Anticapitalisme Contre-attaque & autonomie

Les empires de l’eau : accaparement, privatisation et marchandisation

À la suite du rassemblement et de l’action du 14 octobre dernier à Vevey organisé par les Vagues de la Révolte contre Nestlé, nous publions cet article, sensé donner quelques pistes d’analyse et de compréhension des mécanisme d’accaparement, de privatisation et de marchandisation de l’eau à l’échelle mondiale.

Introduction

Bien que nous ne manquions pas d’exemples criant du caractère délétère du capitalisme, le cas de l’eau reste une parfaite illustration de ce que créé le système globalisé contre lequel nous luttons. Tensions géopolitiques, accaparement des terres et de l’eau, déplacements de populations, destructions des conditions de vie, pillage, extractivisme, exploitation, inégalité d’accès, gaspillage et ravage écologique sont les conséquences d’une économie qui place les profits avant la vie. L’utilisation, la distribution et la répartition de l’eau nous montre bien les rouages du capitalisme que sont l’impérialisme [1], le néocolonialisme [2], la subordination des Suds par les Nords [3], des plus pauvres pour les plus riches.

Tensions géopolitiques, accaparement des terres et de l’eau, déplacements de populations, destructions des conditions de vie, pillage, extractivisme, exploitation, inégalité d’accès, gaspillage et ravage écologique sont les conséquences d’une économie qui place les profits avant la vie.

L’eau est un enjeu socio-politique et géopolitique majeur. Nous pourrions nous attarder à de nombreux aspects différents liés à cette ressource vitale. Dans cette article, nous faisons le choix de mettre l’accent sur la privatisation, l’accaparement et la marchandisation de l’eau par des entreprises multinationales. Pour cause, il s’ancre dans la temporalité d’une mobilisation en lien avec l’eau contre le géant de l’agroalimentaire Nestlé. À cette occasion, bon nombre de collectifs en lutte, auxquels nous nous joignons avec Contre-Attaque & Autonomie, participent à une assemblé sur la question de l’eau.

L’eau, ressource vitale qui s’évapore

La planète Terre est couverte à 70% d’eau et pourtant seulement 2,6% est de l’eau douce, dont 68% est contenu dans les glaciers, 30% dans les nappes phréatiques et 2% entre les rivières et l’atmosphère. Au final, seul 1% de l’eau est à la fois douce et liquide.

Dans sa course aux profits, le système capitaliste laisse derrière lui d’innombrables ravages lié à l’utilisation de l’eau : destruction de la biodiversité, zone mortes dans les océans, assèchement de régions entières, érosion et lessivage des sols, la liste est longue et est grandement intensifié par le dérèglement climatique (sècheresse, feux, inondations et autres évènement extrêmes). Mondialement, le modèle d’agriculture intensive [4] imposé par l’agro-industrie est le premier secteur d’accaparement de l’eau, principalement pour des cultures de maïs et de soja destinées à l’exploitation animale, et à la production de biocarburant. En plus de son utilisation massive d’eau et de son impact écologique colossale, ce modèle se fait bien souvent au détriment de l’agriculture de subsistance [5] ainsi que des populations locales. Le second secteur le plus gourmand est la production industrielle, dont deux tiers sont destinés à la production d’énergie, en grande partie pour le refroidissement des centrales à charbon. À eux deux, l’agriculture et l’industrie représentent 90% de la consommation d’eau douce.

En parallèle, dans le monde, plus de 2 milliards de personnes n’ont pas accès à de l’eau potable

En parallèle, dans le monde, plus de 2 milliards de personnes n’ont pas accès à de l’eau potable. Une personne sur deux boit au quotidien une eau dangereuse pour sa santé. Les maladies liées à l’eau, dites hydriques, sont une des premières cause de mortalité dans le monde. Cette situation n’est pas inéluctable et s’explique au travers des mécanismes qui régissent la répartition, l’accès et l’utilisation de l’eau. Les gouvernements et les instances économiques imposent des politiques néolibérales de privatisation et maintiennent ainsi dans la précarité une grande partie du globe. Ceux qui en profitent sont les classes dirigeantes, les investisseurs et les multinationales. Par exemple Danone en Indonésie, Nestlé au Pakistan et au Brésil, Castel au Maroc ou encore Coca-Cola en Inde et au Mexique se servent de ces politiques de privatisation pour leurs profits tout en appauvrissant les populations et les écosystèmes locaux. Tous ces acteurs portent la responsabilité de cette situation hautement inégalitaire et trop souvent mortelle.

