin mais on y répond mal. Comment peut-on y répondre d’une manière qui nous semble jouable, intéressante et pertinente." Par exemple : pendant très longtemps on formait les personnes individuellement aux injections, et ça marchait assez moyennement, il y avait beaucoup de personnes qui ne s’autonomisaient pas du tout et qui revenaient toutes les semaines pour leur injection. Il y a deux-trois mois, on a commencé à faire des ateliers collectifs à 10 personnes, avec des cours théoriques, de la pratique collective etc. Ça a complètement changé le truc : maintenant, les gens ont envie d’animer les ateliers, on est en train de se faire des formations internes pour le faire. 90% des personnes deviennent autonomes en 1 mois maintenant. Alors qu’avant, je pense qu’on était plus sur du 30-40%...

É. : Il y a aussi eu des énormes galères d’organisation sur les commandes des hormones... Qui veut quoi... Où on commande...

L. : En Ukraine.

É. : En Ukraine, au Brésil... Et maintenant, quand il y a des gens sur Discord qui sont en mode "Hey ! J’aimerais bien des hormones injectables", je fais : "Okay ! Pouf, je te rajoute à une conversation ! Organisez-vous, faites votre commande groupée." En fait, c’est juste plein de petites mécaniques qu’on apprend au fur et à mesure, en pratiquant. Du coup parfois c’est un peu shlag, enfin ça marche pas toujours.

L. : Oui, les ateliers d’auto-injec’ ça a grave permis les commandes collectives par exemple. Des gens dépannent des fioles pour que tout le monde puisse s’injecter, sauf qu’à la fin, on se rend compte qu’il y a 4 personnes qui n’ont pas de fiole et on leur dit : "Hey ! Vous voulez pas vous parler et commander ensemble, et ça va aller mieux ?" En fait, vu qu’on est actives, on connaît un maximum de personnes, du coup si on crée un groupe avec notre énergie collective, ça motive les gens à créer aussi des trucs de solidarité... On essaie de centraliser de l’entraide, et de la disperser comme on peut. Mais on favorise aussi les réseaux d’entraide interpersonnels entre les personnes. Notamment parce qu’ils se basent beaucoup sur des oppressions communes. Par exemple, les meufs trans TDS qui traînent à l’instant T, elles se connaissent toutes. Les meufs trans handi, elles se connaissent aussi... Les meufs migrantes qui ne sont que arabophones par exemple, il y a tout un objectif de les faire se rencontrer pour qu’elles aient d’autres personnes avec qui parler arabe, ou parler de trucs spécifiques. En fait, la solidarité ça n’apparaît pas de nulle part, il faut du temps pour l’organiser. Et organiser la solidarité ça marche mieux que de combler soi-même tous les problèmes.

T de Radio Poudrière : Est-ce que vous pouvez raconter les injections ? Je me dis qu’il y a des gens qui ne savent peut-être pas comment ça marche, et pourquoi c’est aussi important.

É. : De ouf ! En gros, en France, les hormones injectables - les œstrogènes injectables - ne sont pas vendues et ne sont pas autorisées sur le marché. Ce à quoi on a accès légalement, ce sont des œstrogènes sous forme de patch, de gel, ou de pilules. Mais tous ces traitements ne sont absolument pas adaptés à des transitions de meufs trans. C’est fait pour des meufs cis ménopausées, des meufs cis qui ont différents problèmes hormonaux, etc.

L. : Pour le cancer de la prostate aussi pour les mecs cis.

É. : Ou pour la calvitie. Donc voilà, c’est pas fait pour nous de base. Du coup, typiquement, moi j’ai commencé avec des patchs, et j’atteignais des taux qui sont ridicules, du 95 picogrammes par nanomole, c’est vraiment rien du tout. À un moment donné, je me suis dit : "C’est bon, je veux des seins en fait", et j’ai commandé une fiole. La fiole permet d’avoir des gros pics d’hormones, maintenant j’ai des taux comme des meufs cis, et c’est chouette. En plus de ça, je ne dépends pas de tout un système médical qui n’est, de base, pas trop là pour m’aider. Les patchs étaient en permanence en rupture de stock, et puis twist ! Le labo a juste arrêté la production, donc voilà il n’y a plus de patch... Maintenant c’est le Dermestril ou je ne sais plus quoi... En fait, ça pose plein de problèmes : typiquement, le gel c’est plusieurs pressions par jour, il faut les faire à des moments bien précis parce que si tu dépasses un peu trop, ça fait des magouilles dans tes taux d’hormones et tu te mets à chialer le soir tu ne sais pas pourquoi. Tes taux, c’est des montagnes russes ! Ça veut dire aussi que jusqu’à la fin de ta vie tu as un patch collé sur ta peau... C’est chiant en fait ! Les pilules ça défonce tes reins, ton foie... Voilà, il y a plein de problèmes avec ces trucs-là parce que c’est pas du tout pensé pour nous. Par contre, moi, mon injection c’est une fois tous les 7 jours. Bon, ma vie c’est n’imp’ donc je respecte pas tous les trucs, mais normalement c’est tous les 7 jours. Ma fiole me coûte 30 balles et elle me dure un an et demi ! C’est quand même mieux... Ça, c’est pour les œstrogènes, l’hormone sexuelle qui permet d’avoir des boobs, mais il y a aussi les anti-androgènes qui vont bloquer ou contrecarrer les effets de la testostérone ou les effets qui vont à l’encontre de ceux des œstrogènes. On en a accès à plusieurs. Et typiquement ça montre pourquoi le système médical c’est de la merde : encore aujourd’hui il y a des endocrinologues qui vont prescrire de l’Androcur, un anti-androgène qui ne marche pas bien, qui fait des méningiomes, enfin c’est une grosse galère. Du coup, on a accès à d’autres anti-androgènes qui sont plutôt Decapeptyl, Spirolonactone, Bicalutamide, la progestérone aussi... Globalement, l’intérêt des injections c’est qu’on peut partir sur de la monothérapie : il n’y a pas forcément besoin d’anti-androgène pour contrecarrer la T [Testostérone], puisque les œstrogènes sont en-soi des anti-androgènes. Le cerveau fait : "Okay, il y a beaucoup d’hormones sexuelles dans mon corps, j’ai pas besoin d’en faire plus." Comme nous, on a des testicules, les testicules font : "Okay, bon pas besoin en fait !" Du coup il y a plus de T.

