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« Les mouvements doivent rendre la vie meilleure à leurs participantExs ; c’est ce que ACT UP a fait »

Cet article est la traduction d’une interview de Sarah Schulman, menée par Alex N. Press, parue dans le journal Jacobin le 24 juin 2021, à l’occasion de la sortie du livre de Schulman Let The Record Show. A Political History of ACT UP New York, 1987-1993 (Farrar, Straus and Giroux, 2021), qui rend compte de l’histoire politique d’ACT UP New York et de la lutte contre le sida aux États-Unis à travers plus de 200 entretiens.

ACT UP, qui signifie AIDS Coalition to Unleash Power [Coalition contre le sida pour libérer le pouvoir] est une organisation militante de lutte contre le sida fondée en 1987 à New York, dont l’objectif est de soutenir les personnes atteintes du sida à travers l’action directe. Elle se concentre notamment sur la recherche médicale, sur les traitements, et cherche à modifier la législation et les politiques publiques qui encadrent l’épidémie du sida. L’interview se concentre sur ACT UP New York, mais l’organisation a essaimé dans plusieurs villes occidentales.

Sarah Schulman est une autrice prolifique qui décrit la vie des personnes queer à New York dans des romans, du théâtre et des essais. Elle est militante, était membre active d’ACT UP. Elle a fondé le collectif Lesbian Avengers. Elle a coordonné le projet ACT UP Oral History Project avec son camarade Jim Hubbard, avec qui elle a produit en 2012 le film United in Anger : A History of ACT UP, réalisé par Hubbard.

 

JACOBIN / Dans Let the Record Show, tu écris que tu voudrais que les gens tirent des leçons du passé dans le livre, afin de mieux s’organiser dans le présent. Peux-tu revenir sur cet objectif ?

SARA SCHULMAN / Ce n’est pas de la nostalgie. Il est presque impossible de trouver des informations sur ce qu’un mouvement comme ACT UP a fait, quelles étaient ses stratégies et ses tactiques, parce qu’ACT UP n’a pas produit de théorie. Les gens pensaient que ce qu’iels faisaient était ACT UP, donc personne n’avait de vue d’ensemble de l’organisation. Mais tout bien considéré, ACT UP a connu un succès incroyable et j’ai pensé qu’il serait utile pour les gens d’avoir accès à certaines des actions réussies et à certains problèmes, pour être en mesure d’y réfléchir de manière critique.

Ce que l’on pense du succès d’ACT UP est lié à notre vision de la manière dont le changement se produit. Comme tu l’écris, “malheureusement, la plupart des gens ne participent pas au changement. Ma perception est que le destin d’une société est déterminé par de très petits groupes de personnes. Seuls de très petites avant-gardes mènent réellement les actions nécessaires, et encore moins le font avec la volonté d’être efficaces.” Tu parles de “grands bonds”, de poussées ou de vagues, et tu dis que l’histoire ne peut être contrainte. Mais ACT UP est apparu à un moment où il y avait une brèche, et ses participantExs ont changé l’histoire.

Je pense que le changement se produit vraiment dans la contre-culture que produisent les mouvements. Pour qu’un mouvement puisse changer la façon dont les gens se perçoivent, un certain charme doit opérer. ACT UP a changé la façon dont les personnes queer et les personnes atteintes du sida se percevaient elles-mêmes, et la façon dont elles étaient perçues par l’extérieur. Mais le mouvement a eu un impact dans le monde entier, bien au-delà des personnes qui l’ont rejoint.

ACT UP a changé la façon dont les personnes queer et les personnes atteintes du sida se percevaient elles-mêmes, et la façon dont elles étaient perçues par l'extérieur. Mais le mouvement a eu un impact dans le monde entier, bien au-delà des personnes qui l'ont rejoint.

Très peu de personnes sont prêtes à faire le pas de s’opposer aux mécanismes du pouvoir, parce que nous sommes ambitieuXses. C’est pourquoi je parle de l’expression “no business as usual” [dans le sens “c’est pas la routine” (NDLT)]. Pour s’engager dans cette voie, il faut renoncer à certaines idées sur soi-même et notre rapport au pouvoir. Cependant, au sein du groupe de personnes qui sont prêtes à faire cela, la plupart d’entre-elles ne sont pas disponibles ou efficaces. Il y a un sous-groupe de personnes qui peut réellement réfléchir à des solutions, conceptualiser une voie à suivre, voir les étapes à franchir, puis les mettre en œuvre. Pour une raison quelconque, ACT UP a attiré ces personnes. C’était l’une des questions que je me suis posée : qu’ont-elles en commun ?

