Histoire - Mémoire Antipsychiatrie Thème du mois

Le collectif comme méthode de guérison de la psyché

Ce mois-ci, Renversé invite la Librairie la Dispersion qui vous propose quelques textes choisis, tirés des livres de son stock, qui parlent des problématiques politiques de la santé mentale, notamment de la façon dont la souffrance des corps pèse sur les esprits, des tactiques de résistances psychologique et de soin et du façonnement de l’individu contemporain par les agents du capitalisme.

Ce sont deux histoires parallèles, deux histoires qui se croisent parfois : celles de l’esprit et de ses sciences, et celle des pratiques d’émancipation collective et leurs théories. Ce sont deux des moteurs intellectuels les plus puissants de l’histoire occidentale au 20e siècle – les luttes collectives d’émancipation, de classe, décoloniales, féministes, queer, crip, etc. – et la popularisation de la psychologie. Et leur actualité ne s’est pas tarie. Mais l’alliance de ces deux idées est fructueuse en contradictions, ainsi qu’en tensions potentielles – un jeu d’attirance et de répulsion, d’idéalisme contre matérialisme. Car le mental, c’est ce qui fait de nous des individu.x.es – et c’est donc souvent une arme redoutable contre l’idée de collectif. Et inversement, l’émancipation collective a du mal à se penser sans une libération des esprits à sa hauteur.

La Librairie la Dispersion à Genève vous propose quelques textes choisis, tirés des livres de son stock, qui parlent des problématiques politiques de la santé mentale, notamment de la façon dont la souffrance des corps pèse sur les esprits, des tactiques de résistances psychologique et de soin et du façonnement de l’individu contemporain par les agents du capitalisme.

Dans toute cette matière, nous gravitons autour de la notion de « santé mentale », concept utilisé largement depuis les années 1980 de manière publique et politique pour aborder la question de ce qui traite de l’esprit, du mental, de la psyché ; de son bien-être ou de ses souffrances. Nous explorons tout au long de ce cycle différentes pistes hétérogènes pour se réapproprier, s’approcher ou parfois de s’éloigner de cette définition et questionner l’usage de ces termes.

Collage autour de Mathieu Bellahsen.

En quoi la vie en collectif peut-elle être un remède pour la psyché ? Quels exemples historiques et quelles bases théoriques ? En quoi le développement d’espaces de contre-pouvoir - à tendance anti-gestionnaire - en psychiatrie est-il nécessaire à la défense de ce mode de guérison ? Quels récits sont inspirants pour une guérison par le lien social ?

Ce collage rassemble les propos de Mathieu Bellahsen, un psychiatre de secteur, cofondateur de UTOPSY [ séminaires ouvert à toutesx autour de la clinique, du transfert, de la place de la folie dans la société ] et membre du collectif des 39 contre la nuit sécuritaire [ Un mouvement pour la psychiatrie sur les traces de Tosquelles, un des fondateurs de la psychothérapie institutionnelle, qui disait « sans la reconnaissance de la valeur humaine de la folie, c’est l’homme même qui disparaît » ] Son travail théorique et empirique offre des perspectives récentes et pertinentes autour des questions de santé mentale et d’oppression systémique.

L’expérience de Saint-Alban et la naissance de la psychothérapie institutionnelle.

[La psychothérapie institutionnelle peut se résumer par une petite phrase que j’aime bien, d’un comédien, Frédéric Naud […] : “ La psychothérapie institutionnelle c’est faire « la révolution permanente au ralenti pour être sûr de n’oublier personne”

Extrait de « La psychiatrie confinée. Entretien avec Mathieu Bellahsen » sur Lundi.am - Le 25/05/2020

