Travail - précariat - lutte des classes Thème du mois Capitalisme de plateforme

Le capitalisme de plateforme, mieux le connaitre pour le combattre

Ce mois-ci renversé s’intéresse au capitalisme de plateforme. Sous-traitance, travail à la tâche, externalisation... Mieux comprendre les nouvelles formes d’exploitation en passe de devenir hégémonique devient inévitable.

La crise du Covid-19 et les mesures sanitaires prises pour l’endiguer ont propulsé sur le devant de la scène les “plateformes”. Quelles sont-elles ? Il y a d’abord les grands groupes transnationaux, Uber, Deliveroo, Netflix, Amazon, etc, mais aussi les concurrents nationaux, en suisse par exemple, Smood, Digitec, ou encore Zalando. Durant la pandémie, on en a surtout entendu parler parce que certaines d’entre elles ont accumulé des sommes astronomiques. À titre d’exemple, en 2021, les bénéfices d’Amazon ont augmenté de près de 200 % et son fondateur Jeff Bezos est 80 % plus riche qu’avant la pandémie, sa fortune personnelle ayant augmenté de 90 milliards de dollars américains depuis mars 2020. [1]

En Suisse, Guillaume Pousaz, le fondateur de la plateforme checkout.com [2] a vu sa fortune personnelle augmenter de 11,7 milliards [3]. Cette propension à s’enrichir en période de crise ainsi rendue visible, les plateformes se sont vues forcées d’investir dans des campagnes publicitaires pour redorer leur image. Le social-washing est activé, les plateformes poussent le cynisme jusqu’à se prétendre "essentiel" en utilisant dans leurs campagnes fallacieuses des vocables comme "l’économie du partage” ou "l’économie collaborative”. On ne peut cependant nier que notre quotidien s’est vu, en quelques années, colonisé par une offre débordante et omniprésente. "L’uberisation" est en route. Que ce soit pour consommer, relationner, manger, travailler à domicile, se divertir, il est devenu difficile d’échapper aux multiples sites ou applications en ligne qui se proposent de mettre en relation sur des "plateformes" tout et tout le monde, tout en maintenant paradoxalement un certain isolement.

Guillaume Pousaz a su rester cool malgré qu’il s’en soit mis plein les poches pendant le covid.

Le capitalisme de plateforme c’est quoi ?

Le capitalisme de plateforme est un nouveau modèle économique dans lequel les entreprises prennent la forme de plateformes numériques et jouent le rôle d’intermédiaires entre clients et prestataires de service, entre demandeurs et offreurs de travail. Outre le recours au numérique, l’une des particularités se situe dans le fait que les offreurs de travail sont des particuliers souvent non-professionnels et non-salariés. S’ils sont censés posséder leur outil de travail ou leur force de travail, qu’ils vendent soit directement au consommateur soit à un intermédiaire, ils sont pourtant peu autonomes dans l’organisation de leur activité. « En mettant au travail des travailleurs indépendants, le capitalisme de plateforme, loin de leur conférer de l’autonomie, participe de l’émergence de formes renouvelées, voire exacerbées, de sujétion des travailleurs, visant à les mobiliser, et cela à l’écart des régulations actuelles des mondes du travail. » [4]

Le rêve éveillé des ténors de la Silicon Valley c’est l’apparition des NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication) - ’IA, machine learning et autre internet des objets - qui constituent l’élément paradigmatique du capitalisme de plateforme. Selon Klaus Schwab, fondateur du Forum Economique Mondial, les NTIC ont rendu possible la "4e révolution industrielle" qui aurait succédé à celle de la machine à vapeur, de la production de masse grâce à l’électricité, puis à l’arrivée de l’électronique et de l’informatique dans la production. Cependant ce modèle capitaliste algorithmique n’est pas si nouveau, il est le visage contemporain d’une figure plus ancienne de transformation du capitalisme déjà à l’œuvre depuis longtemps.