Privatisation, accaparement et marchandisation de l’eau

L’accaparement, la privatisation et la marchandisation de l’eau s’ancrent dans un modèle qui va bien au-delà du domaine de l’eau : la déstabilisation socio-politique, le pillage de ressources, les inégalités et l’exploitation sont nécessaires au capitalisme pour maintenir ses profits. Historiquement, l’esclavage et le pillage colonial ont servi d’accumulation primitive [6] à l’industrialisation en Europe. Depuis les années 60 et les luttes de libération anticoloniales, la main mise impérialiste et coloniale à changé de forme. Elle passe désormais par l’accaparement des ressources par des multinationales Occidentales. Pour maintenir leurs emprises sur les peuples et les ressources des Suds, les puissances économiques ont financé par la dette un prétendu développement sous condition d’une ouverture des marchés aux multinationales, par ce qu’ils appellent des “ajustements structurels”.
Au final, l’appauvrissement des populations est énorme, des multinationales s’accaparent des terres et des ressources et détruisent les capacités de subsistances locales pour contraindre les habitant.exs à devenir une main d’oeuvre bon marché, les gouvernements complices étouffent les résistances et, en définitive, les ressources comme les profits remontent vers les pays riches, dans les banques suisses par exemple et les rayons des centres commerciaux.

En ce qui concerne l’eau, les acteurs majeurs des politiques néolibérales et néocoloniales que sont la Banque Mondiale (BM), le fond monétaire internationale (FMI) et le Fond Européen d’Investissement (FEI), appliquent leur modèle à la lettre : ouvrir les marchés aux entreprises des Nords en imposant des ajustements structurels aux pays les plus pauvres, en échange de financements vitaux aux populations concernées. Ces populations sont particulièrement dépendantes des financements extérieurs car les multinationales qui exploitent leurs ressources mettent en place des stratégies d’évasion fiscale, ce qui amoindrit les rentrées d’impôts dans les pays du Sud et voient donc augmenter leur dépendance et leur dette. Pour promettre un accès sans entraves, les plus grandes têtes de l’industrie de l’eau en bouteille, tels que Nestlé, Coca-Cola, Pepsi Co et d’autres, ont créé le WRG, Water Resources Group. Sous couvert d’innovation et management durable des resources en eau, le WRG est un puissant lobby qui pousse en réalité pour la mise en place de partenariats entre des états et des entreprises privées en collaboration avec les banques de développement [7]. En somme, ils travaillent à la privatisation et l’accaparement de marchés par les multinationales qu’ils représentent. D’autres puissantes multinationales comme le leader mondiale des réseaux de distribution et d’assainissement des eaux Veolia profitent aussi activement des ajustements structurels imposés notamment par la banque mondiale, pour s’emparer des réseaux d’eau des grandes villes et y augmenter massivement les prix.

Plus concrètement, la privatisation à des fins de profit se fait à travers au moins trois mécanismes principaux :

  • l’accaparement des ressources à la source ou par le pompage directement dans les nappes phréatiques pour la mise en bouteille
  • la privatisation des infrastructures d’assainissement et de distribution de l’eau courante
  • la construction de barrages et d’autres infrastructures d’irrigation ou de production électrique

Actuellement, le marché de l’embouteillage de l’eau représente plus d’un million de bouteilles d’eau vendues à la minute, des tonnes de plastique, de produits chimiques et d’hydrocarbures pour les produire, mais également des bénéfices gigantesques. Nestlé, leader mondiale de ce marché, n’hésite pas à transformer l’eau en produit de luxe, avec Pure Life au Pakistan par exemple, marchandisant une ressource autrefois gratuite. Leur modèle de croissance et de profit implique un pompage excessif qui vide les nappes phréatiques, tarit des sources, prive des populations et des agriculteur.icexs de leur accès à l’eau, détruit la biodiversité, assèche les cours d’eau et les sols.

Leur modèle de croissance et de profit implique un pompage excessif qui vide les nappes phréatiques, tarit des sources, prive des populations et des agriculteur.icexs de leur accès à l’eau, détruit la biodiversité, assèche les cours d’eau et les sols.

Les cas de privatisation des infrastructures d’assainissement et de distribution ne sont pas moins destructeurs. Les entreprises profitent bien souvent d’un réseau déjà existant, mis à leur disposition pour s’enrichir. Afin d’augmenter leurs marges, ces entreprises minimisent au maximum la maintenance, ce qui laisse le réseau se dégrader. Aussi, ils augmentent drastiquement les prix à tel point qu’à nouveau, une partie conséquente des plus pauvres ne peuvent plus se permettre un accès à cette ressource vitale.

