Sommaire
Le véritable mensonge n’est pas celui que l’on fait aux autres, mais celui que l’on se fait à soi-même. C’est la façon dont nous piétinons quotidiennement nos propres perceptions. Si bien que tant qu’il ne sera pas question de vérité, il ne sera question de rien [1]. Voilà ce que Nicole Belloubet essaya d’enterrer par ses déclarations assurant qu’il n’existait pas de comparaison possible entre l’affaire George Floyd et celle d’Adama Traoré.
Le 25 mai 2020 à Minneapolis (Minnesota, États-Unis) George Floyd est interpellé par quatre policiers, plaqué au sol et immobilisé violemment, l’un des policiers exerçant une pression du genou sur son cou pendant neuf minutes. Son agonie et son décès sont filmés par des passants. Il déclare à plusieurs reprises qu’il ne peut plus respirer.
Cette scène se répète tristement et la liste est longue. Adama Traoré et Cédric Chouviat sont décédés récemment dans des circonstances analogues.
Les commentateurs français de la mort de George Floyd n’ont cessé de rappeler à quel point les États-Unis et la France étaient des pays différents, avec une société et une histoire différente. Soit.
Mais ces différences ne dissimulent pas le fait qu’il s’agit ici d’une unique situation politique. La « bavure » n’est pas un fait isolé ou une exception, mais ce qui caractérise le fonctionnement routinier de la police. Est-il encore possible de nier que les évènements que nous venons de citer sont inséparables de l’affaire des policiers de Rouen ou des révélations du site d’information streetpress.com concernant l’existence de groupes Facebook de milliers de membres, tous, issus des forces de l’ordre (policiers et gendarmes) et dont les messages et commentaires sont racistes et sexistes ?
Cette actualité funeste a pour mérite de mettre en lumière certains aspects systémiques de l’institution policière. Le racisme, la misogynie et le suprémacisme blanc sont des éléments communs aux différentes forces de police occidentale. Et parce qu’elle est une institution qui pour fonctionner doit bénéficier de la confiance de tout un chacun et jouir d’une réputation d’exemplarité et d’impartialité, la police est dorénavant exposée comme une institution en crise. C’est en analysant ses formes de discours (écrits et oraux) que l’on comprendra que non seulement il ne s’agit pas de situations éparses contenant des similitudes, mais qu’il s’agit bel et bien d’une même situation se prolongeant à l’infini, mais par ailleurs que la crise dont nous parlons est une crise de la masculinité dont la police est le symbole. Dès qu’il s’agit de regarder d’un peu plus près les idées, les représentations et le rapport au monde des policiers, c’est à chaque fois la dimension politique de la sexualité qui fait irruption dans le discours, le policier étant par excellence le garant de l’ordre symbolique masculin. Or, nous le verrons, ces discours ne sont pas réactifs. Ils sont construits, représentent des tendances et sont structurés par des idées politiques. Ils ont également une histoire et des ancêtres.
Notre étude de cette crise de la masculinité aura pour ambition de contribuer au formidable mouvement mondial contre le racisme et les crimes de la police dont Black Lives Matters s’est fait le relais, poursuivi en France par des collectifs comme Justice pour Adama.
Question de genre : la misogynie
Décembre 2019. Alex, un policier noir de 43 ans, en poste à l’unité d’assistance administrative et judiciaire (UAAJ) de Rouen constate, sur le téléphone d’un collègue, que son nom est cité dans les messages d’un groupe WhatsApp composé d’une dizaine de policiers. En y regardant de plus près, il prend la mesure du racisme et de la misogynie des propos qui sont endémiques au sein de ce groupe. Le témoignage d’Alex est accessible ici.
Le discours des policiers à propos des femmes suit un schéma précis. D’abord, il s’agit d’une plainte. Chaque individu se plaignant des femmes. Femmes, toujours mentionnées au pluriel et toujours anonymes. Leur discours trahit une terrible envie de reconnaissance et une haine envers les femmes de ne pas percevoir leurs valeurs. Derrière les critiques, derrière le racisme plane cette question qui résonne en chacun de ces hommes : pourquoi pas moi ?
« Après, pour ce qui est des filles comme tu disais qui aiment bien les bâtards, parce qu’en fait, pour elles, c’est des mecs qui représentent la sécurité, tu vois, elles se sentent en sécurité avec des gros bâtards comme ça, parce que les mecs comme toi et moi qui sont trop gentils tu vois, qui ne sont pas des connards ou des cassos, elles les croient beaucoup trop faibles ».