Le tâcheronnat 2.0

"Marx disait que le capital non seulement réunit de plus en plus de travailleurs dans des fabriques, mais qu’il met aussi en mouvement par des "fils invisibles" une armée de travailleuses (...) à domicile, dispersées et presque sans lien entre elles." [5]
Au XIXe, une pratique courante dans le tissage et la confection notamment, consistait à externaliser certaines tâches par le biais de "preneur d’ouvrage" ou "d’intermédiaire". Le "putting-out system" ou "travail à la tâche" permettait aux manufactures de mandater sans contrats de travail et lien de dépendance. Les tâches étaient effectuées par les ouvrièr.e.s à domicile et avec leurs propres outils et moyens de production. Comme dans le capitalisme de plateforme, aucune formation n’est fournie, les savoir-faire sont capturés, et, une fois la tâche terminée, il n’y a aucune promesse de réembauche.

le monitoring algorithmique/discipline et contrôle

On trouve aussi des points de similitude entre le taylorisme et le capitalisme de plateforme. Contre une illusoire "autonomie"- un statut d’auto-entrepreneur qui extraie du salariat et rend licenciable et corvéable à discrétion - les travailleureuses ubérisé.e.s sont dépossédé.e.s de leur compréhension de la machine, par la machine. Le GPS trouve le trajet le plus court dans les villes et dans les entrepôts, les algorithmes analysent l’évolution de la demande, planifie les stocks et l’offre en fonction, les notes octroyées lors des transactions par les consommateurices mettent en péril la prochaine course. Ces dispositifs n’ont rien à envier ni aux chaînes de montage taylorisées ni à la discipline et au contrôle des chefs dans les usines. Ce monitoring incessant subordonne les travailleureuses aux conclusions algorithmiques qui se réfèrent en temps réel à des données "concrètes et matérielles" provenant de sources "sûres".

Externalisation

Au milieu du XXe, le capitalisme essuyait ses premières crises. Dès lors, un vaste processus d’externalisation s’est amorcé : désindustrialisation, sous-traitance, chaine d’approvisionnement transnationale. Au début du XXIe les patrons rêvaient “d’entreprise sans usine” [6]. Aujourd’hui, l’externalisation est devenue paradigmatique du capitalisme de plateforme qui “ne fait plus : il fait faire. (...) À la généralisation de la sous-traitance a succédé celle de l’auto-entrepreneuriat, nouveau masque de la subordination.” [7]

À suivre...

Pour ce thème de mois de mai, renversé se propose d’interroger ce nouveau modèle devenu hégémonique à travers des interviews, des extraits de texte et des articles glanés sur d’autres sites.

  • Dans un premier temps nous déconstruirons le mythe du grand remplacement numérique qui annonçait la fin du travail. Au contraire, nous assistons à une intensification du travail, à la déqualification de la main-d’œuvre, à la suppression de postes et l’exploitation d’un nouveau prolétariat numérique internationalisé. L’ubérisation et le tâcheronnat ne sont que la partie visible de l’iceberg.
  • Nous essaierons ensuite de comprendre comment ce modèle est devenu hégémonique. Quelles stratégies déploie le capitalisme de plateforme pour cacher sa véritable nature ? Comment les plateformes contournent-elles les régulations du travail et subordonnent les travailleureuses à ses algorithmes ? Quid de la matérialité des infrastructures qui les héberge et qui les font les circuler et du désastre écologique provoqué par les outils nécessaires à son fonctionnement, de ses conditions d’extraction ? (data center, cables sousmarins, terre rares, etc)
  • Puis nous nous intéresserons aux plateformes “lean” (“maigre”). De la livraison à domicile (Uber, Smood, etc) en passant par les plateformes commerciales comme Amazon ou Zalando, les conditions de travail - travail qui bien entendu est toujours déjà vol d’une force de travail par le capital - y sont extrêmement dégradées.
  • Et pour finir, se pose la question des résistances et des rapports de force face à cette externalisation généralisée. Des luttes pour l’accès à de meilleures conditions de travail aux “alternatives” , il est essentiel de penser “contre” ce nouveau paradigme hégémonique.

Notes

[2un outil de paiement en ligne utilisé par Netflix, Farfetch, Grab et Sony notamment

[4Abdelnour, Bernard, 2018

[5p.100 le futur du travail, Juan Sebastian Carbonell.

[7Patrick Cingolani, La colonisation du quotidien. Dans les laboratoires du capitalisme de plateforme, Paris, Amsterdam Editions, 2021

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