L. : Il y a aussi tout le problème lié au fait que c’est les médecins qui gèrent les dosages. Très clairement, il y a deux grandes tendances dans les dosages de THS [Traitement Hormonal de Substitution] aujourd’hui, c’est 1) il y a un sous-dosage en œstrogènes, qui est dangereux, et 2) un sur-dosage en bloqueurs de testostérone, qui est dangereux. L’Androcur par exemple : la WPATH - la société mondiale des traitements hormonaux pour les transsexuel·les - dit que le max c’est 10 mg par jour. Il y a pas mal d’endocrinologues en France qui prescrivent encore 200 mg par jour, ou 100 mg par jour... Et qui donnent ça et un peu de gel : ce truc-là ça vous met en carence d’œstro, vous n’avez pas assez d’hormones de manière générale dans votre corps, en plus vous avez de l’Androcur qui vous crame le cerveau et qui vous fait tomber dans la dépression. C’est un danger grave de santé publique. Et ce n’est pas que l’accès à un THS, c’est aussi l’accès à un bon THS. Sauf que les œstrogènes c’est un produit qui est contrôlé en France, l’achat est criminalisé, la production est criminalisée. Aujourd’hui, en Europe, les personnes qui s’injectent des œstrogènes c’est des meufs trans, du coup elles sont criminalisées pour leur action aussi.

É. : Pratique !

L. : Les infirmières n’ont pas le droit de nous former aux injections intramusculaires, c’est pour ça qu’on s’auto-forme. On s’est rendu compte en se formant nous-mêmes que les recommandations médicales n’étaient pas bonnes pour les injections qu’on faisait ! En gros, les aiguilles étaient beaucoup trop larges, et ça faisait beaucoup trop de tissus cicatriciels, avec des douleurs à long terme, et ça c’était pas bien du tout... De la même manière, si vous injectez des oestrogènes et que vous voulez utiliser une aiguille plus grande pour tirer le produit, il ne faut pas utiliser une aiguille trop large : il faut une 23 g maximum parce que sinon vous allez faire des trous dans le caoutchouc, et le caoutchouc va tomber dans votre fiole, et après vous allez faire des abcès et ça peut faire très très mal de s’injecter du caoutchouc dans le muscle. Tout ça c’est des trucs qu’on a appris sur le terrain et qui sont un peu plus développés aux États-Unis ou en Amérique du sud parce que les œstro’ injectables sont légaux. Et nous on est en train de développer une vraie connaissance pratique de ces trucs-là juste en tenant la salle d’injections, en voyant beaucoup de gens différents qui reviennent. Aussi on a fait une enquête, qui tourne encore, on a à peu près 500 réponses : on compare des meufs trans qui utilisent des THS classiques - gel, patchs... - et des meufs trans qui utilisent des injections. C’était pour montrer qu’il y avait un besoin, pour montrer qu’il y avait des différences aussi.

É. : Typiquement, le gel ou les patchs, c’est du transdermique, et on est pas toutes pareil niveau absorption transdermique : une go va faire 3 pressions par jour et elle va avoir des taux vachement plus élevés qu’une meuf qui va faire 8 pressions par jour... J’ai des meufs qui m’ont dit : "Moi je me mets 4 fois 3 pressions sur chaque bras toute la journée, et je ne comprends pas, mes taux ne dépassent pas 70, c’est bizarre." Mais en fait on n’est juste pas égales là-dessus, et les médecins sont à la RAMASSE. Littéralement, on forme nos médecins en fait.

J de Radio Poudrière : Et comment ça s’explique ? Il n’y a pas de recherche là-dessus, les gens ne sont pas formés ? Il y a personne qui travaille là-dessus ?

É. : J’ai un pote qui est passé en kiné et qui a eu accès aux manuels de médecine. Il me les a montrés. Le manuel fait genre 400 pages, et il y a une page sur la transidentité. Et c’est n’importe quoi ce qui est écrit dedans.

L. : En vrai il y a très clairement un manque de recherche, un manque d’intérêt. Après, il y a aussi un truc - particulièrement pour les meufs trans - de contrôle du corps des meufs et du contrôle des transitions. Il y a 10 ans, les meufs trans qui passait par le parcours officiel, elles ne pouvaient pas choper d’hormones si elles étaient lesbiennes, voilà...

É. : Ou grosses.

L. : Ou tarées, bref. Et ça existe encore ces trucs-là. Les thérapies de conversion [2] ça existe encore. La SOFECT [3], qui s’appelle Trans Santé France maintenant, existe encore. Tous ces trucs-là existent. Après, en France il y a un contexte particulier : il y a un pouvoir médical qui est assez fort, et il y a un très gros poids de la psychiatrie, qui a vachement influencé le truc. Et après, les trans en général, on n’est pas un marché lucratif pour les laboratoires pharmaceutiques, du coup si les labos ne veulent pas déposer d’AMM [Autorisation de Mise sur le Marché] c’est qu’il faut faire des études, c’est qu’il faut mettre de la thune sur la table pour pouvoir le faire, du coup ils ont la flemme.

É. : En plus les médecins, il n’y a rien du tout pour les encourager : il y a des médecins qui suivent des personnes trans, qui leur prescrivent des trucs tout à fait légaux et tout va bien, mais qui se font poursuivre par l’Ordre des Médecins, qui se prennent des procès au cul et qui sont interdits de pratique pendant un moment ! Quand tu risques ton métier parce que t’as filé des patchs à une go, ben peut-être que tu ne vas pas le faire, et il y a aucune motivation à faire quoi que ce soit.

