Pensées politiques Amour(s)

Le sexe pur n’existe pas

Ce mois-ci, Renversé s’adonne à l’amour. "Le sexe pur n’existe pas" est un sous-chapitre du livre Sex Friends, comment (bien) rater sa vie amoureuse à l’heure du numérique de Richard Mèmeteau (2019, Editions la Découverte, collection Zones). Tout rapport sexuel quel qu’il soit engage donc a minima autre chose que « du sexe », à commencer par le cadre qui le rend possible. Le sexe n’est pas hors de la société, pas hors de la morale. Il est au contraire toujours étroitement entremêlé à des rapports sociaux et à des choix moraux.

“I hope that you’re the one. If not, you are the prototype”
Outkast, Prototype (2003)

Ceux qui pensent que l’amour est la forme universelle de toute expérience sentimentale devraient être prévenus par cette anecdote. Un anthropologue anglais dans les années 1930 tente d’expliquer ce qu’est l’amour à une tribu rhodésienne. Il raconte l’histoire d’un chevalier qui doit affronter plusieurs épreuves pour conquérir sa bien-aimée. Il pensait que la tribu comprendrait ce que signifierait l’amour grâce à cette histoire - l’homme n’est-il pas « un animal conteur d’histoires » [1] ? Après avoir entendu ce petit récit, les membres de la tribu se réunissent à part et s’interrogent. Puis le chef revient vers l’anthropologue et lui demande : « Mais pourquoi a-t-il fait cela ? Il ne pouvait pas prendre une autre fille à la place » ? » [2]

J’ai conscience de tirer sur l’ambulance. L’Amour a certes ses fanatiques pour qui chaque embrassade est conçue comme le préliminaire d’une demande en mariage. Mais il n’est pas sûr que ces partisans de l’amour survivent à leur propre auto-réfutation tant leur réinterprétation du monde est absurde. À l’instar de Merlin Mann (blogueur, podcasteur, chanteur, hipster, mais avant tout businessman), ils affirment que chaque rendez-vous galant n’est finalement qu’une relation à long terme avortée. Selon ce principe, une poignée de main serait-elle une relation amicale avortée ? Dans la chanson Prototype d’OutKast, le chanteur-dragueur trouve la parfaite excuse pour chercher l’amour en couchant avec toutes les jolies femmes qu’il rencontre. Car, au cas où elles ne seraient pas la bonne, elles en resteraient toujours le prototype. L’amour reste son meilleur argument pour coucher avec tout le monde.

En amour, aujourd’hui on a le droit d’être athée. C’est acquis. On a le droit de ne pas y croire, de dire avec Schopenhauer que « tout état amoureux, si éthéré qu’il puisse paraître, s’enracine dans la seule pulsion sexuelle » [3]. On peut aussi toussoter de rire à table en rappelant que, dans le Tiers Livre de Rabelais, lorsque Panurge se demande à quoi bon se marier, la meilleure raison qu’il trouve est que le mariage permet de ne pas attraper trop de maladies (seulement celles qu’avait l’être aimé avant de vous connaître).

Moins souvent, en revanche, on entame une critique radicale du sexe, une critique athée. Par là, je ne veux pas dire que le sexe, au sens de Foucault, est un « élément imaginaire » [4], c’est-à-dire le produit discursif d’une hypostase pseudo-scientifique nous enjoignant à dire la vérité de notre sexualité, pour mieux nous piéger dans un « dispositif de sexualité » nous disciplinant et nous normalisant (j’ai fait du mieux que je pouvais pour résumer sa thèse en une phrase - foucaldiens, pardonnez-moi). Je ne veux pas non plus discuter du sens exact de cette phrase de Lacan : « Il n’y a pas de rapport sexuel chez l’être parlant. » Il faudrait souscrire à trop de théories pour finalement parler encore et encore du phallus, de qui en a et qui n’en a pas. Et il y a beaucoup d’autres choses sympas à faire que de parler de notre manque de phallus.

Ma critique consiste à mettre plus directement en doute l’idée selon laquelle il existerait du sexe pur et dur, des relations Kleenex, du sexe bestial, ou toute autre représentation de ce genre.

En postant un jour une vidéo de disco un peu sexy sur Facebook, j’ai ajouté niaisement que baiser pouvait rapprocher les gens et stopper la guerre dans le monde. J’ai toujours avoué à mes amis que j’aimais les choeurs dans les chansons des Beatles et les cordes dans les tubes disco. J’ai un coeur gros comme ça. À l’époque, un ami m’avait sèchement répondu que baiser n’a jamais réellement créé d’obligation morale entre des individus, et qu’un plan cul n’était rien d’autre que ça justement : du cul (le partitif annulant par avance toute relation affective entre deux individus singuliers, adultes et consentants). Le sexe n’étant donc rien d’autre que du sexe, ce serait une sphère séparée du reste de la vie sociale, il ne créerait aucun lien, rien d’autre que du pur plaisir sexuel, sans lien et sans incidence.

Pour ceux qui veulent soutenir qu’il n’y a aucun progrès moral à attendre de nos coïts, la notion du « sexe pour le sexe » est essentielle. Elle sert à décorréler le sexe de tout le reste de la vie non sexuelle. Le sexe serait une activité pratiquée pour elle-même, quasi absurde. Baiser ne sera jamais un problème moral, parce que baiser ne produit rien d’autre que baiser.

