Le champ est vaste, et on se frayera un chemin de réflexions et analyses qui articulera, au fur et à mesure des articles, des liens entre la présence d’activités artistiques et les processus de métropolisation* d’une ville ou encore la récupération par des entreprises ultra-libérales de pratiques artistiques pour laver leur vitrine. En considérant la place que prennent les institutions artistiques, dont les directions appliquent des stratégies managériales et des économies créatives, il s’agit d’estimer l’impact de ces nouvelles pratiques dans les manières de montrer et de faire de l’art aujourd’hui. Les questions que nous nous posons sont (entre autres) les suivantes : comment ces institutions et entreprises qui se veulent à la pointe de tout redéfinissent les critères de ce qui doit être montré ou non et comment le milieu artistique s’adapte pour y correspondre ?
De ce constat, nous souhaitons proposer ce qui se fait trop peu, déjà dans le milieu militant mais encore moins dans le milieu de l’art : une auto-critique. Alors qu’une certaine tendance des artistes est au besoin de se syndiquer, de se professionnaliser, d’être reconnu.e.x.s par l’état et qu’il ne s’agit pas (ici) d’en juger, mais plutôt de considérer quelles sont les dynamiques à l’oeuvre aujourd’hui, dans un joyeux mélange de gentrification, de professionnalisation par les écoles d’art, et la pérennisation de contacts de plus en plus poreux entre le néo-libéralisme et l’utilisation de l’art et des artistes pour mieux faire passer la pillule de la pacification et de la standardisation de nos villes et des espaces de création.
Bivouac ou le territoire start up
Métachantier peut-être, mais métalangage sûrement : tout l’appel était strié du vocabulaire habituel de l’activisme mou et de la réforme liquide. LABOR/BIVOUAC nous vend des « formes fragiles, agiles, transitoires, mouvantes de la ville », un « espace sommaire, provisoire, ouvert à l’improvisation, mais toujours dépendant d’un environnement fort et de la capacité d’un groupe à s’entre-aider ». Partout, la rhétorique s’emballe et se prend à rêver de « processus de travail collectif », vante « l’intelligence collective » et présente l’ensemble comme « une occasion de repenser notre manière d’habiter, de partager et de vivre ensemble, en s’intéressant aux potentiels de la construction éphémère ». Trêve de copier-coller, si on avait envie d’entendre la philosophie profonde managériale d’une start-up créative cheapos, on irait trainer dans des afterworks.
La question, que le dossier de présentation de LABOR semble avoir oublié de poser, c’est qui rend possible ces espaces soit disant éphémères du vivre-ensemble ? Certainement les mêmes qui ont mandaté le projet, les propriétaires des parcelles à savoir Mobimo Management SA et CFF Immobilier qui ont ensemble « constitué la société de valorisation SV Rasude pour développer un projet novateur et un futur quartier vivant. » (https://la-rasude.ch/a-propos/) Alors bien sûr, on pourrait esquisser un bref portrait :
Les CFF, Mobimo, etc.
Le truc le plus représentatif, c’est que les CFF et Mobimo brassent des milliards (et veulent donc en brasser plus), évidemment, via de nombreux partenariats, par exemple les entreprises de bétonnage dont la plus locale est sans doute Holcim (implantée à Éclépens 1312, et quatrième plus grosse émettrice de CO2 en Suisse). - La dernière fois qu’Holcim a vu s’installer sur son territoire des « formes fragiles, agiles, transitoires, mouvantes » fermement résolues à « repenser notre manière d’habiter, de partager et de vivre ensemble en s’intéressant aux potentiels de la construction éphémère » (soit, la ZAD de la Colline), l’entreprise a attaqué, diffamé, menacé et expulsé - expulsion par la force. Donc l’éphémère du vivre-ensemble, oui, mais ça dépend qui paie. Et bien sûr, ça doit rester contrôlable.
Plus spécifiquement, Mobimo est une régie immobilière, basée à Lucerne et spécialisée dans la gestion de gros complexes (d’habitations ou commerciaux). A Lausanne, on les connait bien, puisqu’ils ont acheté le centre-ville, du moins en partie : la régie est propriétaire de l’ensemble du territoire du Flon. C’est pour ça qu’on y trouve une caméra de surveillance à chaque croisement : c’est une propriété privée, temporairement prêtée à celleux qui veulent bien consommer, et repartir. Depuis peu, le Flon essaie de se retaper une image arty en ouvrant une série de galeries, puisque le « développement artistique de l’espace » fait partie intégrante de la stratégie d’exploitation et d’expansion de Mobimo, qui, dans ses rapports d’activités, annonce fièrement (et apparemment sans cynisme, même si on a du mal à y croire) : « L’art permet de vaincre les appréhensions des gens quand l’espace se transforme ».