Tu écris que la réponse est que “face à l’urgence, ce ne sont pas des spectateurXices”. C’est quelque chose qui relève de leur caractère, plutôt qu’enraciné dans des expériences communes. C’est une question que je me pose parfois à propos des projets collectifs de la gauche : pourquoi les personnes s’engagent-elles ?

C’était l’état d’urgence. La vie et la mort sont des enjeux très importants. Il y a des mouvements en ce moment qui sont confrontés à des enjeux de vie ou de mort. Prend par exemple le mouvement de solidarité avec la Palestine : c’est un mouvement qui a besoin d’être aussi efficace que possible. Il accueille tout le monde, y compris des personnes qui ne sont pas bienvenues dans d’autres mouvements. Et leur stratégie a changé à plusieurs reprises. Iels sont désespéréExs, et ont besoin de changement. Lorsque le BDS a été introduit, cela a constitué un énorme changement stratégique. Les gens étaient prêtExs à essayer quelque chose de complètement différent.

Parlons des réalisations d’ACT UP. Quels ont été ses plus grands succès au cours des années sur lesquelles porte ton livre ?

Il y a d’importants succès pendant les six années que je couvre. ACT UP a imposé une réorientation de la recherche sur la médicamentation. ACT UP a forcé la Food and Drug Administration à mettre à disposition des médicaments expérimentaux qui n’avaient pas encore été homologués. ACT UP a forcé le CDC à modifier la définition du sida pour inclure les femmes et qu’elles puissent avoir droit à des prestations et à participer à des essais cliniques. ACT UP a rendu légal l’échange de seringues à New York. ACT UP a supprimé les conditions excluantes qui limitaient l’accès pour les personnes séropositives à plusieurs assurances privées, ce qui a permis à des centaines de milliers de personnes d’y accéder. ACT UP a empêché l’Église catholique de contrôler la distribution de préservatifs et a lancé Housing Works, un programme pour loger les sans-abri atteints du sida.

Mais le mouvement a aussi changé la façon dont les personnes atteintes du sida se percevaient ainsi que leur représentation dans les médias grand public.

Ces succès s’expliquent en partie par les origines politiques d’ACT UP : les gens sont entrés dans l’organisation avec l’expérience d’autres formes de militantisme. Les mouvements sont si souvent opposés, alors qu’il y a toujours des imbrications. ACT UP comptait des personnes issues du mouvement ouvrier, du mouvement des droits civiques, du mouvement féministe, des mouvements antifascistes latino-américains. Tout comme il y a ces dernières années des imbrications entre le mouvement ouvrier, Occupy Wall Street, le mouvement contre les violences policières et les campagnes présidentielles de Bernie Sanders.

Il faut commencer par se demander pourquoi il y a eu un mouvement gay autonome au départ. Ce n’est pas parce que les homosexuelLEs pratiquaient le séparatisme ; c’est parce que les homosexuelLEs ont été mis à la porte de la gauche. Le parti communiste a expulsé les homosexuelLEs. Le mouvement des droits civiques a mis Bayard Rustin sur la touche. Le mouvement féministe a connu de nombreuses purges de lesbiennes, plus que ce qui a été documenté. Nous avons été forcéExs de créer un mouvement gay autonome parce que personne d’autre ne voulait de nous.

Le mouvement gay est historicisé comme étant mouvement discret, mais ce n’est pas le cas - non seulement il y avait les influences que j’ai exposées, mais beaucoup de personnes queer étaient dans d’autres mouvements sans avoir fait leur coming-out. Jeff Gates, membre d’ACT UP, est mort du sida, mais il a participé à la révolution au Nicaragua. Le livre d’Emily Hobson aborde ce sujet . Nous avons tendance à considérer le mouvement gay comme un mouvement à part, mais ce n’est pas le cas. Il y a aussi l’influence générationnelle. Je suis née dans les années 50, et la plupart des membres d’ACT UP étaient nés dans les années 40, 50 et 60. En tant qu’enfants gays – un concept qui n’existait pas, les gens nient que les enfants étaient queer, mais nous l’étions – il n’y avait pas l’idée d’une communauté gay ou d’un mouvement gay.

