Le 30 août 2023, peu après midi, Roger Nzoy monte dans un train reliant Zurich à Genève. Quelques heures plus tard, il est mort, abattu par un policier à la gare de Morges.
Auparavant, cet homme de 37 ans, originaire de Zurich, a été remarqué par deux cheminots parce qu’il errait sur les voies ferrées. Nzoy souffrait de problèmes psychologiques depuis des mois. Dans les semaines qui ont précédé sa mort, il avait peur et se sentait persécuté. Ce lundi soir, les cheminots parviennent à calmer Nzoy. Celui-ci s’assied sur le quai pendant que les cheminots appellent la police à l’aide.
Mais quand la police arrive, la situation dégénère rapidement.
Selon la police, Nzoy, qui n’avait menacé personne jusque-là, tient soudain un couteau à la main et se précipite vers un policier. Celui-ci ouvre le feu. A trois reprises. Roger Nzoy meurt sur place. Cette issue tragique a suscité beaucoup de réactions et d’indignation dans l’opinion publique lorsqu’il a été révélé qu’une fois de plus, la victime était noire. Pour la quatrième fois en cinq ans, une personne noire mourrait entre les mains de la police vaudoise.
Jusqu’à présent, deux cas ont donné lieu à une procédure judiciaire. Le policier qui a abattu Hervé Mandundu, 27 ans, devant sa porte en 2016 à Bex, a été définitivement acquitté : il a agi en état de légitime défense parce que la victime tenait un couteau à la main.
Dans le cas de Mike Ben Peter, 39 ans, décédé lors d’un contrôle mené par six policiers lausannois en février 2018, les accusés ont également été acquittés en première instance. Le procès, qui s’est tenu à la mi-juin à Renens et à Lausanne, a suscité beaucoup d’attention de la part du public, car l’intervention brutale de la police a rappelé le meurtre de George Floyd aux États-Unis.
Lors du procès des six policiers, le procureur Laurent Maye a été particulièrement critiqué. La partie civile lui a reproché son inaction et sa partialité. Pendant l’enquête pénale, il n’avait guère cherché de témoins et n’avait interrogé les policiers accusés qu’une seule fois (après l’interrogatoire de police). De plus, juste après la mort de Mike Ben Peter, rien n’avait empêché les policiers de se concerter. Ainsi, les policiers se sont rendus ensemble au poste de police, où ils ont passé plusieurs heures ensemble avant d’être interrogés individuellement.
Le procureur Maye a également été vivement critiqué dans les médias pour sa passivité et son indifférence. Le « Tages-Anzeiger » a souligné que le procureur se comportait à l’audience comme s’il était étranger aux débats en ne soutenant pas l’accusation.
Laurent Maye est le deuxième plus haut procureur du canton de Vaud et dirige la division spéciale chargée, entre autres, des enquêtes sur les policiers soupçonnés de fautes. Il était dès lors d’autant plus déconcertant que le procureur ait abandonné sa propre accusation le dernier jour du procès et qu’il ait demandé l’acquittement de tous les policiers accusés. Il ne s’est même pas présenté à l’énoncé du verdict, mais a envoyé un substitut.
Or, c’est également ce procureur qui mène l’enquête pénale dans le cas de Roger Nzoy.
Il doit construire un acte d’accusation contre le policier qui a tiré trois coups de feu sur Nzoy à l’été 2021. Et dans ce cas encore, des soupçons de collusion planent.
Le traitement juridique de l’affaire avance lentement. Les proches doutent que justice soit rendue à leur parent. A Lausanne et à Morges, des militants ont placardé des affiches pour trouver des témoins. Une fois de plus, il semble que le public doive faire le travail des autorités de poursuite pénale.
Nouvelles déclarations du tireur
A l’été 2021, le Ministère public vaudois ouvre une enquête pour meurtre contre le policier qui a tiré sur Roger Nzoy. Lors d’un premier interrogatoire de police juste après le drame, le policier a déclaré à ses collègues qu’il craignait pour sa vie. En effet, Nzoy se serait précipité vers lui armé d’un couteau. Le policier dit s’être défendu : il n’aurait pas eu d’autre choix que de tirer.
Le policier, qui n’avait pas encore trente ans au moment des faits, a repris le travail à temps plein depuis le printemps dernier, comme l’a appris le média Republik. Il bénéficie, comme toutes les personnes impliquées, de la présomption d’innocence.
L’été dernier, le procureur Maye a convoqué ce policier pour l’interroger. Republik a pris connaissance des déclarations qui ont été faites à cette occasion.
Il en ressort que le policier incriminé a fait deux déclarations étonnantes. Elle le sont, car elles contredisent les éléments connus jusqu’à présent sur le déroulement des faits et apportent un nouvel éclairage sur les événements.
Premièrement : le policier a déclaré qu’il ne savait pas que Nzoy était dans un état de confusion. L’information de base transmise par radio était la suivante : une personne en danger se trouve sur les voies. Rien n’indiquait que lui, le policier, pouvait être en danger, a-t-il dit. Sur place, il a remarqué que Nzoy avait un « comportement étrange », comme il l’a expliqué au procureur. Il l’a perçu comme « agité ». Mais il n’avait pas reçu cette information au préalable par la radio de la police.
