Nationalistes, identitaires, catholiques conservatrices, une nouvelle génération de femmes s’est engagée à droite ces dernières années, en revendiquant de militer pour « la cause des femmes ».
Rompues à la communication, ces militantes qui se définissent comme antiféministes ou alterféministes ont su, depuis la Manif pour tous[1], imposer leur discours réactionnaire dans le débat public, à travers des figures comme la journaliste Eugénie Bastié ou l’identitaire Thaïs d’Escufon. La vague #MeToo les a, paradoxalement, renforcées.
Fruit d’un long travail d’enquête, Les Nouvelles femmes de droite (Hors d’atteinte, 2022), de la politiste et historienne Magali Della Sudda, décrit avec précision cette nébuleuse composite et retrace les filiations anciennes dont ces militantes sont les héritières.
Comment définir ces mobilisations de femmes de droite, voire d’extrême droite ? Comment s’inscrivent-elles dans l’histoire du féminisme, et s’y inscrivent-elles, d’ailleurs ?
Magali Della Sudda : C’est une question difficile que j’ai mis presque dix ans à trancher. Il faut rappeler que le féminisme est un enjeu de lutte. Il n’y a pas un féminisme mais des féminismes : toutes les organisations qui se mobilisent au nom des femmes et du féminisme n’ont pas la même définition de ce qu’est « une femme » ou de ce qu’est précisément le féminisme. Entre, par exemple, la fervente défenseuse de la gestation pour autrui à celle qui considère que la marchandisation du corps des femmes est inacceptable, on voit bien qu’il y a des oppositions radicales au sein d’un même espace « féministe ».
Et si on élargit notre focale au sein de « l’espace de la cause des femmes », c’est-à-dire toutes les personnes qui interviennent dans l’espace public, en tant que femmes, pour plaider la cause des femmes, un concept que l’on doit à la politiste Laure Bereni, alors je pense qu’on peut inclure ces mobilisations dans cet espace qui est conflictuel. Même lorsqu’elles agissent publiquement en tant que femmes mais contre les féministes. Elles remettent en cause celles qui, habituellement, portent la cause des femmes.
Certaines, comme Thaïs d’Escufon, ancienne porte-parole de Génération identitaire, se présentent comme antiféministes. D’autres, comme Alice Cordier, du collectif Némésis, se revendiquent d’un autre féminisme, un « féminisme identitaire ».
Vous montrez dans votre livre que la Manif pour tous a été ces dernières années un moment fondateur pour toute cette mouvance. Pourquoi ?
C’est un moment extraordinaire au sens où les droites et les catholiques qui vont descendre dans la rue pour s’opposer à la loi Taubira et aux politiques d’égalité de genre du gouvernement socialiste vont être décloisonnés. On l’observe dans la rue, sur les réseaux sociaux, dans certains organes de presse. On ne peut pas, je crois, comprendre la dénonciation actuelle du « wokisme », du « néoféminisme » si on ne revient pas à ce moment fondateur.
Dans cette mobilisation, les femmes sont en première ligne. Or c’est aussi le moment où va se durcir la contrainte paritaire dans le champ politique. Des possibilités de carrière politique qui n’existaient pas avant vont s’ouvrir pour beaucoup de femmes. Les identitaires s’institutionnalisent et abandonnent un peu certains modes d’action pour envisager de travailler avec le FN.
Qu’ont-elles en commun ?
Même si les organisateurs de la Manif pour tous ont mis en avant la présence d’autres responsables religieux, le socle des manifestants est catholique observant, pour l’écrasante majorité. Il y a dans les cortèges des personnes âgées, les beaux quartiers, des familles. Mais aussi des jeunes gens et jeunes filles.
Les « nouvelles femmes de droite » appartiennent à la même génération ; elles sont urbaines, diplômées, ce qui n’était pas les cas de leurs ancêtres, les « femmes de droite »[2] opposées aux politiques d’égalité dans les années 1980.
On naît femme, on ne le devient pas, disent-elles en s’opposant alors à ce qu’elles appellent « la théorie du genre ». Elles accordent une place importante à la nature dans le fondement de l’identité féminine.
Les jeunes femmes qui vont s’engager dans le mouvement sont nées pour la plupart au début du XXIe siècle ou à la toute fin du XXe siècle. Elles ont grandi dans un monde égalitaire d’un point de vue normatif.