Parlant de ses échanges avec ses collègues féminines, un des policiers avance que si les femmes de son unité prenaient connaissance de ses opinions politiques, plus aucune ne lui tournerait autour. Le policier se reprend et finit par dire : « ne m’adresserait plus la parole ».
Il faut donc comprendre que chaque interaction avec une femme est perçue comme un rapport sensuel en puissance.
« Tôt ou tard, elles vont finir par le payer quand il y aura l’effondrement économique ils ne sauront pas les protéger par exemple ».
En second lieu, il s’agit pour ces hommes de retrouver leur puissance perdue, leur masculinité. D’un côté, le besoin vital d’amoindrir les femmes, d’en faire des êtres à protéger, mais aussi à encadrer de par leur irrationalité. De l’autre, l’exaltation du groupe des hommes passant par le partage de pratiques communes, ici l’achat illégal d’armes à feu, phallus retrouvé, puissance reconquise.
« Moi par exemple, je suis un mec qu’elles trouvent beaucoup trop faible et beaucoup trop gentil. Méfie-toi de l’eau qui dort. Parce que moi, j’ai des armes par contre. Donc, avec des armes, je serais capable de pouvoir défendre, la défendre mieux que le gros bâtard qu’elle a choisi. Mieux que son singe ».
Un autre trait marquant de ces propos concerne l’irruption du sexuel dans le champ social dès l’apparition d’une femme. Le rapport désir/haine exprimé dans les propos virils vient doubler le discours sur le féminin, l’être à protéger devient l’être faible et vil.
« À la limite, ya que des pétasses comme X qui peuvent encore survivre parce que suivant quelle bite elles vont sucer, elles survivront. »
On retrouve ce même discours doublé lors de l’unique moment où la catégorie « les femmes » acquiert une coloration politique :
« Ya les féministes, tu sais pas sur quelle fesse elles dansent ces grosses putes ».
Si les policiers parlent toujours des femmes, des choix des femmes ou du comportement des femmes, c’est que s’exprime en eux, l’impossibilité d’un rapport épanoui avec celles-ci.
Le désir qui transpire partout de ces discours haineux vient s’écraser sur le mur de la représentation sociale.
Parce qu’ils sont « trop gentils », ces hommes vivent leurs relations avec les femmes sous le poids du mépris ou du défaut de reconnaissance de celles-ci. Eux, les hommes bien, les gardiens des valeurs et du respect passent au second plan, mâles bêta, sous-hommes.
’’Le subalterne [2] , c’est celui que ceux qui sont comptés, qui ont leur place dans la société, ne calculent pas. La subalternité sexuelle, c’est le fait de ne pas “compter” pour les autres, sous l’angle de la sexualité — de ne jamais être calculé quand la sexualité est en jeu dans les relations humaines’’ [3].
INCELS
Les discours et attitudes des policiers dont il est question trouvent un écho particulièrement troublant dans les communautés incels [4].
La construction de ce genre de discours se retrouve partout en occident, particulièrement sur les réseaux sociaux. Les réseaux sociaux permettent un en-dehors qui se superpose à la réalité. Alors que les policiers sont en service, ils vivent un en-dehors paradoxal, sans filtre, total.
Plainte contre l’injustice de ne pas avoir accès aux femmes, d’être rejetés par celles-ci au profit d’hommes jugés inférieurs, besoin d’affirmation de sa virilité contre la « faiblesse » des femmes, tels sont les fondements de ces communautés virtuelles réunissant des dizaines de milliers d’hommes. Non seulement leurs idées à propos des femmes sont identiques, mais en outre l’articulation des idées, les constructions grammaticales, les expressions se confondent de manière terrifiante. Preuve d’une crise de la masculinité et de ses représentations. Crise profonde. Crise occidentale. Crise dont la visibilité se manifeste au travers de ses éléments les plus clivants. Le Southern Poverty Law Center, qui surveille les idéologies haineuses aux États-Unis, vient d’ajouter des groupes de « suprémaciste masculin », dont les Incels, dans sa cartographie.
Elliot Rodger, étudiant californien métis issu d’une famille bourgeoise d’Hollywood, se fit tristement connaître par l’assassinat de cinq personnes. Il en blessa quatorze autres avant de se donner la mort. Dans le récit posthume de sa vie, My Twisted World : the story of Elliot Rodger, celui-ci expose son mal-être et sa solitude provoqués par le rejet des femmes.