Toutefois, la police a écrit plus tard dans un communiqué de presse que Nzoy avait été annoncé comme « perturbé » [en français dans le texte]. En fait, le cheminot qui a appelé la police à l’aide avait pensé que Nzoy était « fou », comme il l’a dit à la police à l’époque. « A mon avis, il était suicidaire », a déclaré le cheminot lors de son interrogatoire.
Le flic qui a tiré : « Je ne me souviens pas non plus d’avoir vu le couteau lorsqu’il s’est précipité sur moi. »
Alors pourquoi le policier n’était-il pas au courant ? Et quelle a été l’influence de ce manque d’information sur son évaluation de la situation ? Ce sont des questions que l’enquête en cours et, plus tard, un éventuel procès devront éclaircir.
Deuxièmement, le policier a déclaré au parquet qu’il n’avait pas vu lui-même le couteau avec lequel Nzoy se serait jeté sur lui et qui lui aurait fait craindre pour sa vie. En tout cas pas lorsqu’il a tiré les deux premiers coups de feu sur Nzoy et que celui-ci est tombé en avant.
« Je ne me souviens pas non plus d’avoir vu le couteau lorsqu’il s’est précipité sur moi », a déclaré le policier au procureur. Auparavant, un collègue déjà présent sur le quai l’avait informé qu’un couteau était en jeu. Il aurait alors vu – à distance – « le soleil briller sur la lame ».
Doutes sur l’équité de la procédure
Ce n’est pas la première fois que les déclarations de la police dans cette affaire obscurcissent plus qu’elles ne clarifient. Juste après l’incident à la gare de Morges, la police avait affirmé dans un communiqué de presse que les policiers avaient prodigué les premiers secours. En réalité, ils sont restés plusieurs minutes sans rien faire autour de la victime avant qu’un passant ne se précipite à son secours.
Les proches de Nzoy ne doutent pas seulement des déclarations des policiers impliqués, mais aussi de l’action du ministère public qui doit enquêter sur la police.
Après l’audition des policiers en juin 2022, la famille de la victime a rapidement compris que ce n’était pas seulement le tireur qui devait être traduit en justice, mais aussi les autres policiers qui ont laissé Nzoy à terre, en sang, pendant plusieurs minutes. Des vidéos montrent qu’ils sont à genoux sur le corps inerte de Nzoy, qu’ils le menottent et le poussent avec les pieds. Mais personne ne semble vérifier s’il est encore en vie, et encore moins prendre des mesures de maintien en vie.
C’est pourquoi les proches souhaitent que l’enquête pénale soit élargie et que non seulement le tireur soit inculpé, mais aussi les autres policiers présents. Le chef d’accusation : non-assistance à personne en danger.
Dans une lettre datée de la mi-juillet 2022, le procureur Maye n’a pas répondu sur le fonds de la demande : il est trop tôt pour prendre une décision à ce sujet. Ainsi, les policiers – à l’exception du tireur – restent considérés comme des personnes appelées à donner des renseignements dans la procédure.
Cependant, le même jour, le procureur a accordé aux trois policiers l’accès au dossier afin qu’ils puissent lire leurs propres interrogatoires.
L’avocat des proches a fait appel de cette décision. Il insiste entre autres sur l’éventuelle extension de la procédure et le risque de collusion, c’est-à-dire que les policiers pourraient se concerter s’ils pouvaient lire leurs déclarations. Il estime que cela serait problématique si les policiers devaient ensuite devenir des accusés dans la procédure.
Or, le Tribunal fédéral a rejeté ce recours à la mi-juin.
Comme les policiers ont déjà été interrogés – même si c’est en tant que personnes appelées à donner des renseignements et non en tant qu’inculpés – « le risque de collusion peut être exclu ». Le Tribunal fédéral ne voit pas non plus dans quelle mesure l’accès des policiers au dossier pourrait compromettre une extension de l’enquête. Il ne se prononce toutefois pas sur la question de savoir si l’enquête doit être étendue à d’autres policiers. La partie civile demande donc à nouveau une extension de la procédure. Elle attend maintenant la décision du procureur.
Le Tribunal fédéral poursuit en expliquant que, selon le code de procédure pénale, les policiers auraient de toute façon la possibilité de consulter l’ensemble du dossier si, au cours de l’enquête, ils devaient passer du statut de simples personnes appelées à fournir des renseignements à celui d’accusés. Toutefois, le droit de regard n’est généralement accordé aux prévenus qu’après qu’ils ont témoigné en tant que tels.
Selon le jugement de la plus haute juridiction, les policiers ont désormais accès aux dossiers demandés. La famille de la victime craint qu’ils puissent désormais mieux se concerter – et que dans ce cas aussi, les choses se passent comme la plupart du temps lorsque des policiers tuent : on ne leur demande pas ou peu de rendre des comptes.