L. : Sur ça, il y a des associations à Paris, et nous on aide un peu aussi maintenant, qui forment des médecins et créent un réseau de santé. On se base beaucoup sur des généralistes finalement, parce que les généralistes peuvent tout prescrire, et sont plus enclins à la formation que des endocrinologues par exemple (qui sont les médecins spécialistes des hormones). Aujourd’hui il y a des formations à l’hormonothérapie pour des généralistes, qui sont faites par des médecins allié·es et des personnes trans. Nous par exemple, on forme sur l’auto-médication aux œstro’ injectables parce que c’est notre sujet. Il y a tout un réseau qui se crée, en Bretagne aussi, et en fait dans chaque ville de plus en plus. C’est un truc super récent : il y a un an, nous à Paris, il y avait 3 médecins qui suivaient les injections. En un mois, on a rempli toutes leurs files actives. Et voilà, on n’avait plus de médecin qui suivait aux injections. Ça veut dire : rupture de parcours de soin ; on ne peut plus aller faire nos taux ; si on veut prendre de la progestérone avec les injections, ce qui arrive assez régulièrement, on n’a plus de progé’... Du coup il faut qu’on aille chez le médecin, qu’on mente, qu’on rate une injection pour montrer qu’on a des taux d’œstrogènes qui sont bas, et comme ça on peut se faire prescrire des hormones. Du coup, le rapport au milieu médical est compliqué à cause de ça aussi.

É. : Et puis il y a même juste la transphobie de base. Les médecins qui n’ont juste pas envie de le faire, et il y a aussi les médecins qui se disent "j’ai trop de travail avec les trans / Les trans ils sont sympas mais ils sont pas sympas je veux plus les voir" et qui arrêtent de les voir, et font juste leurs patients "normaux" (rires), leurs patients cis sexuels.

L. : Trop de problèmes.

T de Radio Poudrière : Comme c’est possible de faire tous ces trucs et de tenir en même temps une ligne politique super forte ? Est-ce que ça a toujours été là ? Est-ce qu’il y a des moments où vous devez rediscuter des lignes ?

L. : Il y a des trucs qui étaient là depuis le début, par exemple l’anticapitalisme, l’antiracisme, le féminisme... L’anti-carcéralisme aussi parce que c’était très ciblé sur la culture du cancel contre les meufs trans. Après c’est des choses qu’on rediscute, en ce moment on est en train de faire un programme politique justement parce qu’on trouve ça fun d’avoir un programme politique.

A de Radio Poudrière : C’est quoi un programme politique ?

L. : En gros on aimerait bien faire une feuille recto verso qui dise : nous, nos objectifs c’est de viser ça. Par exemple, un soir on s’est dit que maintenant qu’on avait une salle d’injection qui s’autogérait bien, on voulait un centre de santé trans autonome, on a un peu repris ça sur le modèle du planning familial. À la base, historiquement, le planning familial c’était ça, ça a un peu changé mais c’est encore un peu ça, et on s’est dit qu’il fallait la même chose pour les trans. Ou encore un salaire pour la transition. On est plein de meufs qui viennent d’horizons différents. Il y a des meufs qui viennent du milieu toto [autonome], des meufs qui viennent du milieu queer, des meufs qui n’avaient jamais milité avant. Il y a quand même un gros mood anar’ et ensuite il y a des convictions politiques qui viennent des galères qu’on se prend dans la gueule. Du coup comme il y a plein de galères différentes, les gens se forment sur des dynamiques d’oppressions ou sur des lignes politiques dont on avait pas forcément l’habitude, par exemple il y a eu un gros travail sur la toxicophobie qui est encore compliqué. Toi tu peux en parler.

É. : Quand on douille dans la vie, ça favorise les comportements addictifs. C’est arrivé que je fume avant l’instant T parce que sinon je vais pas le tenir. Du coup je rentre dans l’instant T, je fonce à la terrasse, j’allume mon pet et après je peux commencer à faire des trucs. Et je me prenais des remarques en mode "tu fumes ici mais c’est pas bien, en fait y a des gens qui fument pas et du coup peut être tu vas leur donner envie de fumer" ou des trucs comme ça. Il y a des meufs dans le collectifs qui s’injectent, qui consomment en iv [intraveineuse] ou en im [intramusculaire] et il y a une salle d’injection pour les hormones mais pas pour l’iv. Pourquoi il n’y a pas de salle pour les drogues ? Et pourquoi quand on en parle il y a autant de réticences ? Il y a de la toxicophobie là-dedans. Et puis, pareil, je me suis prise de la putophobie, je me suis prise du classisme aussi. Il y a toujours les mêmes oppressions que dans la vraie vie, on essaie de lutter contre et ça passe par le fait de réfléchir à une charte de règles pour l’Instant T.

L. : En gros on a un fonctionnement qui est assez auto-gestionnaire, on s’est souvent réparti le travail historiquement par commission. On a une ligne politique commune mais après les commissions utilisent les moyens de lutte qu’elles veulent, elles sont libres de faire leurs projets. Typiquement, l’hébergement en squat c’est venu du fait qu’il y a des meufs qui vivent et qui ouvrent des squats, du coup on va loger des gens en squat parce qu’on a accès à ces trucs-là. On a des meufs qui viennent du milieu queer un peu festif, du coup on va faire des soirées de soutien dans ce milieu-là parce qu’on va pouvoir se faire de la thune. En fait, nos réunions, c’est surtout pour prendre des décisions collectives, pour discuter de ces choses-là. Les décisions importantes on les prends en réunion mais après c’est clair qu’il y a une confiance mutuelle. Et dès qu’une personne hésite sur une prise de décision, elle contacte d’autres meufs, elle envoie un message sur notre Discord d’organisation interne pour dire "ok là j’ai besoin d’aide j’ai besoin d’un arbitrage" et on s’en occupe.