En revanche le mouvement de résistance des NoirExs était évident. On le voyait à la télévision, dans les magazines Life ou Jet, ou parce que la famille de certaines personnes y participait. Les NoirExs affrontaient la police, menaient des actions directes et créatives, comme par exemple s’asseoir dans des restaurants ségrégationnistes, ou faisaient de la désobéissance civile non violente. Les membres d’ACT UP ont intériorisé cela, même si nous n’en avons jamais discuté. Lorsque j’ai fait mes recherches pour le livre, j’ai relu la “Lettre de la prison de Birmingham” de Martin Luther King où il expose sa vision de l’action directe, et c’est exactement ce que qu’a fait ACT UP. Il est clair que les gens avaient intériorisé ces stratégies et qu’il y avait une sorte d’identification avec elles. C’est une autre façon de montrer l’influence d’autres mouvements.

Et troisièmement, il y avait les réunions du lundi soir, qui rassemblaient entre 300 et 700 personnes. Si on regarde les images, ou si on regarde United in Anger, on peut voir qu’il s’agit principalement d’hommes blancs gays. Mais ces mêmes personnes, lorsqu’elles quittaient la réunion, étaient impliquées dans toutes sortes d’organisations militantes. Elles travaillaient avec des programmes d’échange de seringues, avec des personnes incarcérées atteintes du VIH, avec des femmes atteintes du VIH, avec des sans-abri. Il y avait des mélanges, des connections, l’impact et les influences de ces communautés qui n’étaient pas majoritairement composées d’hommes blancs gays.

Ce sont là trois domaines qui démontrent l’engagement d’ACT UP dans d’autres mouvements.

Tu soulignes l’importance de la communauté et, dans le livre, tu critiques les représentations les plus connues de la lutte face au sida, parce qu’elles n’abordent pas le rôle de la communauté. Dans ces travaux, l’accent est plus souvent mis sur un homme gay solitaire et un hétéro héroïque qui lui vient en aide.

Je soutiens que ces œuvres ont été fortement récompensées et sont devenues mainstream en raison du contenu qu’elles présentent. Je parle de Philadelphia, qui a remporté un Oscar, mais un autre exemple est Dallas Buyers Club, où le type est hétéro, alors que les gens de Buyers Club n’étaient pas hétéros. Ces œuvres ont reçu des prix Pulitzer et des Oscars, et elles ont été récompensées en raison des valeurs qu’elles présentent. Si elles avaient fait preuve de justesse dans la dépiction du profond abandon par leurs familles qu’ont vécu personnes atteintes du sida, et le fait que seules les personnes homosexuelles et les personnes atteintes du sida se sont unies les unes aux autres et ont forcé la société à changer contre son gré, ces œuvres n’auraient pas été récompensées.

Dans mon livre Stagestruck, il y a une section où j’examine des productions qui sont sorties la même année que Rent et qui représentent des points de vue totalement opposés ; elles ont été complètement marginalisées. Ces points de vue sont ce qui a fait que ces œuvres ont été qualifiées de brillantes, mais elles étaient très infidèles à la réalité.

Un autre récit que tu critiques est que l’on a survécu à l’épidémie et que le sida est vaincu. En réalité, le sida est loin d’être anéanti. Comme tu l’écris dans une note au début du livre, chaque année aux États-Unis des milliers de personnes meurent encore du sida. Dans le monde, selon le Programme commun des Nations Unies sur le VIH/sida, il y a eu environ 690 000 décès dus au sida en 2018.

L’une des scènes du livre qui me touche le plus est celle où Mark Simpson, qui était un artiste d’ACT UP, a réalisé qu’il ne survivrait pas et a décidé de mettre fin à ses jours. Son ami, le cinéaste Tom Kalin, était à ses côtés lorsqu’il s’est suicidé. Il a passé le week-end avec lui pendant qu’il avalait des pilules. Mark meurt et Tom doit appeler sa famille pour les prévenir, puis il doit appeler la police pour qu’elle vienne relever le corps. Il est épuisé, il se traîne jusqu’à la maison et il prend le New York Times du dimanche. Il s’assied à la table de la cuisine, ouvre le journal, et l’article en couverture est d’Andrew Sullivan. Il s’intitule “Quand les fléaux prennent fin”, et il affirme que le sida est terminé parce que Sullivan et ses amis ont pu obtenir des inhibiteurs de protéase.