« En France, pendant la Seconde Guerre mondiale, au moins quarante mille malades mentaux internés meurent de faim. Dans le même temps, dans le petit hôpital lozérien de Saint-Alban se constitue un creuset de soignants d’avant garde qui, tout en organisant un réseau de résistance contre l’occupant allemand, traduisent de cette même langue certains textes clés visant à transformer concrètement la prise en charge des malades mentaux. S’y rencontrent des psychiatres (Tosquelles, Bonnafé, Balvet, Chaurand), des réfugiés de la guerre d’Espagne et de l’Occupation, des surréalistes (Éluard, Tzara), des penseurs (Canguilhem), des « fous ». Psychiatre d’origine catalane ayant participé activement au POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste) lors de la guerre d’Espagne et réfugié au camp de Septfonds lors de la défaite des républicains espagnols, François Tosquelles parlera au moment de la guerre en ces termes : « Au mois de juin 1940, pendant l’exode […] c’est l’accueil des réfugiés dans l’hôpital qui apportait cette vie du dehors, une vie grouillante, une atmosphère de catastrophe et d’universalisation de la souffrance, qui rendait la folie la plus authentique presque dérisoire devant l’affolement général. » À l’époque, les neuroleptiques et les antidépresseurs n’existent pas encore. Ils n’apparaissent qu’au début des années 1950. La transformation du milieu se fait donc par des techniques d’ambiance et de responsabilisation des malades autour de la vie quotidienne. À Saint-Alban, les murs de l’asile sont détruits par des malades et les soignants, la famine est combattue par le biais du collectif.

Après la guerre, ces soignants voient dans la Libération l’occasion de fonder une psychiatrie progressiste à partir des bases jetées par le Front populaire. En réaction à l’expérience des camps, ils pensent que les hôpitaux psychiatriques doivent laisser derrière eux leurs pratiques concentrationnaires pour permettre aux plus fous de revenir parmi le commun des mortels. Pour les psychiatres déconcentrationnaires, l’enjeu est de sortir les fous de l’image d’Épinal d’êtres humains mécanisés et déficients menant une existence au rabais, L’un d’eux, Mignot, explique : “L’ambiance des lendemains de la Libération, c’est très clair : les asiles sont à moitié vides, les gens viennent subir l’Occupation, on réfléchit sur la condition des gens en camp de concentration, et on se dit : après tout, nous sommes des kapos, des gardiens de camps ; d’autre part, des moyens thérapeutiques nouveaux sont là, qu’on n’avait absolument pas dans le passé – toute la chimiothérapie, c’est pas rien – et surtout une perspective nouvelle de la maladie mentale qui devient explicable au lieu de tomber d’on ne sait où. Donc on devrait comprendre les moyens d’agir sur elle, on ne voit plus le malade comme un individu isolé, mais comme en relation avec le monde. Tout ça explique qu’il faut prendre le malade dans son milieu, et qu’on est capable d’en faire quelque chose.”
La nécessité s’impose de rebâtir un lien social détruit par les exterminations successives effectuées au nom de la médecine, de la charité, de la pureté de la race. Ce travail d’humanisation des hôpitaux psychiatriques s’opère par la diffusion de nouvelles pratiques regroupées sous le nom du désaliénisme. » Extrait de « La santé mentale. Vers un bonheur sous contrôle » de Mathieu Bellahsen, Éditions La Fabrique, 2014

L’ancrage local des espaces de soins

Dans ses propos, Mathieu Bellahsen évoque la question de l’importance de l’ancrage des lieux de soins à échelle humaine ou d’espaces de vie collective ancrés dans un territoire donné ( échange avec les autres habitant-e-s, commerçant-e-s, etc.).

« La formule “santé mentale” sera progressivement la voie trouvée par les psychiatres progressistes pour repenser l’assistance psychiatrique. Dans le discours officiel de l’époque apparaît la nécessité de “protéger la santé mentale”. Lucien Bonnafé, l’une des figures de proue du désaliénisme, résume l’ambiance : « Les projets étaient la première charte de l’histoire de la psychiatrie de secteur […] [dont] la proclamation de l’idée : le système de santé mentale est à la disposition de la population en toute circonstance et non limité à une responsabilité hospitalière ». » Extrait de « La santé mentale. Vers un bonheur sous contrôle » de Mathieu Bellahsen, Éditions La Fabrique, 2014

Les niches de contre-pouvoir et la matérialité du lien en psychiatrie

Dans cet entretien, Mathieu Bellahsen explique les différentes vagues de l’antipsychiatrie ainsi que les différentes idées mises en place plus récemment en psychiatrie comme espaces de contre-pouvoir nécessaires ou néfastes à la guérison par le lien social.