A de Radio Poudrière : En gros vous avez une organisation en commission mais vous discutez des décisions de ces commissions en assemblée ?

É. : Tous les mois on a une réunion générale du FLIRT où tout le monde est invité, d’ailleurs il y a même un défraiement. Ça permet d’avoir des gros thèmes et des grosses décisions qui sont prises ensemble avec vraiment un maximum de personnes du collectif. Il y a un ordre du jour qui est public, tout le monde peut venir ajouter un truc. Il y a aussi des réus qui sont juste au sein des commissions, et là on revient sur la charge qu’on prend, la charge qu’on peut prendre et la charge qu’on décide de prendre. On s’était dit que la règle c’était de ne pas s’investir dans plus de trois commissions. Elle est pas du tout respectée cette règle mais on essaie. Les personnes qui gèrent beaucoup de choses dans certaines commissions vont certainement pas avoir l’espace mental d’être au courant et de gérer les galères des autres commissions, du coup il peut y avoir des réunions à l’intérieur d’une commission. 

L. : Et aussi le soutien, la demande d’asile et tous les trucs médicaux... Il y a des personnes qui ont le VIH, tout le monde n’a pas besoin de le savoir, il y a des personnes qui sont dans des galères spécifiques, tout le monde n’a pas besoin de savoir. On peut pas débriefer de tout en réunion générale parce que la sécurité des informations est ultra importante. Les gens ont pas besoin de savoir qu’une personne sort de prison, il y a peut-être une personne qui le sait parce qu’elle l’a aidé à faire des trucs en sortie de prison. Vu qu’on fréquente toutes les mêmes cercles globalement, on a un instant de sociabilisation où il y a beaucoup de gens qui viennent, faut qu’on fasse super gaffe à la circulation des informations. Ça fait aussi que chaque commission a ses réunions internes et un fonctionnement vraiment propre au travail qui y est fait. La commission logement par exemple, c’est d’aller dans les squats, aller aux réunions, êtres présentes là-bas régulièrement. C’est pas le même truc que par exemple la commission "réduction des risques hormones" où là c’est plus de l’ordre de commander du matos, réfléchir au stock qu’on a. Chaque commissions a des tâches spécifiques et un type d’organisation spécifique. La trésorerie par exemple, c’est du gros boulot, et c’est deux personnes qui gèrent ça entre elles tranquilles, elles font les trucs et nous font des briefs de trésorerie. Globalement on demande à la trésorerie : "Bonjour, est-ce qu’il nous reste de l’argent s’il vous plaît ?" Et des fois la trésorerie nous dit : "Là cette commission a beaucoup dépensé, peut-être qu’on peut poser la question des budgets maximaux qu’on met pour tels ou tels trucs ?" Les défraiements c’est 15 euros, sauf que c’est chiant parce que c’est un billet de 10 et un billet de 5 et qu’avoir des billets de 5 aux distributeurs c’est très compliqué. Sinon il y a des moments où on a juste plus d’argent et on doit baisser les défraiements à 10 euros. C’est des arbitrages qu’on fait souvent en réunion ou sur le moment si on a pas le temps. Pareil, on a dû mettre une limite sur le soutien psy parce que c’était plus gérable financièrement. Il y a des dépenses où très clairement on est dans le rush, la commission est autonome et on lui fait confiance. Mais quand c’est sur des longs projets qui vont être mis en place ou des sortes de programmes, là il y a une discussion en réunion générale. Souvent, il y a des personnes qui disent : "Ah ok il y a un besoin sur ça, je vais essayer de bosser sur un plan pour prendre ce problème et ensuite, j’en parle en réunion, je vois les gens qui sont motivés, on fait un groupe de travail sur cette question-là ou on crée un truc directement si tout le monde est d’accord avec le plan."

É. : On a plusieurs canaux de communication. Typiquement la commission "soutien asile" a son groupe WhatsApp. On a aussi un Discord général où tout le monde a accès à tout, où on va discuter. Il y a aussi des bails de Signal suivant les informations.

A de Radio Poudrière : J’imagine que plus vous êtes connues, plus des gens entendent parler de vous, c’est exponentiel comme travail. Est-ce que vous avez la tentation de vous associer avec des trucs plus institutionnels ?

L. : Ah nous on prend tout ! On taffe pas mal avec des assos trans. À Paris, il y beaucoup d’asso trans, du coup on a grave de la chance sur ça. Par exemple il y a Acceptess qui est la plus grande asso trans de France, avec une dizaine de salarié·es. De base, c’est une asso de TDS migrantes d’amérique latine qui fait beaucoup plus de trucs maintenant, notamment parce qu’il y a le FAST - qui est un fond d’action d’urgence qui paie des chambres d’hotel et pas mal de trucs. On fait pas mal de redirection. Des personnes viennent à l’instant T et on leur dit d’aller par exemple demander quelque chose à Acceptess. Il y a une association qui s’appelle l’Espace Santé Trans qui fait beaucoup de formation, entre autres de santé, mais qui a aussi une permanence psy qui est gratuite. Du coup on réoriente les personnes vers les permanences. On bosse sur des projets collectifs. Il y a une grosse asso de réduction des risques qui s’appelle le SAFE avec qui on bosse depuis longtemps qui nous donne gratuitement les seringues et les aiguilles, bref tout le matos pour les injections. C’est la seule asso de France de RDR qui veut bien nous commander nos aiguilles spécifiques, donc on est trop contente. Avec cette association par exemple, on est en train de bosser sur un plaidoyer pour le ministère - on pensait jamais faire ça de notre vie mais voilà - pour demander à avoir des sortes de steribox (des kits d’injections en intraveineuse qui sont disponibles en CAARUD [Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues] ou en pharmacie mais c’est payant) pour les injections intra-musculaires d’hormones. Normalement, le plan c’est que ça commence en 2023, là on a le rendez vous en septembre avec le ministère.

A de Radio Poudrière : Est-ce qu’il y a des moments où vous vous dites que vous pourriez avoir des subventions ?

