Pensées politiques Thème du mois

L’oppression mondialisée nécessite une résistance et une solidarité mondialisées.

Ce mois-ci, le collectif Silure est invité à proposer des articles sur Renversé. Nous avons choisi le thème de l’internationalisme, une décision motivée par la venue d’une délégation zapatiste en Europe cet été, mais également guidée par des discussions autour des rapports militants entretenus avec les luttes géographiquement éloignées. Il n’y a pas si longtemps, il était évident pour beaucoup que la révolution sandiniste au Nicaragua, par exemple, était un projet révolutionnaire qui concernait l’ensemble du monde.

Ce cinquième épisode propose un extrait d’un article d’Omar Barghouti, co-fondateur du mouvement de Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS). Il revient sur l’Appel BDS lancé en 2005 par une large coalition de la société palestinienne et partage des réflexions sur la solidarité internationale.

« L’injustice, où qu’elle se produise, est une menace pour la justice partout dans le monde, a écrit Martin Luther King Jr. Nous sommes pris dans un réseau inéluctable de mutualité, liés dans un seul vêtement de destin. » Ce réseau de mutualité n’a jamais été aussi évident qu’aujourd’hui. Presque tous les systèmes d’oppression contemporains ne peuvent être maintenus que par la complicité consciente de nombreux autres systèmes d’oppression, des États aux entreprises en passant par les institutions. L’oppression mondialisée nécessite une résistance et une solidarité mondialisées. Le mouvement BDS pour les droits des Palestinien-ne-x-s cherche à couper ces liens mondiaux de complicité avec le régime d’oppression coloniale d’Israël, ce qui constitue une première étape essentielle pour garantir les droits des Palestinien-ne-x-s en vertu du droit international.

Le mouvement BDS appelle à mettre fin à l’occupation israélienne de 1967, à démanteler son système institutionnalisé et légalisé de domination et de discrimination raciales, qui répond à la définition de l’apartheid de l’ONU, et à faire respecter le droit internationalement reconnu des réfugié-e-x-s palestinien-ne-x-s de retourner dans les maisons et les terres dont elles et ils ont été déraciné-e-x-s et dépossédé-e-x-s depuis le nettoyage ethnique de 1947-1948, ou Nakba. Ces demandes concernent les droits fondamentaux des Palestinien-ne-x-s de la bande de Gaza et de la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est (environ 38 % du peuple palestinien, selon les estimations statistiques de 2019), des citoyen-ne-x-s palestinien-ne-x-s d’Israël (12 %) et des personnes en exil (50 %). Environ deux tiers des Palestinien-ne-x-s sont des réfugié-e-x-s, des personnes déplacées à l’intérieur de leur pays ou vivant en exil.

Le mouvement BDS s’enracine dans des décennies de résistance populaire palestinienne non violente au colonialisme de peuplement et s’inspire du mouvement anti-apartheid sud-africain, du mouvement américain des droits civiques et, dans une moindre mesure, des luttes anti-coloniales indienne et irlandaise.

Ancré dans la Déclaration universelle des droits humains, le BDS s’oppose à toutes les formes de racisme et de discrimination, y compris le racisme anti-Noir, le sexisme, l’homophobie, l’islamophobie et l’antisémitisme. Selon le mouvement, l’identité d’une personne ne devrait jamais diminuer ou restreindre ses droits. Le mouvement BDS vise la complicité et non pas l’identité.

Encourager la solidarité et mettre fin à la complicité
La solidarité avec une communauté opprimée peut être motivée par un ou plusieurs des facteurs suivants : premièrement, par une horreur morale, mais charitable, de l’injustice où qu’elle se produise ; deuxièmement, par un engagement idéologique envers l’internationalisme, qui considère que les luttes de libération partout dans le monde contribuent à la défaite de l’impérialisme et, dans certaines variantes, à la marche vers le socialisme ; troisièmement, par un sentiment de responsabilité ou d’obligation de se tenir aux côtés des opprimé-e-x-s après avoir reconnu la complicité de son propre État ou institution dans l’oppression en question ; et quatrièmement, par la compréhension que cette oppression “lointaine” n’est pas seulement soutenue par son propre État ou ses propres institutions, mais qu’elle est intersectionnelle, ou organiquement liée à l’oppression domestique.