L’ironie de ce moment, qui montre à quel point c’est tragique – et ce n’est pas une question de blancheur, c’est une question d’élite, parce que Mark et Tom sont blancs – c’est le narcissisme de penser que l’épidémie est terminée parce que vous pouvez obtenir des inhibiteurs de protéase. En 2017, plus de vingt ans plus tard, Linda Villarosa, journaliste lesbienne noire du New York Times, publie un article où elle montre que les homosexuels noirs et le sud des États-Unis ont un taux d’infection au VIH supérieur à tous les pays du monde. Dans un sens, les militantExs du sida ont réussi à vaincre le VIH, mais iels n’ont pas réussi à vaincre le capitalisme.

Cela ressemble à ce que nous constatons avec le vaccin contre le COVID, à savoir que les traitements qui existent ne sont pas mis à disposition largement en raison des bénéfices sur lesquels repose l’industrie pharmaceutique mondiale. À New York, 1’400 personnes sont mortes du sida il y a deux ans. C’est complètement absurde, mais c’est parce que nous n’avons pas de système de soin et de santé logique ou cohérent. Les gens passent entre les mailles du filet ou sont diagnostiqués aux urgences lorsqu’il est trop tard parce qu’iels n’ont pas de soins de santé.

Pendant les années que ton livre aborde, la couverture du sida par les médias grand public était épouvantable. Les membres d’ACT UP parlaient des “New York Crimes.”[au lieu de New York Times, un des plus grands quotidiens américains]. En 1989, il y a eu une manifestation devant la maison de l’éditeur du New York Times, Punch Sulzberger, et une marche jusqu’aux bureaux du journal. Les gens disaient que le journal publiait “Toutes les nouvelles qui tuent” et ont distribué des tracts demandant pourquoi le journal “réécrivait les communiqués de presse des organismes fédéraux de santé”.
Peu de temps avant cette manifestation, le New York Times avait rejeté une étude fédérale démontrant que la question du sida était sous-évaluée. Comme le disait le tract de cette manifestation, “cet éditorial cruel a assuré à son lectorat que le sida aurait bientôt disparu, une fois que les membres infectés des groupes à risque indésirables seront morts les uns après les autres”.

Les gays n’étaient pas abordés dans les médias corporate. C’est pourquoi il existait un réseau de journaux underground, de journaux féministes communautaires et de journaux gays et lesbiens, pour lesquels j’ai commencé à écrire à la fin des années 70. Nous voulions savoir ce qui se passait dans notre communauté. Les médias étaient blancs et masculins, le secteur privé était blanc et masculin, et le gouvernement était blanc et masculin. Et les homosexuels qui faisaient partie de ces structures de pouvoir étaient pour la plupart dans le placard.

Les gays n'étaient pas abordés dans les médias corporate. C'est pourquoi il existait un réseau de journaux underground, de journaux féministes communautaires et de journaux gays et lesbiens, pour lesquels j'ai commencé à écrire à la fin des années 70. Nous voulions savoir ce qui se passait dans notre communauté.

Dans les médias, les personnes atteintes du sida étaient représentées comme des personnes squelettiques, dépérissantes et mourantes, ou comme des personnes dangereuses pour vous. Lorsque les médias ont enfin commencé à aborder la question du sida, ils ont divisé les personnes atteintes du sida en victimes innocentes et en victimes coupables. Ce sont vraiment ces mots qui ont été utilisés. Une victime innocente était une personne hémophile, ou qui avait reçu une transfusion sanguine, ou une femme blanche hétérosexuelle qui avait eu des rapports sexuels avec un homme secrètement bisexuel. Une victime coupable était quelqu’unEx qui avait contracté le sida par des rapports sexuels ou des aiguilles. Cette différenciation était claire. Les reportages grand public étaient horribles.