« Comment un garçon noir, inférieur et laid pouvait-il avoir une fille blanche et pas moi ? Je suis beau et je suis à moitié blanc moi-même. Je descends de l’aristocratie britannique. Il descend d’esclaves. Je le mérite plus. »
« Il n’y avait plus aucun intérêt à ma vie. Je n’allais jamais perdre ma virginité. Je n’allais jamais avoir de petite amie. Parce que les filles sont repoussées par mon apparence, je n’allais jamais avoir d’enfants et transmettre mes gènes. La seule façon dont j’aurais pu être assez digne de belles filles, c’est si je devenais riche à un jeune âge, et la foi en cette possibilité s’était évanouie. Il n’y avait plus d’espoir. Je n’aurais jamais de relation sexuelle, jamais d’amour, jamais d’enfants. Je ne serai jamais un créateur, mais je pourrais être un destructeur. La vie a été cruelle avec moi. L’espèce humaine m’a rejeté toute ma vie, malgré le fait que je sois un gentleman idéal et magnifique. »
« Le mal ultime derrière la sexualité est la femelle humaine. Elles sont les principales instigatrices du sexe. Elles contrôlent quels hommes l’obtiennent et lesquels n’y ont pas droit. Les femmes sont des créatures imparfaites. Elles pensent comme des bêtes et en vérité, elles sont des bêtes. Les femmes sont incapables d’avoir une morale ou de penser rationnellement. Elles sont complètement contrôlées par leurs émotions dépravées et leurs impulsions sexuelles viles. Pour cette raison, les hommes qui expérimentent les plaisirs du sexe et le privilège de se reproduire sont les hommes qui attirent sexuellement les femmes… des hommes stupides, dégénérés et odieux. J’ai observé cela toute ma vie. La plus belle des femmes choisit de s’accoupler avec le plus brutal des hommes, au lieu de magnifiques messieurs comme moi. Les femmes ne devraient pas avoir le droit de choisir avec qui s’accoupler et se reproduire. Cette décision devrait être prise par des hommes intelligents et rationnels. »
Nous exposons ici ces longs extraits, car Elliot Rodger est devenu une icône de nombreux incels, et son discours est emblématique de la misogynie contemporaine cherchant à colmater les escarres de la masculinité.
Comme le soulignent brillamment Alain Naze et Alain Brossat dans Ordo Sexualis, le fétichisme du « choix individuel », le fait d’être choisi comme partenaire par une femme, de sortir du lot, d’être élu, repose largement sur un mensonge. C’est d’ailleurs pour cette raison que les hommes dont il est question ici conçoivent le féminin uniquement au pluriel. « Les femmes ne me comprennent pas ». « Les femmes ne m’ont pas choisi ». « Pourquoi n’ai-je pas été choisi ? ». Le choix serait ainsi une sorte de code secret entre VÉNUS et MARS. Or, on voit bien comment l’énoncé du choix individuel va se mettre à « fuir en flots saumâtres lorsque le sujet individuel qui énonce ses préférences, le fera dans des formes comme : “Moi, je ne coucherai(s) jamais avec un Arabe !” ou, aussi bien, inversement : « Moi, je ne baise qu’avec des Noirs, jeunes de préférence ! », etc. Que les choses s’énoncent ou se pratiquent dans l’horizon d’une catégorisation implicite ou explicite des partenaires sexuels éventuels, dans des termes positifs (le désirable) ou négatifs (le non désirable) — c’est chaque fois la dimension politique de la sexualité qui revient au galop [5].
Discrimination sociale
Qu’il soit question des hommes « gentils » ou « protecteurs » de la police de Rouen ou de l’archétype du gentleman affirmé par Elliot Rodger contre les Chads [6], la question sociale, celles des statuts des symboles et des valeurs, prend une importance particulière. Car la volonté de rétablir l’ordre, la volonté de retrouver la place symbolique de l’homme, s’exprime non seulement par la misogynie, mais également par la domination de ses hommes sur d’autres par leurs statuts, leurs emplois, leur naissance ou leur prestige.
« Moi, je vous le dis, c’est officiel, avec ce que je viens d’entendre, c’est une pute à nègre. C’est même sûr. Le problème, c’est que de la part d’une fille de prof, à la limite, je comprends, pour moi c’était logique. Mais son père est CRS putain ».