Le BDS se concentre sur ces deux derniers facteurs, souvent liés entre eux : le devoir d’être solidaire des personnes opprimées et la compréhension que l’injustice dans d’autres régions géographiques est liée à l’oppression nationale. Les luttes internationales contre l’injustice du siècle dernier jettent une lumière vive sur les liens de complicité et les perspectives de libération commune. Le mouvement international contre l’apartheid en Afrique du Sud, en particulier, a marqué un changement radical dans la signification même de la solidarité internationale. Alors que le soutien cubain, algérien et palestinien en matière d’armement et de formation pour la résistance anti-apartheid s’inscrivait dans la tradition anti-impérialiste de solidarité entre les États et les mouvements révolutionnaires, l’African National Congress a exhorté les citoyen-ne-x-s, les syndicats, les églises et les mouvements sociaux de masse occidentaux à compléter cette solidarité traditionnelle en soutenant directement la lutte de libération en Afrique du Sud en coupant les liens commerciaux et de complicité, essentiellement occidentaux, qui maintenaient en vie le système d’apartheid. […]

Confronter la logique d’élimination des colons
Israël est déterminé à achever le projet colonial sioniste d’effacer (et, parfois, de s’approprier) le passé, le présent et l’avenir du peuple autochtone de Palestine - ou ce qu’Edward Said a appelé « faire disparaître » les Palestinien-ne-x-s. Pendant des décennies, Israël a perpétré des actes dont les enquêteurs de l’ONU ont récemment conclu qu’ils « peuvent constituer des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité ». La liste des détails inclut (mais ne se limite pas à) son siège brutal contre près de deux millions de Palestinien-ne-x-s à Gaza (ou ce que Richard Falk, ancien rapporteur spécial de l’ONU pour les droits de l’homme, appelle un "prélude au génocide"), et son accaparement des terres, la construction de colonies illégales et le nettoyage ethnique progressif dans Jérusalem occupée, la vallée du Jourdain et le Naqab (Néguev). C’est à cela que ressemble la Nakba palestinienne qui se poursuit.

Bien que le paradigme de la résistance mondialisée puisse s’appliquer à toutes les luttes contemporaines contre l’injustice, il est plus évident dans les situations de colonialisme de peuplement, où les oppresseurs ne cherchent pas seulement à soumettre les opprimé-e-x-s, à les exploiter et à usurper leurs ressources, mais à les remplacer complètement.

A des degrés divers, la « logique d’élimination » de la population indigène par les colons a été mise en œuvre aux Etats-Unis, en Australie et au Canada. Lorsque l’élimination totale n’est pas possible, les colonisateurs comprennent que pour que leur projet prospère, ils doivent soumettre et finalement domestiquer la population indigène colonisée, y compris par l’isolement. Le leader sud-africain de la conscience noire Steve Biko, a affirmé : « L’arme la plus puissante entre les mains de l’oppresseur » (pour parvenir à cet isolement), est de contrôler « la pensée des opprimés ». Depuis l’Afrique du Sud de l’apartheid jusqu’à la Palestine d’aujourd’hui, cette intuition de Biko s’est révélée être prémonitoire. Lorsque les colons n’ont pas réussi à anéantir les indigènes, ils ont adopté la stratégie consistant à infecter nos esprits du virus fatal du désespoir par la déshumanisation, l’isolement et l’écrasement violent de toute résistance par une force disproportionnée et une sauvagerie préméditée.

Le projet sioniste de colonisation de la Palestine, soutenu par les Britanniques, qui a commencé réellement dans le premier quart du vingtième siècle et se poursuit encore, a constamment cherché à coloniser non seulement la terre des indigènes palestiniens, mais aussi nos esprits. […]

C’est ainsi que la lutte pour la libération de la Palestine a toujours été focalisée sur le fait de décoloniser les esprits palestiniens de l’impuissance et du désespoir profondément ancrés qui peuvent les inhiber, et s’engager - comme dirait Paulo Freire - dans une praxis, un processus radical de résistance, de transformation et d’émancipation globalisée et pleine d’espoir. Après tout, l’espoir qui émane d’une résistance populaire efficace, couplée organiquement à une solidarité internationale fondée sur des principes, est résilient et contagieux. Malgré des décennies de purification ethnique israélienne impitoyable et de brutalité coloniale, rendue possible principalement par l’Occident, les Palestinien-ne-x-s n’ont pas abandonné. Nous continuons à résister à l’oppression et à affirmer notre quête d’émancipation, d’autodétermination et d’égalité des droits pour tous les peuples.

C’est précisément la raison pour laquelle Israël a alloué d’énormes ressources humaines, politiques et financières - y compris un ministère consacré à cette tâche avec un budget de plus de 70 millions de dollars - dans sa guerre désespérée contre BDS. Il voit à juste titre que le BDS fournit une forme particulièrement puissante et porteuse d’espoir de résistance non-violente enracinée, antiraciste, intersectionnelle, contemporaine et sensible au contexte, qui remet également en question de manière stratégique et efficace la sauvagerie et l’impunité criminelle d’Israël. […]

Le plus grand syndicat d’agriculteurs en Inde, qui compte seize millions de membres, a adopté le BDS en raison de son sens aigu de l’internationalisme, ancré dans le rôle historique de l’Inde en tant que principal soutien des mouvements de libération, et d’un engagement tout aussi fort à résister à la prise de contrôle du secteur agricole indien par les criminels israéliens et autresi. En 2015, une déclaration de Black for Palestine a approuvé BDS et l’appel au boycott de G4S, la plus grande entreprise de sécurité au monde qui était complice de l’emprisonnement de Palestinien-ne-x-s par Israël pour des motifs politiques, parce qu’elle était également complice du système d’incarcération privé aux États-Unis, qui cible de manière disproportionnée les jeunes hommes noirs et racisés.