É. : En fait pour avoir des subventions faut être en statut associatif. Nous on est tout nouvellement en statut associatif, mais ça fait un an que ça se travaille parce qu’on est des galériennes, qu’on a des choses à faire dans la vie et qu’en vrai c’est super chiant niveau paperasse et niveau compta, etc. Et puis même, au niveau polique c’est une question qui se posait. Parce que passer en associatif ça veut dire une présidente, un comité d’administration peut-être.

L. : Il y a plein de manières de faire mais dès qu’il y a des salariées, ça change des questions de rapports de force et des trucs du genre. Quand on a des membres qui sont devenues salariées d’autres associations, on s’est rendues compte que le monde associatif c’est compliqué et qu’il y avait plein de trucs qu’on pouvait pas faire. Typiquement la charge de travail administratif ou même d’organisation d’une asso, elle est énorme. Une fois qu’on a des subventions, on doit rendre des comptes. Le seul truc qu’on a fait subventionner pour le moment, c’est une formation qui était organisée par une personne de TGEU [transgender europ] pour apprendre à faire une demande de subventions à des bailleurs de fond privés à l’échelle européenne, parce que c’est des dons qui sont donnés plus facilement et qui sont souvent sans contrainte. Ou c’est des dons larges. Mais le problème c’est que avoir une subvention pour un projet, ça change notre politique de travail, qui pour le moment est : les personnes font ce qu’elles ont envie de faire pendant le temps qu’elles ont envie. Une fois qu’on a de la thune pour un truc, ça veut dire qu’il y a une personne par exemple dont c’est le boulot. Il y a des gens dans le collectif qui adoreraient être salariées et qu’on adorerait salarier. Pour le moment on a pas, mais peut-être l’année prochaine... On voudrait faire mais ça prend beaucoup de temps…

É. : Et de thune.

L. : Et de thune, mais typiquement un truc qui est faisable et dont on a commencé a discuté c’est que si des personnes veulent monter un projet et s’occupent de trouver le financement : let’s go ! Mais du coup c’est dans les personnes qui ont monté le projet qu’il y aura la personne qui aura le poste probablement, c’est compliqué. Aussi il y aurait plein d’autres meufs qui sont sans papier qu’on aimerait salarier.

É. : Du coup on passe dans les prides vendre des stickers.

L. : Et on fait des formations aussi et des ateliers. On a fait deux fois un atelier (une fois dans un squat qui s’appelle la Cunda à Paris pour un festival d’autodéfense et une fois aux "Putains de rencontres" à Paris qui est un festival TDS). C’est un atelier qui s’appelle "Dépression et Burn-out : s’organiser avec et autour". Le titre est assez clair, c’est pour les personnes dépressives et en burn-out, et pour les personnes qui veulent aider des personnes dépressives et en burn-out. C’était pas mal pour nous. C’est un retour d’expérience sur comment on fait des trucs et sur les outils de lutte qu’on a mis en place. Et aussi pour que les gens nous filent leur retours d’expérience. Il y a aussi le même genre d’atelier que celui qu’on a fait ici sur l’auto-médication, où le but c’est de réfléchir collectivement au système médical. Nous on amène une perspective très particulière qui est celles des hormones, des oestros, etc. Mais il y a des outils qu’on peut transposer, il y a des collectifs historiques dont on s’est grave inspiré sur des trucs : le MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception) par exemple, les black panthers aussi sur des trucs. Ce savoir-là, sur les luttes anti-médicales et anti-psy, il est peu distribué, il y a peu de personnes qui sont formé.e.x.s à leur histoire ou même qui font de la passation. Dans les luttes trans, il y a le même problème et du coup un enjeu à se former.

T. de Radio Poudrière : Il y a des choses que vous avez pu sortir des ateliers sur le burn-out et la dépression ?

É. : Globalement ce qui ressort c’est juste qu’il faut s’organiser collectivement ensemble. Il faut se bouger même si on a pas l’énergie. Il y a personne qui va nous aider.

L. : Je pense que là où ça nous aide, c’est que faire des ateliers, ça nous oblige à nous poser autour d’une table et à discuter pendant 10h entre nous d’un sujet pour les préparer. C’est un taff de ouf de préparer des formations et des ateliers, et nous ça nous stresse donc on les prépare beaucoup. Ça nous permet d’avoir un retour réflexif sur ce qu’on fait, et les gens vont poser des questions ou parler de trucs qui vont nous donner des idées. Je pense qu’on se rend compte qu’on a fait des choses qui étaient vraiment smart, qu’on avait raison mais qu’on s’en était pas rendu compte. Par exemple, un truc dont on a parlé, c’est les groupes de parole. On est critique des groupes de paroles comme espace d’organisation. On trouve que les groupes de parole ça répond à certains besoin mais pas à tous. Et surtout les groupes de parole ça casse rarement le truc de l’isolement. Si le groupe de parole est pas organisé par une structure ou un collectif qui peut répondre au besoin qui est évoqué dans le groupe de parole, globalement ça va mettre 10 personnes dans la dep’, qui vont raconter leur traumas, et qui rentrent chez elles. Et ça c’est pas bien... Nous en tout cas chez les meufs trans, ça nous a fait trop peur. 

É. : Ça va super vite en plus...

L. : L’instant T est né de meufs qui étaient cringées par les groupes de paroles. Maintenant à l’instant T il arrive que des groupes de paroles informels se fassent, mais pour nous - c’est un truc qu’on a essayé de défendre pendant longtemps – ça ne marche pas de commencer l’organisation collective par des groupes de parole, à part si c’est de l’organisation collective purement affinitaire. Le problème du groupe de parole c’est que des dynamiques de groupes vont se créer, et que sans réseau de solidarité collectif, la solidarité va être purement affinitaire. Les personnes qui vont en avoir le plus besoin - celles par exemple qui ne viennent pas au groupe de parole - ne vont pas y avoir accès et ne seront pas détectées. Faire un espace de sociabilisation, avec des gens qui viennent toutes les semaines, ça permet de détecter les problèmes et d’avoir une vision plus large des problèmes. On y avait pas trop pensé au moment de créer l’instant T et maintenant avec le recul c’est un truc qu’on a.