Ici, le prestige et le respect associé à une fonction, à une fonction « de la maison », à une fonction familière, sont placés au-dessus des rapports humains entretenus avec la femme dont il est question. Le sous-texte de cet extrait est évidemment celui qui consiste à dire que les professeurs, en plus de ne faire que discourir en opposition au policier qui est garant de l’action, ne sont que des agents du désordre, des gauchistes qui entretiennent les idées reçues et la mauvaise image de la police. Le glissement vers le registre politique permet de marquer une rupture symbolique dans le rôle des professions respectives. Pour les policiers, la fonction de « gardien », de « protecteur » de l’ordre social et de ses valeurs est incompatible avec des fonctions et des métiers qui favoriseraient la dissidence, l’esprit critique ou le désordre.
La fonction de « protection » dans la police est particulièrement importante, c’est elle qui réalise l’opération métonymique par laquelle le policier devient l’homme en général. Protéger prend un sens double ici. Protéger physiquement devient protéger financièrement. Le salaire jouant comme critère de virilité, de fiabilité, de constance.
« Tôt ou tard, elles vont finir par le payer quand il y aura l’effondrement économique, ils ne sauront pas les protéger par exemple ».
« Ce que ces putes n’ont pas compris, c’est que ça a beau être des racailles, des cassos… ».
Le mot « cassos » est charnière puisque sans définition précise, il permet de définir deux camps irréconciliables. Celui des hommes « bien », des bons pères, des bons agents. Avec des valeurs, une stabilité et un rôle social. Et de l’autre, celui des gens de peu de moyens bénéficiant d’aides pour réussir à vivre, cachant en réalité pêle-mêle les banlieusards, les pauvres, les non-blancs, les marginaux et tout ce que la gauche extra-parlementaire compte de militants et d’irréductibles.
Le discrédit lié aux moyens financiers est une manière d’affirmer une masculinité contre une autre.
Celle de l’honnête salaire, contre celle du trafic illégal.
Le 4 juin dernier, StreetPress publiait une enquête de Ronan Maël révélant que des milliers de fonctionnaires de police (plus de 8000 membres) partageaient des messages et des montages racistes et sexistes au sein d’un groupe Facebook privé.
À la suite de la publication d’un article sur ce groupe s’intitulant : “Assa Traoré (Justice pour Adama) lance un appel à soutenir Camélia Jordana sur les réseaux sociaux”, un déferlement de propos haineux est immédiatement venu le commenter.
« Cela doit être dur financièrement… maintenant que son frère à rejoint le commun des mortels, elle ne peut plus jouir des recettes du trafic de stupéfiants de ce dernier… ah mince »
« Elle le fait gerber avec sa tête de raclure et ses idées de Cassos »
Le discours des policiers opère une marginalisation voire une pathologisation de la condition sociale. C’est l’homme sain, le géniteur, le père qui sépare le bon grain de l’ivraie, l’avenir (de ceux qui le méritent) du parasitisme.
Racisme - suprémacisme blanc
La binarité du monde qui s’exprime entre deux types d’hommes, les bons et les mauvais, trouve sa clé de voûte dans le racisme (dans le choix des mots, des injures, des oppositions) et le suprémacisme blanc (en ce qui concerne l’idéologie, largement construite et véhiculée par l’extrême droite). C’est ainsi que l’idée d’une guerre civile raciale imminente semble une évidence partagée pour les policiers de Rouen :
« Moi, ce qui m’étonne le plus, ce sont les pompiers qui essaient d’éteindre un feu et les fils de putes de la gauche de merde les en empêchent. Non, balle dans la tête en fait, parce que t’es une merde. T’es une merde de gauche, tu mérites de mourir. »
« Donc, vivement la guerre civile, vivement l’effondrement. Et moi je pense qu’il n’y a pas que la diversité qui va prendre cher, je pense que la gauche aussi, il va vraiment falloir éliminer ces fils de putes ».
« Il reste quelques années avant l’effondrement, de toute façon la guerre raciale est inévitable, ça, c’est clair et net. C’est juste une question de temps ».
« J’attends qu’une chose, c’est que tous ces gens crèvent. Voilà, je n’ai plus envie de sauver les gens. Je me dis que tous ces gens doivent crever. Ça régénérera l’espèce humaine et surtout la race blanche. Voilà, quand les gonzesses s’offrent à des nègres ou à des bougnoules je m’en bas les couilles si après elles se font démonter la gueule, buter, tout ce que tu veux. T’as voulu la couleur ? Maintenant il faut que tu paies la redevance ».