CFF-Immobilier, pour leur part, sont depuis longtemps une référence majeure pour celleux qui croient à la « capacité d’un groupe à s’entre-aider ». L’entreprise a toutefois démontré une acception assez personnelle de la notion d’entre-aide en délogeant et en expulsant une centaine de personnes à quelques pas de la Rasude des années avant que le chantier ne commence. Bon, des locataires, CFF-Immobilier n’en manquent pas. Depuis que les chemins de fer sont une devenu une société anonyme à laquelle l’État a cédé gratuitement l’ensemble du rail et des terrains attenants et nécessaire à son fonctionnement, les CFF sont devenus en claquement de doigts, non plus un service public, mais le premier propriétaire terrien du pays, gérant son capital comme la plus agressive des régies immobilières, dans un pur objectif de rentabilité et dont la Confédération est l’unique actionnaire. [1]
Voilà donc où nous en sommes. Des monstres de l’économie – pures images swiss made du néo-libéralisme destructeur – s’occupent de nous organiser un petit BIVOUAC tranquille où on pourra s’amuser à des « processus de travail collectif » ; et c’est sous leur toit qu’on imagine la ville de demain : on se réjouissait du résultat.
Ces deux propriétaires et commanditaires ne sont même pas cités dans la présentation du projet LABOR/BIVOUAC. Ont-ils exercé une pression sur les initiateurs de l’appel ? Probablement pas. Le service immobilier des CFF et Mobimo sont sûrement conscients de la capacité des artistes idéalistes à s’autocensurer quand ça les arrange. Reste que cet oubli significatif du dossier (une note de bas de page aurait été le minimum de l’honnêteté intellectuelle), montre bien qu’il ne s’agit pas là de perspectives collectives de transformation, mais d’un nouveau jalon dans la métropolisation néolibérale de Lausanne et sa mutation – déjà bien entamée – en "ville créative" c’est-à-dire en ville capitaliste.
Artwashing, économie créative et "le monde de demain"
En un sens, on pourrait se contenter de soulever que les artistes fonctionnent une nouvelle fois comme un genre de vaccin : en absorbant une dose inoffensive de subversion, le conglomérat immobilier produit des anticorps résistants à un retournement plus important. Mais la situation est plus complexe, est plus intriquée : depuis les années 70, les villes sont devenues des agents économiques à part entière. Plus qu’un simple vaccin, LABOR/BIVOUAC est un bon exemple de triangulation entre des entreprises, un pôle créatif et une ville créative. En offrant un espace vide à des artistes, les entreprises entendent augmenter le capital symbolique de Lausanne, dans les strictes limites d’un art qui n’inquiète personne et surtout pas les dispositifs marchands, ce qui attire toujours plus de flux humains, et augmente, en définitive, la rentabilité des entreprises. La fonction métropolitaine des villes consiste à réencastrer le capitalisme dans les territoires afin de le « réarmer » face aux désordres climatiques, politiques et sociaux en cours et à venir.
Avec ces éléments en tête, on comprend mieux pourquoi LABOR est une carte offensive, jouée par plusieurs acteurs servant des intérêts opposés au descriptif que le projet donne de lui-même. Il s’agit encore une fois de délimiter les frontières de la dissidence arty autorisée pour mieux pacifier et en améliorant en définitive le city branding de Lausanne. Il se trouve que, dans ce cas précis, la valorisation des arts vient apporter un capital symbolique (et un capital sympathie) à même de minorer les pratiques détestables commises et entretenues par les deux « partenaires ». Celleux qui s’impliquent dans le projet LABOR pourront-iels vraiment produire une analyse des problématiques profondes du « vivre ensemble » et proposer une contestation concrète du modèle d’habitations destructeur, violent et écocidaire que promeuvent les CFF et Mobimo ? Certainement pas.
À nouveau, l’art apparait comme le berceau et la clé de voute symbolique de cette « économie créative », et de ce qui en découle : nouvelles formes managériales violentes, idéologie de la réussite individuelle, illusion du collectif. Et l’art institutionnel, à son paroxysme, devient l’instrument d’un nationalisme bobo inconscient, démontrant par là son incapacité à aborder les problèmes sociaux en tant qu’art. Imaginer le « monde de demain » main dans la main avec ceux qui détruisent le monde d’aujourd’hui est un contre-sens, et destine les idéaux défendus par LABOR à rester des coquilles vides, posées sur des dossiers pour faire bien.
Et pour n’en parler que brièvement, l’appel à projet a pour finir donné lieu à une expo on ne peut plus standard d’artistes dont une poignée produisent un travail d’une qualité indéniable. Bref, tout ça pour ça, mais cet article en aura valu la peine.
Première question, ne serait-il pas plus souhaitable de renoncer en tant qu’artiste à ces postures qui ne reposent ni sur du talent, ni sur des compétences, mais résultent d’un opportunisme malheureusement coutumier et d’une tentation médiocre à se réapproprier, via un pauvre champs lexical, les idées des luttes réelles.
La suite au prochain épisode...