Donna Binder, une photojournaliste, est une des personnes que je suis heureuse d’avoir incluse dans le livre. Elle raconte comment elle photographiait les actions d’ACT UP, apportait les photos aux rédacteurs photo, et iels n’en voulaient pas. Iels voulaient les personnes squelettiques. Ce n’est qu’après l’action d’ACT UP dans la cathédrale St Patrick et l’interruption de la messe de décembre 1989 qu’ils ont commencé à comprendre que les photos que Donna leur apportait étaient des photos de personnes atteintes du sida, et que ces personnes se battaient pour leur vie.


Tu apparais dans United in Anger, le film que tu as réalisé avec Jim Hubbard, le jour de l’action à la cathédrale St Patrick, en train de critiquer les choix tactiques. C’est un grand moment, car le livre critique également les approches avec lesquelles tu es en désaccord...

Là je ne suis pas d’accord avec toi. Nous avons gardé cette scène dans le film pour me représenter en train d’avoir tort. L’histoire a montré que j’avais tort. ACT UP était principalement animé par des juifs et des catholiques – c’était le New York d’avant la gentrification. Mais il y avait un groupe important de protestantExs, et certainExs d’entre elleux avaient peur qu’ACT UP passe pour un mouvement anti-catholique. Les juifs et les catholiques s’en fichaient. Le compromis a donc été un piquet de grève silencieux à l’intérieur de l’église, et j’y suis entrée dans cette optique. Mais Michael Patrelis a sauté sur le banc et a commencé à crier au cardinal : “Vous êtes en train de nous tuer, vous êtes en train de nous tuer !”. Cela allait à l’encontre de ce que le groupe avait décidé, et ça m’a déstabilisé. Lorsque je suis sortie de l’église en titubant après l’arrestation de tous ces gens et qu’on m’a tendu un micro, j’ai exprimé cela. Mais il s’avère que ce qu’il a fait était juste. Cela a rendu l’action beaucoup plus puissante et a été un tournant pour ACT UP.

Tu émets une critique lorsque tu questionnes l’efficacité de l’attention portée sur les dynamiques internes au sein des mouvements. Tu écris : “Les femmes et/ou les personnes racisées d’ACT UP n’ont pas perdu leur temps à essayer d’apprendre à leurs camarades hommes blancs à être moins sexistes et racistes.” Plutôt que de se concentrer sur la conscientisation des membres sexistes ou racistes d’ACT UP, l’accent était mis sur la canalisation des ressources vers des projets qui aidaient les femmes ou les personnes racisées. Cet argument est à l’opposé de la façon dont une partie de la gauche aborde actuellement les questions d’organisation.

Les personnes atteintes du sida n’avaient pas le temps pour ça. ACT UP devait être efficace. Tout ce qui relevait de la bureaucratie ou qui n’était pas orienté vers l’obtention de médicaments, de prestation d’assurances ou de logement n’avait aucun sens. Et si cette façon bureaucratique de faire les choses a une histoire dans la gauche marxiste, les mouvements activistes communautaires n’étaient pas encore dans ces dynamiques.

Si vous étiez impliqué dans la campagne pour que les femmes atteintes du sida obtiennent des aides et des médicaments, et qu’ACT UP organisait une vente aux enchères d’œuvres d’art qui a rapporté 650 000 dollars, vous utilisiez cet argent pour faire venir des femmes atteintes du VIH afin qu’elles témoignent lors d’audiences à Washington DC, ou pour payer leurs voyages et leurs hôtels pour qu’elles aillent aux manifestations. Lorsque l’assemblée des Latinos s’est rendu compte que les personnes atteintes du sida à Porto Rico avaient besoin d’aide, l’argent d’ACT UP a été utilisé pour se rendre à Porto Rico. Personne ne leur a demandé de trouver de l’argent parce qu’il y avait des gens dans ACT UP qui avaient des relations haut placées et qui pouvaient trouver cet argent.

Il ne faut pas oublier qu’on peut passer tout sa vie à essayer de changer une personne, et échouer.

Je pense que le phénomène que tu critiques relève d’une focalisation sur le langage plutôt que sur l’action.