Quels sont les mouvements historiques de ladite “anti-psychiatrie” ?

Anti-psychiatries gestionnaires contre anti-psychiatries révolutionnaires

« Historiquement, l’anti-psychiatrie est un mouvement progressiste émancipateur contre l’enfermement. Au départ, c’est un moment de révolte radicale né contre la psychiatrie asilaire et contre l’enfermement dans les années 1960-1970. Très vite, on assiste dans les années 1980-1990 à une récupération de ces pratiques radicales au service de l’ordre gestionnaire. On va se servir des discours décrétant la nécessité de la fin du système asilaire pour promouvoir la fermeture des hôpitaux psychiatriques sans réelles volontés humanistes sous-jacentes. Elle se lie alors à l’anti-psychiatrie radicale et cette confusion a littéralement brouillé les cartes pour les acteurs de la santé et les patients. Le fond politique de cette anti-psychiatrie gestionnaire est la réduction des patients, des budgets et la normalisation des patients. Les patients doivent se plier au cadre : S’ils ne se plient au cadre : ils doivent partir - C’est ce qu’on appelle la ségrégation. S’ils se plie au cadre, ils restent, - c’est ce qu’on appelle la destigmatisation”. »

Faire sauter les barrières : La matérialité du lien

« Tout ce qui fait la psychiatrie, c’est se poser la question de comment on crée du lien. Le soin se fait par la relation. Les médicaments et tout un tas de techniques peuvent être des aides mais la lame de fond qui soigne vraiment les gens, qui fait qu’ils peuvent se transformer eux-mêmes et transformer leur rapport au milieu et que le milieu transforme son rapport aux personnes malades : c’est la relation, c’est le lien à l’autre. »
[...]
« Moi je lutte contre les blouses blanches car elles sont un instruments, si le soignant a une blouses, le patient aura un pyjama. La blouse peut être une barrière défensive entre soi et le patient pour dire qu’il y a un écart, une distance, que nous ne sommes pas les mêmes. Tout le travail en psychiatrie, selon moi, c’est justement de diminuer au maximum les barrières, bien qu’il faille rester lucide sur les barrières réelles, comme le simple fait que le personnel soignant est salarié et non le patient. La question à se poser est : Comment peut-on partager une histoire commune avec des problématiques communes ? Car tout ce qui arrivent au patients ce sont des faits humains. Plus il y a de barrières, moins on est apte à faire avec l’histoire humaine des gens, mais plus on le fait avec l’histoire normative de la société. [...] Cette matérialité du lien dans la pratique est héritière de la psychothérapie institutionnelle. C’est un courant créé à Saint Alban pendant la seconde guerre mondiale selon lequel soigner le patient implique de soigner aussi l’hôpital, l’institution elle-même. Dans ce moment de catastrophe du lien social, s’invente un nouvel imaginaire pour la psychiatrie.
Ce nouvel imaginaire c’est dire que les personnes psychiatrisées ne sont pas irresponsables, il faut tout faire pour qu’elles se montrent actives (contraire à la mort sociale), c’est transformer en transformant les conditions mêmes d’existences matérielles et interhumaines des gens. À ce moment là, par exemple, on se questionne sur comment nourrire les gens, comment cueillir des champignons, travailler de réseaux et en fait, comment s’autogérer. Ces pratiques autogestionnaires vont faire vivre le lieu en fonction des besoins que le lieu exprime lui même. Ces pratiques vont permettrent beaucoup de création et de subvertir toutes les normes. [...]
La psychothérapie institutionnelle s’est fondée dans un moment où l’établissement Hôpital tenait bon. L’enjeu, depuis une quinzaine d’années, est de se demander comment met-on en place des pratiques qui transforment l’institution au moment même où cette dernière est détruit par l’État néolibéral ? Comment repenser le monde à l’aune de cette destruction là ?
Actuellement, soigner les processus aliénant qui existent dans les institutions, se poser la question de l’aliénation d’une institution, permet de créer des marges de libertés et de créer des marges de jeux avec les normes existantes et ça permet de nous transformer dans un autre sens que celle prévue initialement par l’institution et par l’établissement dans le sens sociologique du terme. »

Quels sont les apports thérapeuthiques de la théorie autogestionnaire ?