E. : Je voudrais revenir sur un truc que j’ai dit. J’ai dit "il faut se bouger", mais c’était pas une injonction, c’était juste la solution à laquelle on arrivait. Mais on peut pas tou·tes se bouger. C’est un truc dont on a parlé dans l’atelier que j’ai animé avec une pote aux Putain de Rencontres : on s’est organisées parce qu’on pouvait être là, mais des gens ne peuvent pas être là parce qu’elles sont dans le bois. C’est juste ça, faut juste s’organiser, se motiver ensemble, essayer d’aller chercher le plus loin possible les personnes qui n’ont pas accès à ces réseaux-là.

L. : Nous c’est un vrai problème qu’on a en interne : comment permettre aux personnes qui ont le moins de temps et le moins de ressources de pouvoir s’organiser politiquement ? Sachant que ces personnes sont souvent celles qui vivent le plus d’oppressions croisées, donc leur avis est vraiment intéressant. C’est vraiment chiant que les personnes ne puissent pas venir, donc le défraiement par exemple a été fait pour ça. Les ateliers de formation seront défrayés aussi. Ça sert à rien de dire aux gens "bougez-vous, organisez-vous". Les personnes qui peuvent et ont le temps viennent. Venir à la Poudrière par exemple ça veut dire quatre jours sans taf... On vient parce qu’on veut transmettre une dynamique, si vous connaissez trois meufs trans dans leurs apparts qui sont en galère, faites-les se rencontrer, donnez-leur notre contact, nous on veut que des collectifs transfem popent partout en France. On y croit vraiment au truc de "par et pour" et de s’organiser entre nous, mais c’est galère... Il faut voir si la dynamique prend ou pas, mais on est vraiment contentes d’essayer. 

E. : En vrai souvent ça prend, il y a des collectifs qui se montent à droite à gauche, on est en lien avec des collectifs à Marseille, Strasbourg, Lille, Rennes,... Il y a des meufs qu’on a détecté dans nos instants T, avec qui on a commencé un suivi, et qui bougent à Marseille ou à Nantes. Mais comme on a des liens là-bas, le suivi peut continuer. Plus l’organisation se fait, plus les liens sont forts et plus on est derrière les autres. 

L. : Un truc dont on s’est grave rendues compte autour de l’espace de socialisation, c’est tout le problème de l’isolement. Dans le milieu militant trans il y a aussi des trucs d’isolement liés aux villes, notamment pour les personnes hors de Paris. L’île-de-France c’est l’endroit le mieux couvert par les professionnel·les de santé et les associations, et pourtant on a giga galéré... Donc on se doute que c’est encore plus galère à d’autres endroits. On essaie de participer à des rencontres collectives, on avait organisé une discussion à Paris 8 en janvier, où on avait invité des meufs de Marseille, de Grenoble, de Berlin,... pour discuter de ce qu’il se passait dans nos villes, des tips qu’on pouvait se donner. Pareil fin août il y aura un week-end transfem que des membres du collectif ont participé à élaborer. Aussi, s’il y a pas de meuf trans dans vos espaces, c’est soit que les meufs trans ne voient pas d’intérêt à venir, soit qu’elles ne peuvent pas y venir. Nous la seule manière qu’on a pour casser ça c’est de mettre en place des dispositifs et de partager nos outils le plus largement possible.

E. : Il y a énormément d’espaces festifs et militants qui sont ouverts a priori aux meufs trans mais où il y a tellement de frein pour y accéder qu’en fait il n’y en a pas. Typiquement, on fait une soirée mais elle coûte 10 euros... Mettre un stand de RDR avec juste des roule-ta-paille, c’est du papier... ce qu’il faut c’est des seringues pour les meufs qui s’injectent.

L. : Ou les mecs.

E. : Oui. On est une population très touchée par la toxicomanie, donc si t’as pas de quoi t’injecter ou pas d’espace pour le faire, tu ne vas pas venir à la soirée.

L. : Faire des espaces sans interactions ou des coins calmes. En fait, la plupart des trucs d’accessibilité pour les meufs trans, c’est des trucs d’accessibilité pour des personnes handies ou tox’, parce qu’on est ultra touchées par ces problématiques. On est 10 fois plus à risque sur le suicide que la population normale, sans compter les comorbidités. Il y a des aménagements que nous portons en tant que meufs trans mais qui touchent plein d’autres populations marginalisées. Tout le truc de l’accessibilité c’est une question ultra large et c’est dur de l’aborder. Quand je parle j’ai l’impression qu’on jette des pierres aux gens alors qu’on capte que c’est compliqué, nous on a ces mêmes problèmes d’accessibilité. Mais il y a pleins d’endroits où des trucs d’accessibilité commencent à se mettre en place, et il faudrait que ces endroits commencent à parler ensemble pour se mettre d’accord sur ce que c’est qu’un endroit accessible, faire une brochure pratique par exemple. Cleotis ou un autre collectif antivalidiste a fait une zine sur comment rendre son festival inclusif. Organisons-nous et formons-nous aussi entre nous.

T de Radio Poudrière : C’est trop bien de vous entendre parler de ça. Nous on a beaucoup parlé de ce qu’on était capable de faire et de ce qu’on voulait faire pour la Poudrière. Merci de dire ça, voir concrètement ce qui manque, ça nous fait trop progresser et ça donne des pistes concrètes.

L. : On en a parlé avec d’autres collectifs que vous avez invité et typiquement la manière dont vous invitez des collectifs c’est très bien. C’est comme ça qu’on invite des collectifs minorisés à des festival féministes.

A de Radio Poudrière : C’est comment ?