Finalement, le CADTM [8] nous rappelle que les conséquences de grandes infrastructures de rétention ou d’irrigation comme le barrages de l’Inga en République Démocratique du Congo sont vertigineuses :

“déforestation, accaparement de terres agricoles, dégradation de la biodiversité et des écosystèmes, destruction du patrimoine et des peuples, corruption, non-respect des droits humains. Ces barrages servent à alimenter de grosses industries appartenant à des compagnies étrangères recherchant de l’électricité bon marché pour produire des biens destinés à l’exportation vers les pays riches"

. D’autant plus que dans ce cas précis, l’accaparement vorace de l’eau permet de maintenir d’autres formes d’extractivisme. Ce barrage alimente en électricité l’extraction et la transformation du cuivre à presque 2000km de ce dernier, tandis qu’aucuns des villages le long de la ligne à haute tension ne profitent de cette énergie.

L’accaparement de l’eau participe une fois de plus à la destruction de l’agriculture vivrière et de l’autonomie des populations qui sont forcées à s’entasser dans les villes pour travailler, processus historique encore à l’oeuvre et qui est au coeur du fonctionnement du capitalisme. Cette déstruction qu’ils participent à produire et reproduire leur permet de maintenir l’exploitation des populations, et donc de maintenir une production bon marché.

Géopolitique de l’eau

En parallèle des structures néolibérales et néocolonialistes, la question géopolitique de l’eau est un enjeu majeur de notre temps. L’accès à l’eau étant principalement entre les mains des états et des multinationales, sa raréfaction exponentielle devient source de tensions interétatiques. La ressource vitale génère rivalités d’États, de pouvoir et des forces économiques et sociales.

Le dérèglement climatique et ses conséquences, l’industrialisation et la pénurie croissante de la ressource intensifient les tensions quant à l’approvisionement en eau potable. Dans maintes régions du monde, la demande en eau dépasse les ressources en eau disponibles. D’ici 2025, la moitié de la population mondiale vivra dans des régions soumises au stress hydrique [9].

Des “guerres de l’eau” se dessine dans le paysage géopolitique mondial. Au Moyen-Orient, la géopolitique de l’eau est au coeur du conflit Israélo-palestinien. Le bassin du Jourdain, partagé entre la Palestine, la Jordanie, la Syrie, Israël et le Liban, est source de conflits hydriques et militaires. Israël détient la majorité des ressources hydriques et sécurise son accès à l’eau en occupant les terres palestiniennes. D’ailleurs, du côté de “l’hydro-diplomatie” ou plutôt hydro-nationalisme, l’eau est l’obstacle principal dans les négociations de paix et le règlement du conflit. L’eau devient un instrument géopolitique majeur, comme c’est le cas également en Égypte et en Éthiopie autour du barrage de la Renaissance sur le Nil qui est une ressource vitale pour 12 pays d’Afrique de l’Est et du Nord. Ce dernier illustre bien les enjeux et les conflits présents dans la gestion de l’eau. Autre exemple, l’Irak, où une véritable crise de l’eau est en cours à cause des sècheresses répétées mais aussi d’un système de distribution obselète. Au Nord du pays, un barage retient la principale réserve du pays. En décembre 2022, la Banque mondiale appelait l’Irak à “moderniser l’irrigation” et “réhabiliter les barrages”. Sauf qu’à nouveau, l’eau devient ainsi un instrument de pouvoir pour les pays et régions situés en amont des cours d’eau, qui peuvent dès lors maîtriser le débit et causer des dommages conséquents aux pays situés en aval.

Sauf qu’à nouveau, l’eau devient ainsi un instrument de pouvoir pour les pays et régions situés en amont des cours d’eau, qui peuvent dès lors maîtriser le débit et causer des dommages conséquents aux pays situés en aval.

Aussi, lors de conflits, les stratégies de guerres peuvent mener à la suppression généralisée de l’accès à l’eau, comme c’est le cas du Yémen et tout dernièrement de Gaza en Palestine. La population civile est donc directement touchée. Destruction des maillages d’approvisionnement en eau potable, bombardements des centrales hydroélectriques ou nucléaires, et bien d’autres. Tant d’opérations sont menées afin de justement toucher directement la population civile et engendrer des situations chaotiques et meurtrières.

Résistances populaires contre les multinationsales et la privatisation de l’eau

Les conflits et résistences autour de l’eau sont de plus en plus fréquents dans l’espace politique, à l’image des luttes contres les méga-bassines en France ces dernières années. Mais l’un des mouvements marquant de résistance face aux multinationales a été la « guerre de l’eau » à Cochabamba en Bolivie en l’an 2000. L’entreprise Aguas del Tunari a privatisé le système municipal de gestion de l’eau et a augmenté considérablement les prix. Grâce aux longs mois de résistances et au rapports de forces constitués sur le terrain, le combat a fini par une victoire de la population. Le gouvernement national bolivien a finalement décidé de rompre le contrat de concession des services avec le consortium privé transnational Aguas del Tunari, et a adopté une nouvelle loi sur l’eau. La lutte a été menée par une coalition d’organisations sociales, la Coordination de Défense de l’Eau et de la Vie (CDEV), et était composée d’associations, de groupes indépendants, de petit·exs commerçant·exs, des ouvrier·exs précarisé·exs, des habitant·exs des quartiers périphériques, des paysan·nexs et des communautés autochtones du département. Une alliance qui a réussi à rompre avec les frontières territoriales entre espace rural et urbain. Cette victoire a apporté deux certitudes : il n’est pas impossible de vaincre les multinationales et la privatisation du monde n’est pas une fatalité !