Est-ce que vivre dans un collectif autogéré permet de mieux se soigner qu’un système de rapports hiérarchiques ?

« La psychothérapie institutionnelle s’est créée notamment des clubs thérapeuthiques : Ce sont des espaces où l’on décide ensemble (patients et soignants) de ce qu’il fait pour animer la vie quotidienne et aussi de comment ce club va se connecter à tout un tas d’institutions et, comment ces rencontres vont permettre de transformer les gens. Par exemple : Dans notre secteur, le club a créé un journal intitulé “ Et tout et tout” . En vente à 5 euros. À l’issue de la première série écoulée, est venue la question de l’argent issus de la vente de ces journaux. Lors de la première réunion : Le club a décidé après discussion de ne rien faire avec cet argent : Remise en cause de l’utilitarisme contraire à l’idée de faire fructifier sans cesse. Puis a émergé l’idée de créer une association à laquelle est reverser le fruit de ces ventes. Cette caisse s’est ensuite transformée en un fond de solidarité mise à disposition des patients du secteur. Une anecdote intéressante de l’utilité de ce fond : Un patient est arrivé un jour en urgence sans cigarettes. L’association lui a donc prêté un paquet de cigarette avec l’argent du fond de solidarité car nous considérons qu’une crise d’angoisse liée au manque de tabac - et le temps de sevrage souvent proposé à ce moment là par l’institution - ajoute des maux inutiles au patient.
Extraits retranscrits de l’interview audiovisuel du 23/05/2020 de Mathieu Bellahsen dans « Aux sources » sur Hors-Séries autour de son livre coécrit avec Rachel Knaebel et Loriane Bellahsen intitulé « La révolte de la psychiatrie ». Les ripostes à la catastrophe gestionnaire aux Éditions La Découverte, 2020.

P.S.

Iconographie :

  • Auguste Forestier, Bateau, 1935 - 1949 (Hôpital de Saint - Alban)
    Dès l’adolescence, Auguste Forestier n’a cessé de voyager, il fait de nombreuses fugues, prend le train sans billet jusqu’à Toulouse, Clermont ou Nevers, mais à chaque fois se fait arrêter, avant d’être reconduit dans sa famille. En 1914, après avoir fait dérailler un train, il est interné dans l’hôpital de Saint-Alban en Lozère où il reste jusqu’à sa mort. Dans son certificat médical de 1915, il est noté qu’il dessine et sculpte des os de boucherie. Il s’évade plusieurs fois avant de convertir, en 1930, son besoin de voyager en activité de constructeur. Dans l’hôpital, il ramasse toutes sortes de matériaux mise en rebut - bois, tissus, verre, métal, dents d’animaux, ficelle,etc. - aménage une sorte d’établi dans un couloir et se confectionne des outils précaires. Auguste Forestier sculpte des pièces de bois pour fabriquer des maisons, des petits meubles, des bateaux, des chariots, des monstres ailés ou à queue de poissons et des personnages. Il installe ses productions dans la cours devant l’hôpital pour les vendre ou les troquer. Ils ont été achetés par le personnel de l’hôpital comme jouets pour leurs enfants.
  • Paul Éluard, Poésie et vérité, 1942
    Cette illustration est une des pages de ce recueil offert à Jeanne et Lucien Bonnafé. Il contient 17 peintures de l’auteur, exécutées à la gouache et inspirées de la méthode technique dite de Rorschach du nom du psychiatre suisse qui inventa ce système de taches symétriques destiné à l’évaluation psychologique d’un patient. C’est pendant la guerre, à l’hôpital de Saint-Alban et en compagnie de son ami le psychiatre Lucien Bonnafé qui en était le directeur, que Paul Éluard prit connaissance et s’intéressa à ce système.
    Les liens que Lucien Bonnafé entretenait avec Éluard étaient très forts. Il était entré dans la résistance dès 1941, et sa rencontre avec l’écrivain fut l’occasion de développer une nouvelle forme de résistance, cette fois-ci poétique. Certaines formules rédigées par Éluard deviendront d’ailleurs des références permanentes de son action.

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