L. : On envoie une proposition, on dit qu’on peut défrayer le trajet, on dit qu’on peut donner X plages d’ateliers avec des moments pour préparer ça, ça veut dire que ce travail-là on a pas à le faire. La proposition est claire, cool, on a pas besoin de demander de l’argent pour le trajet. Les personnes qui sont venues n’auraient pas pu venir si le trajet n’était pas défrayé. Proposer de l’accessibilité c’est aussi anticiper des besoins primaires que les personnes auront. On peut jamais répondre à tout, mais on peut réfléchir aux besoins primaires auxquels on peut répondre collectivement. Le truc du défraiement dans le milieu autonome c’est grave compliqué à faire comprendre parce qu’on aurait des espaces "non marchands". Qu’est-ce que ça veut dire un espace non marchand ? Toi tu es dans un espace non marchand, mais des gens y vendent peut-être de la drogue, des tatouages, du cul, on est pas toutes dans les mêmes réalités de vie. Effectivement, quand tu vis en squat, que tu as accès à des réseaux de solidarité, que tu as le RSA ou l’AAH, tu peux vivre. Si tu as le RSA et que tu vis dans un appart, que t’as pas de réseau de solidarité, pas de récup’ toutes les semaines, et ben t’as faim. Donc tu te paies pas un billet de train pour Dijon. Il y a un truc hypocrite là-dessus où après on se demande dans les festivals : "On comprend pas pourquoi les personnes les plus marginalisées ne viennent pas." Ces personnes ne viennent pas parce qu’elles sont invitées sans l’être vraiment. La peur d’être la caution, le fait que ça coûte beaucoup de venir... Et qu’est-ce que ça rapporte ? On était contente de venir à plusieurs aussi, parce que si on vient à deux, on a la peur d’être trois meuf trans sur l’ensemble du festival, ce qui veut dire qu’on doit socialiser avec les gens, mais qu’est-ce qu’on fait si quelque chose se passe mal ? Est-ce qu’on le dit ? Si on le dit et qu’on s’embrouille avec tout le monde, on sera deux au milieu de 300 personnes et on va baliser... Ce truc-là a permis ça. Et aussi que vous ayez une organisation autour de la médiation qui soit carrée. Franchement bravo et je conseille à des personnes qui veulent organiser des trucs comme ça de vous contacter.

E. : Moi j’ai eu des mauvaises expériences dans des trucs où je suis allée en tant que membre du FLIRT ou en tant que meuf trans pour parler de la transidentité ou de la transmyso, ou en tant que pute ou whatever. Et au final, le truc était pas du tout adapté pour moi. Avec une pote on est allée à un atelier d’autodéfense pour apprendre des choses, et en fait c’était n’importe quoi... On est pas dans la même vie, la prof a commencé à faire des auto-massages pour l’immunité... Ma pote a dit qu’elle était là parce qu’elle s’était faite péter la gueule dans la rue deux jours avant. On faisait mal l’exercice, la prof a touché ma pote pour lui montrer, mais en fait tu touches pas les gens comme ça ! C’est juste des trucs trop cons, même si c’est évident comme mauvaises façons de faire, mais faut y penser. C’était un truc d’autodéfense queer en mixité choisie sans mecs cis hetero etc. mais au final t’es avec des meufs hétéra, qui étaient en mode "t’es plutôt il ou plutôt elle ?" On m’a demandé mon dead name ! Je sais pas...

L. : En vrai, on a eu pas mal de mauvaises expériences, notamment dans des milieux féministes et queer. Principalement dans ces milieux-là en fait. Donc on était assez stressées de venir ici. En fait, si les meufs trans ne viennent pas dans vos espaces féministes et queer c’est pour plein de raisons, et souvent c’est pas des raisons cools. Vous pouvez taper transmysoginie sur internet et ça peut vous aider. Si votre espace est queer et qu’il y a pas de meuf trans, posez-vous des questions. Et je suis pas en train de dire que vous êtes bêtes ou méchantes, mais c’est un problème structurel, et c’est un travail qui se réfléchit comme d’autres oppressions. Et on a aussi peu d’intérêt à venir comme token ou caution, il n’y a pas que nous qui disons ça, des meufs racisées disent la même chose, des collectifs de TDS disent la même chose aussi. Mais on a besoin de ces espaces, on vit aussi pas mal de la mysoginie et aujourd’hui on en est à trouver incroyable qu’une meuf cis exprime un soutien envers nous... Ça devrait être la base mais c’est pour vous montrer le rapport de force qu’on a... Nous à Paris, on s’est battues pour avoir de la place dans des squats, dans des réunions. Ça nous dérange pas de nous battre, on a plus rien à perdre donc on en a rien à foutre.

E. : On dit nous, mais c’est nous uniquement.

L. : Ouais, il y a des gens qui ont aussi give up le milieu féministe, et c’est des personnes qui en ont souvent très besoin. Nous on se bat aussi dans ces milieux pour que ces meufs puissent revenir et qu’il puisse se passer des trucs cools. Des gens pour se battre, pour se faire de la place, il y en aura toujours, aider les gens qui veulent se faire de la place plutôt qu’espérer que des gens arrivent c’est mieux comme outil.

E. : Il y a un truc que j’ai appris il y a pas longtemps, c’est que dans les années 80, les lesbiennes avengers, des meufs cis, allaient dans des évènements festifs et escortaient et protégeaient les meufs trans. J’ai appris ça et j’ai halluciné, parce que moi dans les évènements festifs, les meufs cis elles me touchent. Là c’est une grosse orga, de faire des escorts pour des gens, mais ça passe par des petits trucs. Comme le défraiement.

J de Radio Poudrière : Vous pouvez parler du défraiement ?

E. : Le fait de participer à cet espace de socialisation, c’est bénéfique pour la personne qui vient. Si le problème pour elle c’est l’argent, si on peut régler ça c’est cool. Participer à cet espace de socialisation, ça fait que cet espace existe. En vrai, une personne qui galère à venir parce qu’elle a pas les sous, p’têtre c’est parce qu’elle est minorisée d’une façon qui apporteraient des choses à l’espace qu’on veut créer. La putophobie que je me suis prise dans un instant T, il a fallu que moi pute je dise que les gens disent de la merde pour que ça change. 