Le racisme est central dans les constructions mentales qui s’expriment ici. Les policiers utilisent le critère racial pour séparer deux types d’hommes. L’étranger, l’immigré, le racisé, le coloré et ainsi de suite se retrouvent magnétisés dans un archétype masculin qui incarne tous les problèmes sociaux dans les rapports entre les hommes et les femmes. Qui incarne également tous les problèmes sociaux dans le rapport des hommes à la France.
La forme même des échanges vient accentuer le phénomène. Ainsi, l’article de StreetPress sur les échanges racistes de la police expose des commentaires à propos du rassemblement contre les violences policières, organisé par Assa Traoré le 2 juin à Paris :
« Paris ? J’ai un doute qu’on soit encore en France. »« C’est noir de monde ! »« Non, c’est noir de merde ! »« C’est un peu comme le naufrage d’un pétrolier ? »“Les KFC vont se gaver ce soir…... »
Le groupe Facebook dont il est question ici fonctionne en relayant puis commentant des articles d’actualité mettant en jeu une dimension de sécurité publique. Or, ce qui est permis par un tel fonctionnement, est la superposition, sur la réalité de chacun, d’un discours et d’une manière de penser permise uniquement par son absence de matérialité et son anonymat (les groupes sont privés, et personne n’affronte le regard des autres dans ces échanges. La dimension sociale qui consiste à assumer un discours est ici soustraite). De ce fait, le racisme qui pourtant est central dans le façonnage sensible du monde tel qu’exposé dans nos exemples est simplement perçu comme un choix individuel et privé n’affectant pas sa vie sociale. Les évidences sensibles interfèrent dans les choix individuels, quand ils ne les prédéterminent pas. La masculinité en crise dont nous traitons, avance des éléments qui ont trait à l’ethnicité, au genre, à la condition sociale, aux caractéristiques physiques ou à la religion pour former une grille de lecture intelligible du monde dans lequel chaque mâle serait au centre et débarrassé de la concurrence dont la virilité ou les attributs étaient purs injustice. Toutefois, la crise de la masculinité n’est pas un phénomène nouveau. C’est une récurrence qui possède une histoire et dont l’exploration sommaire permettra de mieux appréhender le présent.
Masculinité en crise : l’homme de la décolonisation
“Le vice a tenu sans doute encore plus de place que le pétrole dans ce qui s’est terminé par la capitulation d’Évian.”
C’est par ces mots que le pamphlétaire André Figueras décrivit la crise que traversait la France au début des années 60. Après la guerre, la société française fut transformée de fond en comble : la France qui était encore un pays catholique foncièrement rural et impérialiste se mua en un pays urbanisé, pleinement industrialisé et privé de ses colonies. Les Français eurent tendance à décrire ces changements intervenus dans leur mode de vie en termes de “brutale transformation”. La rapidité avec laquelle fut menée l’entreprise atteste que ces éléments, sans lesquels n’eût pu s’effectuer la modernisation, firent irruption, avec toute la force, l’excitation, la violence et l’horreur de l’authentique nouveauté. Dans Rouler plus vite, laver plus blanc, modernisation de la France et décolonisation au tournant des années 60, Kristin Ross soutien qu’une étude approfondie du discours produit à l’époque montre qu’en fait, l’adjectif “nouveau” fut le plus fréquemment accolé à un autre terme : celui d’homme. Au cours de cette décennie, l’apparition de l’“homme nouveau” et l’émergence d’une nouvelle conception de la subjectivité masculine ou virile furent proclamées, célébrées, analysées et débattues de toutes parts [7].
L’extrême droite joua un rôle décisif dans ces débats. Après 1962, elle imposa un discours dialectique dans lequel le ciblage de la masculinité des Arabes était décrit comme déviante. Des expressions telles que “appétits masculins brutaux”, “hypervirilité aberrante” ou “besoins sexuels incontrôlables” provoquaient à la fois la haine contre des hommes représentant une menace (menace guerrière, mais également menace pour l’intégrité de la France métropolitaine et pour les femmes françaises), mais également la jalousie face a la puissance de la virilité algérienne. D’autre part, l’efféminement décadent du Français l’avait rendu incapable de se battre. Il était symboliquement l’émasculé. Todd Shepard, dans le premier chapitre de Mâle décolonisation intitulé : L’extrême droite et le renouveau de l’orientalisme sexuel dans la France de l’après-décolonisation, souligne que la circulation permanente d’images et de récits d’émasculations, de violences sexuelles ou de mutilations génitales censées avoir été subies par l’armée française déstabilisa les Français dans leur regard sur la masculinité.