Les militantes qui surgissent à ce moment-là s’inscrivent dans un horizon normatif de l’égalité et de l’autonomie et ne veulent plus que d’autres femmes parlent à leur place.
Elles ne veulent ni du féminisme institutionnel – de Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre des droits des femmes –, ni des organisations habituelles – Osez le féminisme ou les Femen –, qui représentent la cause des femmes.
Un autre point commun est la convocation d’un registre plutôt naturaliste, ou essentialisant, pour s’engager dans l’espace public. On naît femme, on ne le devient pas, disent-elles en s’opposant alors à ce qu’elles appellent « la théorie du genre ». Elles accordent une place importante à la nature dans le fondement de l’identité féminine.
Votre ouvrage montre qu’elles s’inscrivent, en réalité, dans une longue histoire, un peu oubliée aujourd’hui, des mobilisations conservatrices de femmes.
Au XXe siècle, nous avons en effet eu des associations féminines, antiféministes, qui s’opposaient aux féministes libérales, radicales, socialistes, suffragistes dans un premier temps, et qui étaient catholiques. Ces femmes catholiques ont constitué les premières organisations de masse dans l’entre-deux-guerres. Elles sont près d’un million et demi. Elles sont plus nombreuses que le PC et la SFIO réunis.
Certaines organisations ont une existence canonique donc un rapport hiérarchique avec leur évêque. D’autres sont des religieuses consacrées dans le secret et qui obéissent directement au pape. Ce sont alors de vraies structures de politisation, de socialisation de masse. Et si on n’a pas ça à l’esprit, on ne peut pas comprendre pourquoi les femmes ont voté massivement à droite lorsqu’elles ont eu le droit de vote à partir de 1944.
Ces générations-là ont été remplacées ensuite par de nouvelles générations d’électrices socialisées différemment et qui ont porté le vote des femmes plutôt à gauche. Une partie de cette mémoire a été perdue mais il restait une mémoire des savoir-faire organisationnels notamment, un domaine où les catholiques ont toujours eu une longueur d’avance…
Certaines organisations sont directement héritières de cette histoire… D’autres comme le collectif Némésis sont plus en rupture.
Les Caryatides, ligue féminine nationaliste, apparue au moment de la Manif pour tous, sont effectivement les héritières des ligues féminines catholiques actives au début du XXe siècle. Elles sont d’abord des nationalistes, des femmes et une annexe de l’Œuvre française puis du Parti nationaliste français (PNF)… Aujourd’hui assez marginales, elles ont marqué un moment de ces mobilisations.
Si on pense aux militantes actuelles du collectif Némésis, des militantes identitaires, ce sont des filles de leur époque au sens où elles ne revendiquent pas de statut marital par exemple, et ne présentent pas non plus la maternité comme le destin féminin. Elles sont convaincues que les violences contre les femmes sont inacceptables, y compris quand elles viennent de leur propre camp. Et cela leur a coûté de le dénoncer. Elles ne disent rien en revanche sur l’IVG ou la PMA en considérant que c’est un enjeu annexe qui va les disperser et va nuire à leur cause principale.
Si l’on prend la figure de Thaïs d’Escufon de Génération identitaire, elle fait partie du courant conservateur des identitaires, socialisée dans un milieu catholique. Elle assume d’être une femme antiféministe et inscrit son action dans une entreprise de restauration de la « masculinité blessée » par le féminisme, qui est devenu un motif classique de la droite radicale.
Comment cet engagement « féminin » s’articule-t-il avec la xénophobie, le racisme, souvent très présents dans ces mouvements ?
Au FN/RN, avec la naissance en 2017 du « Cercle fraternité » animé par Agnès Marion, l’approche est plutôt celle du « fémonationalisme », avec une instrumentalisation de la cause des femmes pour défendre un projet nationaliste. Les discours explicitement mixophobes, qui visent à préserver l’homogénéité ethnique ou raciale, y sont très peu présents. Le cadrage principal est d’expliquer que le FN/RN est le plus protecteur de la cause des femmes, car les violences faites aux femmes sont commises – selon eux – par les immigrés, et les politiques libérales et de démantèlement de l’État providence touchent en premier lieu la famille et les femmes, or le RN plaide pour un État fort, donc défend les femmes.
Ce n’est pas la même chose que le féminisme identitaire tel que revendiqué par le collectif Némésis qui affiche sa mixophobie, un discours très clair contre la mixité ethnique, culturelle marqué par un certain idéal de pureté.