L. : Nous on estime que c’est du travail militant, de s’organiser, de venir aux instants T. On dit que c’est un espace de soin sur la santé mentale et sur l’hormono. Comme c’est un travail, on considère qu’il peut y avoir du défraiement. C’est quelque chose qu’on a importé d’une asso qui s’appelle Black & Pink, une asso de soutien aux prisonnier·es LGBT [basée à Omaha, Nebraska, aux USA] qui est gérée par des ex prisonnier·es et qui a mis en place un défraiement pour que les gens viennent. On a une membre qui était dans cette association, qui est venue en France et qui a participé à lancer le collectif. Elle a dit qu’on devrait grave faire ça. Les réunions étaient déjà défrayées mais on est aussi passé aux instants T. Une critique qu’on nous fait souvent, c’est de dire qu’on donne de l’argent à n’importe qui n’importe comment, c’est un truc de droite style « les pauvres fraudent les aides sociales ». Mais en fait, le défraiement c’est exactement comme le RSA, plein de personnes devraient le toucher et décident de ne pas le prendre. Des meufs trans ne le prennent pas parce qu’elles veulent laisser l’argent au collectif. On ne demande pas de justificatifs mais on cite les critères. On ne demande pas à la personne quel est son critère, on ne fait pas de background check. Ne pas prendre les gens pour des abrutis, ça aide à ce que les gens ne soient pas des abrutis. C’est dur parce que c’est du travail d’explication, mais si on ne faisait pas ça on se serait retrouvées entre meuf trans blanche d’internet. Je trouve que le taff qu’on fait aurait zéro sens si on faisait pas ça. C’est une discussion qu’on a eu plusieurs fois dans le collectif, parce que c’est beaucoup d’argent, mais en fait si on veut que des meufs qui sont dans la galère puissent s’organiser, et pas juste que des meufs pas dans la galère fassent leur trans savior, c’est nécessaire. Donc c’est pour ça qu’on parle de défraiement. On sait aussi comment faire pour se débrouiller sans argent, c’est comme ça qu’on vit. Mais le défraiement du voyage, c’est de l’aide financière et c’est de l’aide d’espace mental, c’est juste une question qui n’est pas à gérer pour nous. Sinon ça veut dire arbitrer entre nous pour savoir si ça vaut le coup d’aller à un festival, combien de personne on peut envoyer, combien d’argent les personnes doivent ramener pour qu’on considère que c’est carré. C’est des dilemmes internes de ouf dès qu’on utilise de l’argent de la cagnotte. Est-ce que ce besoin est un besoin de survie ? Ça paraît con et horrible, mais juste on a de la thune entre les mains et on est responsable envers nos communautés de ce qu’on fait de cet argent. Être le plus juste possible c’est dur mais ça se fait, il faut de la rigueur. C’est pour ça qu’il faut le plus de gens différents, qui vivent le plus de trucs différents, c’est que ça aide à être juste.

E. : Au-delà de la thune, il y a aussi la déter’. Moi j’ai parfois des dilemmes internes sur est-ce que je sors de chez moi pour aller acheter du pain. Donc est-ce que ma présence ici est utile ? Est-ce que ça vaut la peine que j’utilise de mon énergie pour venir ?

L. : Parce que si on est là, ça veut dire qu’on est pas en train de faire du soutien à Paris, de préparer les formations, de gérer les potes en dép’,... Vu que les gens font ce qu’elles ont envie de faire et avec des investissements variables, parfois il y a pas grand monde de motivé et 4-5 personnes font tout. Alléger ce truc-là ça aide.

J de Radio Poudrière : On va peut-être arrêter l’interview, vous en pensez quoi ?

L. : Nous on peut s’écouter parler pendant des heures, on est ultra égocentriques !

T de Radio Poudrière : Nous aussi on peut vous écouter pendant des heures !

J de Radio Poudrière : Est-ce qu’il y a des choses dont on a pas parlé et qui sont importantes ?

L. : Si vous pouvez donner à la cagnotte, n’hésitez pas, elle est disponible sur insta et sur twitter, c’est fronttransfem@. On a même un helloasso pour les gens qui veulent des réductions d’impôts. Sinon pour les personnes transfem, bon courage ! N’hésitez pas à nous envoyer un message même si vous êtes loin, on peut vous filer un coup de main, on peut vous envoyer un colis, on peut faire des trucs, vous mettre en contact avec des gens.

E. : Promis j’ai aucun respect pour mes limites et ma santé mentale.

L. : Pour les mecs trans, organisez-vous s’il vous plaît. Pour l’anecdote, on a fait l’injection de personnes transmasc ici, et c’est quelque chose qui nous arrive tout le temps et qui nous fait tellement trop rire parce qu’on se demande pourquoi vous faites pas ça entre vous. Sinon pour un truc plus général merci pour l’invite, merci pour la pride, j’espère qu’il y aura de nouveau des trucs ici et qu’on sera invité. Et ça va bien se passer vous inquiétez pas, on va gagner un jour !

Merci merci merci.<3 <3 <3

Notes

[1L’interview a eu lieu juste après la pride 2022.

[2Les “thérapies de conversion” sont des pratiques “qui visent à modifier ou à supprimer l’orientation, l’identité ou l’expression sexuelles d’une personne lorsqu’elles ne sont pas conformes à la norme dominante perçue”. Ces “thérapies” s’appuient sur un postulat selon lequel l’homosexualité, la bisexualité et la transidentité sont des maladies qu’il conviendrait de guérir.

[3Société Française d’Études et de prise en Charge de la Transidentité, il s’agit d’un regroupement de pseudos “spécialistes” de la transidentité, connu pour pathologiser les personnes trans.

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