En suisse, la résistance n’est pas très organisé mais gagnerait à le devenir tant il y a d’enjeux qui se joue dans les institutions internationales, dans les sommets comme le WEF ou encore dans les conseils d’administration des plus grandes multinationales du Pays. Ironiquement, la suisse possède un des systèmes d’assainissement et de distribution d’eau potable publics les plus performants au monde, mais les impôts de ses citoyen·nexs permettent et soutiennent la privatisation de l’eau dans d’autres pays. La Suisse est un paradis pour multinationales, elle offre des conditions parfaites pour le géant de l’agroalimentaire Nestlé, qui profite de la fiscalité suisse et du soutien de l’état. Le géant de l’agroalimentaire est présent dans presques toutes les instances politiques suisses et reçoit un soutien quasi total de la confédération en toutes circonstances, que ce soit pour faire pression sur d’autres États ou pour négocier des accords commerciaux. Nous avons une responsabilité politique à ne pas les laisser continuer leur le pillage, l’exploitation et la destruction qu’ils imposent sans réagir. La suisse est le berceau d’un impérialisme économique sanglant, un haut lieu de l’hégémonie néoliérale ou l’État et les multinationales collabore sans relache pour maintenir leurs mains mises ailleurs et leurs profits.

Notes

[1Dans sa définition la plus simple l’impérialisme est une stratégie et doctrine politique de conquête, visant la domination d’une région par une autre. Ce terme peut faire référence à une conquête territoriale mais aussi à une domination économique ou politique.

[2Le terme néocolonialisme décrit les nouvelles formes que prend l’impérialisme. La fin du colonialisme, dans la foulée des indépendances nationales des années 1950 et 1960, a entrainé, du moins dans bien des cas, le début du néo-colonialisme. Cette domination se fait au travers de multiples mécanismes comme, entre autres, la pression ou l’occupation militaire, les pressions économiques, l’ouverture des marchés aux multinationales, la corruption ou encore la déstabilisation politiques de gouvernements qui ne permettrait pas aux pays impérialistes de maintenir leurs intérêts économiques, politiques ou stratégiques dans certaines régions.

[3Suds et Nords sont utilisés ici en faisant référence aux termes Sud global et Nord global. Ces termes font référence à une division économique et politique du monde, et non purement géographique comme les termes pourraient le suggérer. Le Sud global désigne des pays qui étaient des anciennes colonies et qui des fois sont appelés “des pays en voie de développement” (développement économique calqué et imposée sur celui du Nord). Le Nord global se réfère aux anciens pays colonnisateurs ou impérialistes, souvent appelés “pays dévéloppés” par ce même Nord global.

[4L’agriculture intensive (par opposition à l’agriculture extensive) est un système de production agricole fondé sur un accroissement de la production par rapport à la disponibilité des facteurs de production (surfaces cultivées, moyens humains et matériels).

[5L’agriculture de subsistance ou vivrière est essentiellement destinée à l’autoconsommation. La production est rarement excédentaire et n’est pas destinée ni à l’industrie agroalimentaire ni à l’exportation.

[6L’accumulation primitive est un concept à l’origine décrit par Marx et qui recouvre l’ensemble de l’accaparement de ressources et de force de travail exploité nécessaire à l’avènement du capitalisme. Marx considérait que les enclosure, comme l’esclavage dans les colonies servait de base matérielle (accès à la terre, à la main d’oeuvre, aux ressources) nécessaire à l’avènement et au développement de la force productive capitaliste en Europe.

[7Les banques de développement sont des institutions supranationales fondées par des états, qui visent à accomplir des objectifs sur le “développement” (économique, durable, politique) définis par ces états.
.

[8Committee for the Abolition of Illegitimate Debt ou Comité pour l’Abolition de la Dette Illégitime, en français. Il s’agit d’un réseau international d’activistes qui luttent pour l’annulation de la dette des Suds, considérée comme illégitime et produite par des politiques néocoloniales et impérialistes.

[9Une pénurie d’eau ou un stress hydrique est une situation dans laquelle la demande en eau dépasse les ressources en eau disponibles dans une zone géographique déterminée.

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