On se concentre beaucoup sur la tentative de faire pression sur le langage en ce moment. Mais quand je regarde en arrière, je ne vois aucun mouvement qui ait essayé d’imposer une homogénéité en terme d’analyse et de stratégie et qui y soit parvenu. Sauf le modèle léniniste où le comité central décide de la ligne à suivre, la publie dans le journal, puis les membres lisent le journal et s’y tiennent. Mais cela ne fonctionne pas. Ce qui fonctionne, c’est une démocratie radicale et une politique d’inclusivité, où les gens sont encouragés et habilités à agir efficacement, à partir de là où iels se trouvent, avec comme objectif de fond une stratégie unitaire. Au sein d’ACT UP, la stratégie unitaire était : action directe pour mettre fin à la crise du sida.

Le livre montre avec fidélité la réalité désordonnée du mouvement, y compris la bizarrerie de la structure d’ACT UP.

Et à quel point les gens étaient bizarres ! Les gens partaient dans tous les sens. Il y a tellement de bordel dans ACT UP. Il n’y a pas que Michael qui crie dans l’église. Il y a des gens qui volent de l’argent, des gens qui font des overdoses et qui meurent, des gens qui prétendent être séropositifs alors qu’ils ne le sont pas. Ce n’était pas une politique respectable, globalement, parce que c’était un mouvement d’humainExs, et ACT UP permettait aux gens d’être comme ça. Personne n’était rejeté ou menacé d’être évincé ou exclu. Il n’y avait pas d’idéologie suprémaciste sur nous-mêmes.

Lorsque vous êtes oppriméEx au point de n’avoir aucun droit, qu’on vous laisse mourir et que vos familles vous rejettent, vous n’êtes pas en mesure de décider que vous êtes au dessus des autres et que vous allez les jeter dehors parce qu’iels ne sont pas assez irréprochables ou purs. C’est un concept de communauté. La communauté n’est pas un événement mis en scène. La communauté est une porte ouverte.

Cette acceptation de l’étrangeté est accompagnée d’un certain franc-parlé au sujet de la joie. ACT UP était bien sûr structuré par la perte et la mort – tu parles d’un “paysage de disparition et d’apparition”. Mais il y a aussi beaucoup d’exaltation. Les membres d’ACT UP parlent de flirt pendant les réunions, de danse, de sexe et d’expériences de vie collective.
Ce sentiment de joie qui accompagne l’engagement dans un projet collectif est souvent absent de l’histoire des mouvements. Bien que le travail militant soit difficile, certains des moments les plus épanouissants que j’ai vécu sont survenus lorsque j’étais engagé à fond dans un projet collectif. Certaines des personnes avec lesquelles on s’organise deviennent tes meilleurs amis, et même ceux qu’on n’apprécie pas, c’est possible de les respecter. Pourquoi penses-tu qu’il est important de montrer cette joie ?

Il ne faut pas oublier que c’est une période où la plupart des homosexuels sont dans le placard. Les personnes qui font leur coming out dans un contexte aussi oppressif sont des personnes qui sont investies dans leur sexualité. La culture dominante du sida était sexuellement punitive. Le safe sex inventé par Joe Sonnabend, Mike Callen et Richard Berkowitz est associé à un argument moral et punitif selon lequel la “promiscuité sexuelle” était la cause du sida. Mais ce n’est pas vrai : si vous utilisez des préservatifs, le nombre de personnes avec lesquelles vous avez des rapports sexuels n’a pas d’importance.

L’effort était mis dans le contrôle des gens, et ACT UP représentait ce qu’on appellerait aujourd’hui une alternative “pro-sexe” à cela. La plupart des personnes que j’ai interrogéExs m’ont dit que pendant les premières années d’ACT UP, tout le monde utilisait des préservatifs. C’était une fête de l’amour – d’une certaine manière, c’était très hippie. Et les gens étaient jeunes. Lorsque le sida a été observé pour la première fois, j’avais vingt-trois ans. Les gens voulaient s’amuser, et iels se sont amuséExs. Les mouvements qui produisent de la culpabilisation, de la pression et du stress ne seront pas victorieux. C’est pourquoi Emma Goldman a dit : “Si je ne peux pas danser, je ne veux pas faire partie de votre révolution.” Les mouvements doivent rendre la vie meilleure à leurs participantExs, et c’est ce que ACT UP a fait.

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