Ce qui devrait pourtant nous mettre la puce à l’oreille, c’est de remarquer qui fait le plus volontiers usage de ce genre de thèse. L’argument du sexe pour le sexe sert notamment aux plus cyniques et hypocrites des plancuteurs pour justifier leur répudiation des interactions affectives. Ra7or, un blogueur cité par Jean-Claude Kaufmann, explique ainsi sa préférence pour « l’option nuit chez la fille. Tu peux te barrer quand tu as fini, tu as autre chose à faire, et si ça la rend triste, au moins c’est son Nutella qu’elle va engloutir à la cuillère et non le tien. Gagnant-gagnant qu’on dit dans le business ». Il (se) fait croire que le sexe pour le sexe existe (c’est ce qui justifie son détachement affectif) afin de mieux pouvoir réduire tout le reste à une économie comptable des avantages de la non-relation, évaluée en temps non perdu ou en Nutella non partagé avec l’autre - autant de critères pertinents sur l’échelle de valeurs dudit business.

J’admets que le sexe n’a rien d’intrinsèquement bon. Mais je soutiens que le sexe n’est jamais seulement du sexe. Cette conception partitive me semble trop abstraite. Le sexe est toujours plus que du sexe (parfois, c’est de l’amour, mais ce peut aussi être autre chose, pour le meilleur ou pour le pire). Bref, le sexe n’est jamais pur.

Si, par sexe pur, vous entendez les images pornographiques, vous oubliez toutes les coulisses qui les rendent possibles. C’est le propre de l’illusion cinématographique. Le porno existe parce qu’on masque tout ce qu’il a fallu faire pour parvenir à capter ces images : organiser un casting, dépister et payer les acteurs, trouver un décor, préparer un mélange de salive et de lait en poudre pour faire du faux sperme, etc.

Si, par sexe pur, vous pensez à la prostitution, vous oubliez là aussi le système prostitutionnel qui la conditionne, avec ses ramifications et ses variantes (je ne développe pas).

Si, par sexe pur, vous pensez au sexe anonyme des clubs libertins, des backrooms ou des plages nudistes gays, vous oubliez qu’il s’agit d’endroits qui ont été progressivement habités, transmis, entretenus, traversés par une culture commune du plaisir. « Je crée des chemins », raconte l’un de ces promeneurs-baiseurs. Dans un très beau livre, certains se confient : « Ce sont les homos qui ont fait ça, c’est nous qui avons fait le chemin. On passe avec notre sécateur et on coupe. Ce labyrinthe, par exemple, ça n’est pas moi. Mais j’en ai taillé d’autres, ailleurs. » [5]

Pour finir, si vous pensez que le viol est du sexe à l’état brut, vous oubliez qu’un viol s’appuie sur un contexte social, une culture du viol, un modus operandi. Dans le moment post-#MeToo qui est le nôtre, il suffira de rappeler les stratagèmes mis en place par Harvey Weinstein pour violer des femmes puis décourager ses victimes de porter plainte, recourant même aux services d’une société de renseignement pour les discréditer et les intimider. Le viol n’est pas la manifestation d’une « pure pulsion », c’est un problème social, indissociable d’une domination de genre, d’une société qui en organise la possibilité.

Tout rapport sexuel quel qu’il soit engage donc a minima autre chose que « du sexe », à commencer par le cadre qui le rend possible. Le sexe n’est pas hors de la société, pas hors de la morale. Il est au contraire toujours étroitement entremêlé à des rapports sociaux et à des choix moraux.

Les philosophes ont la fâcheuse tendance de sauter par dessus toutes ces conditions pour faire du sexe un absolu insaisissable, un soleil que l’on voudrait regarder directement mais qui nous rendrait aveugle si on essayait de le faire (métaphore de Comte-Sponville). Il se peut que la question du « sexe en soi » soit bien plutôt un trou noir qui attire à lui toute la lumière sans jamais apporter aucune réponse (ma métaphore). Les sociologues ne partagent généralement pas cet aveuglement métaphysique. Préférant traquer les changements qui affectent les anciens modèles, certains diagnostiquent aujourd’hui une banalisation du sexe. Encore faut-il se demander ce que cette supposée banalisation produit. Je dirais : pas seulement, pas principalement une sorte d’irréversible refroidissement ou affadissement de la pulsion sexuelle. Plutôt de nouvelles formes de relations, auxquelles il nous faut apprendre à être attentifs. Associer sexe et amitié, ce paradoxe a suffi à faire grésiller pendant des millénaires les synapses des philosophes, qui ont préféré déclarer les deux comme étant irréconciliables. Et pourtant, c’est exactement ce que l’on peut désormais décider de faire.

Notes

[1Alasdair MACINTYRE, Après la vertu. Étude de théorie morale, PUF, Paris, 1997, p. 210.

[2Ruwen OGIEN, Philosopher ou faire l’amour, op. cit., p. 25- 17.

[3Arthur SCHOPENHAUER, Métaphysique de l’amour sexuel, op. cit., p. 1962. 61 Paris, 1994. p. 207.

[4Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir (1976), Gallimard

[5Amélie LANDRY, Les Chemins égarés. Géographie sociale des lieux de sexualité entre hommes, Le Bec en l’air, Marseille, p. 51.

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