Dans leur récit, la présence d’immigrés remet en cause l’identité européenne. Elle empêche les femmes de circuler librement, car ce sont, naturellement, des harceleurs de rue… Il y a d’ailleurs dans le courant identitaire tout un registre sécuritaire - les femmes devraient pouvoir se battre, devraient pouvoir être armées – qui fonctionne comme une remise en cause implicite de l’État qui ne fait pas son travail. Inspirée des libertariens, leur approche est assez éloignée de celle étatiste du RN.
Vous montrez qu’il y a souvent dans ces mouvements une réappropriation d’un répertoire militant féministe.
Le trope féministe « mon corps, mon choix » est désormais repris par les opposantes à l’IVG. Au lieu de s’appuyer sur un argumentaire moral ou religieux, ces groupes utilisent la rhétorique féministe pour y substituer leur point de vue : le vrai choix pour les femmes n’est pas de poursuivre ou non une grossesse non désirée, mais de la mener à son terme, indépendamment des pressions supposées de l’entourage ou de l’État.
Lorsque les Identitaires, au début des années 2010, font toute une campagne « femmes pas victimes » et vont dans leur salle de sport à Lyon, L’Apogée, proposer des cours de self-defense pour les femmes, elles reprennent effectivement un répertoire militant féministe qui était celui des suffragistes anglaises qui devaient faire face à la répression et apprenaient à se défendre par elles-mêmes. Pour les Identitaires, il s’agit de lutter contre les effets collatéraux de ce qu’elles définissent comme une immigration de masse.
L’autre retournement s’observe chez les catholiques anti-IVG, telle la jeune Aliette Espieux, porte-parole de la Marche pour la vie. Le trope féministe « mon corps, mon choix » est désormais repris par les opposantes à l’IVG. Au lieu de s’appuyer sur un argumentaire moral ou religieux, ces groupes utilisent la rhétorique féministe pour y substituer leur point de vue : le vrai choix pour les femmes n’est pas de poursuivre ou non une grossesse non désirée, mais de la mener à son terme, indépendamment des pressions supposées de l’entourage ou de l’État. Ce renversement est le propre de la rhétorique réactionnaire selon le sociologue Albert Hirschman.
On peut citer également la manière dont la santé des femmes, qui était un enjeu du féminisme de la deuxième vague – 1970-1980 –, est largement investie par les écoféminismes conservateurs pour fustiger les perturbations endocriniennes induites par la pilule, l’emprise de la technique et du marché sur le corps des femmes ou pour dénoncer le trauma causé par l’IVG. La nature et l’autonomie des femmes viennent se substituer à la morale. Certains de ces arguments ont été forgés par des féministes promouvant l’émancipation.
Quel a été l’impact de #MeToo sur ces mouvements ?
Les mouvements féministes, comme les contre-mouvements, ont été relancés par #MeToo avec une démocratisation par ces prises de parole de certains enjeux féministes et un court-circuitage des organisations et des discours institutionnels sur les violences faites aux femmes.
Il y a bien sûr un usage stratégique de #MeToo chez ces militantes – qui ont voulu profiter de cette vague pour servir leur cause –, mais aussi une part de sincérité qu’il ne faut pas négliger, notamment dans les jeunes générations. Le conflit entre Alice Cordier et le youtubeur d’extrême droite Baptiste Marchais [elle l’a accusé de l’avoir frappée en public – ndlr] en est un symptôme. Ce sont des femmes sincèrement convaincues du fait que ce n’est pas parce qu’elles sont femmes qu’elles doivent se taire ou être minorisées.
#MeToo a participé de la patrimonialisation par ces groupes-là de certains enjeux comme les violences faites aux femmes.
Ces militantes ont aussi réinvesti le discours écologiste, certaines se revendiquant par exemple de l’écoféminisme.
Le contexte dans lequel nous vivons rend audibles des registres d’argumentation qui ne l’étaient pas auparavant. Typiquement, cette question de la Nature, on ne peut pas ne pas se la poser. Et ces femmes vont porter une parole qui va entrer en cohérence avec ce que nous sommes en train de vivre : la catastrophe écologique, les scandales sanitaires, les effets secondaires des pilules de 3e génération... Quand Thérèse Hargot va faire une conférence à Sciences Po Bordeaux sur les méthodes de contraception naturelles, l’amphi déborde. De garçons et de filles.
Elles opèrent des renversements rhétoriques et argumentatifs qui sont à prendre en compte si l’on veut comprendre leur succès.