Le Comité national palestinien BDS (BNC), la plus grande coalition palestinienne qui dirige le mouvement BDS mondial, a été parmi les premiers mouvements à se solidariser avec la tribu sioux de Standing Rock dans sa lutte contre le Dakota Access Pipeline. Sa déclaration de 2016 disait : « Le BNC soutient la restauration de toutes les terres garanties par traité aux Sioux de Standing Rock et à toutes les autres nations autochtones. En tant que Palestinien-ne-x-s autochtones, nous nous engageons à être solidaires des peuples autochtones du monde entier, y compris de l’île de la Tortue, dans leurs luttes pour la justice, l’autodétermination, la restauration des droits et le respect de leur héritagex. » En tant que peuple autochtone, les Palestinien-ne-x-s reconnaissent le lien entre le rôle impérialiste que jouent les États-Unis dans le monde entier et l’oppression raciste des peuples autochtones par les États-Unis. […]

Mais pourquoi une personne ordinaire en Occident devrait-elle aujourd’hui être solidaire de la lutte des Palestinien-ne-x-s pour leurs droits à un moment où son propre pays peut souffrir de l’augmentation du chômage, de la pauvreté, du racisme systémique et de la détérioration des soins de santé, de l’éducation et des infrastructures, en particulier compte tenu de la crise du Covid-19 ?

Une réponse qui met l’accent sur la dimension de responsabilité de la solidarité est fournie par l’ancien leader sud-africain de la lutte contre l’apartheid, l’archevêque Desmond Tutu, qui a déclaré : « Si vous êtes neutre dans des situations d’injustice, vous avez choisi le camp de l’oppresseur. »i Si vous êtes citoyen-ne-x d’une société relativement démocratique, comme les États-Unis, qui est complice des crimes de guerre israéliens contre les Palestinien-ne-x-s, des massacres saoudiens et émiratis au Yémen, des escadrons de la mort en Amérique latine ou d’autres violations graves des Droits de l’Homme, votre "neutralité" revient à accepter cette complicité et, en fait, à vous ranger du côté de l’oppresseur. Votre solidarité, même au niveau élémentaire de l’action visant à couper les liens criminels de votre État, ainsi que des sociétés ou institutions qui y sont basées, devient alors un devoir moral.

À un niveau supérieur de solidarité, au-delà de la responsabilité envers l’autre opprimé, le terrain commun de la résistance à l’oppression mondialisée est ainsi reconnu et nourri.

La complicité d’une société américaine, comme Hewlett-Packard ou Caterpillar, dans les graves violations par Israël des droits de l’homme des Palestinien-ne-x-s déclenche une responsabilité impérieuse pour les citoyen-ne-x-s américain-e-x-s d’agir en solidarité avec les Palestinien-ne-x-s au-delà de l’appel du devoir de l’internationalisme altruiste qui prévalait dans les années 1960 contre la guerre génocidaire des États-Unis au Vietnam. Cependant, la découverte de l’implication de ces mêmes entreprises dans l’exploitation et l’oppression des travailleur-e-x-s, des communautés de couleur et d’autres personnes aux États-Unis, fait passer cette solidarité du domaine de la responsabilité envers "l’autre" à l’exploration de l’impératif de luttes communes contre un ennemi commun. La solidarité se transforme ainsi d’un acte de don vers l’extérieur en une composante intégrale des luttes vers l’intérieur également.

Liés dans un même tissu de destin, comme le dit King, les oppresseurs sont plus unis que jamais, et les oppressions sont plus intersectionnelles que jamais. Il est grand temps d’explorer l’intersectionnalité des résistances contemporaines et globalisées. Divisées, elles échouent ; unies, elles l’emportent, ou du moins elles maximisent leurs chances de succès.

P.S.

Extrait du texte d’Omar Barghouti 2020 “Boycott, Divestments & Sanctions : Globalized Palestinan Resistance to Israel’s Settler Colonialism and Apartheid” Texte original en anglais : https://www.palestine-studies.org/en/node/1651268

Autre article d’Omar Barghouti, “All We Need Is Some More Courage From the World”, 14 mai 2021, The Nation : https://www.thenation.com/article/world/palestinian-resitance-hope/

Traduction : « Tout ce dont nous avons besoin est d’un peu plus de courage de la part du monde », 16 mai 2021 : https://www.bdsfrance.org/tout-ce-dont-nous-avons-besoin-est-dun-peu-plus-de-courage-de-la-part-du-monde/

Le site internet de la campagne internationle BDS : https://bdsmovement.net/
Le site internet de BDS Suisse : https://www.bds-info.ch/

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