Dans les années 60, la principale tactique adoptée par les auteurs et militants d’extrême droite consista à mettre en scène la guerre d’Algérie comme théâtre d’une guerre de la virilité. En outre, comme le souligne l’historien Kevin Passmore, la France, dans ces discours, était considérée comme corrompue, assimilée à une “putain” livrée à la luxure, aux pulsions et aux fantasmes.
Enfin, Todd Shepard souligne que pour l’extrême droite, la libération sexuelle était le dernier péril en date à venir menacer la race blanche. Un article de la revue extrémiste Révolution européenne, en 1965, montre à quel point, dans ce milieu, l’inquiétude régnait : “Homosexualité, érotisme : il s’agit là d’une arme utilisée contre les peuples blancs”.
Kristin Ross montre que le tournant des années 60 ne peut être appréhendé qu’en maintenant le parallèle entre deux histoires, celle de la modernisation et celle de la décolonisation. Celles d’un pays dominant/dominé, exploitant des populations coloniales au moment même où il se trouve amené à collaborer ou fusionner avec le capitalisme américain. Le colonialisme extérieur se convertit alors en “colonisation de la vie quotidienne”.
C’est toujours sur fond de crise que viennent se greffer et se développer des antagonismes comme la masculinité que nous examinons aujourd’hui. Les discours d’extrême droite façonnent des représentations du masculin, opposant le Français et l’Algérien à un moment où les archétypes du masculin étaient en mutation. La crise ne provoque pas un vide ou un chaos dont bénéficiaient par opportunisme les éléments extrêmes. Au contraire, c’est la production d’un discours qui va venir traduire le réel, qualifiant celui-ci de crise.
Conclusion
Notre exemple sur la construction discursive de la masculinité par l’extrême droite dans les années 60 nous amène à percevoir la masculinité comme une somme de discours, de concepts, de perceptions qui échappent à la réalité sociale et affective des individus. En ce sens, elle se rapproche d’une idéologie puisqu’elle vient travailler le réel, la vie des gens, les liens tout en leur étant extérieur. En un sens, la police en est un certain reflet. Dans La naissance de la police moderne, Paolo Napoli relate la manière dont cette institution est construite hors de la règle commune, de la communauté et du droit :
“la police, à ses débuts, n’est pas une entité juridique, mais un pouvoir de fait. Si son histoire est aussi celle de sa progressive inclusion dans le monde du droit, sa matrice, elle, est liée aux pratiques concrètes de la communauté dans laquelle elle a vu le jour, précédant toute forme d’élaboration savante. Aucune lecture sociale, institutionnelle ou historico-juridique ne peut ignorer cette naissance ambiguë de la police, qui la situe dans un espace indifférencié entre le droit et le fait. En ce sens, on peut parler d’une institution-limite : ni tout à fait dans, ni tout à fait hors du périmètre du droit.”
L’idéologie masculine trouve un terrain fertile pour son épanouissement dans les crises. Elle trouve sa source dans des éléments et facteurs de catégorisation. Il suffit de porter son regard sur les applications de rencontres amoureuses. Ce qui est perçu et vécu comme un choix individuel d’élire une personne est en réalité le fruit d’un système de catégories dont la fonction est uniquement discriminatoire.
Lorsque les policiers, sur Facebook, se défendent des attaques qui leur sont portées en invoquant l’humour pour qualifier leurs propos, ils repoussent le racisme hors de leur vie expliquant qu’ils connaissent bien le racisme en raison de leur fonction et qu’il ne s’agit pas de cela ici. Chaque individu choisit de se présenter comme tel. Réalité cruelle, il est incontestable que les catégories discriminantes formant le racisme déterminent complètement la vie sociale de ces policiers.
Comprendre les déterminations qui sont à la base de nos discours, tel est l’enjeu politique. Et seule la maîtrise de ceux-ci peut permettre une affirmation, une construction qui s’oppose pan par pan à la virilité de la police, pièce maîtresse de l’échiquier symbolique de notre temps.
DIVA pour TROUNOIR.org