Féminismes - Luttes Queer

“Mémoire de fille”

Au cours du mois de mai Renversé vous a proposé des textes politiques sur l’amour et la sexualité. Et cette fois, contrairement à nos habitudes, nous ne nous en tiendrons pas aux analyses militantes. Il y a des romans qui en disent plus que n’importe quel essai. “Mémoire de fille” d’Annie Ernaux (Éditions Gallimard, 2016) est l’un d’eux. Nous reproduisons ici la critique qu’en a fait Laélia Véron pour la revue Contretemps ainsi que les deux premières pages du livre.

« C’est une autre honte que celle d’être fille d’épiciers-cafetiers. (…) C’est une honte de fille. » – Mémoire de fille, Annie Ernaux

« À moi. L’histoire d’une de mes folies. » (Rimbaud, Alchimie du verbe).

Mémoire de fille d’Annie Ernaux est l’histoire de la quête par l’écriture de la mémoire, toujours repoussée et toujours présente, d’une folie honteuse : une folie de fille.

Dans ce récit, Annie Ernaux revient sur une période particulière de sa vie : l’été 1958, la première échappée hors du milieu familial, les premières expériences sexuelles, le développement d’une fascination amoureuse, les premières humiliations. En un mot, la première confrontation à l’autre. Elle raconte ensuite les conséquences, dans sa chair et dans son être, de cet été 58 jusqu’à l’été 62, où l’avenir paraît à nouveau possible. Elle raconte ce qu’elle n’a jamais raconté jusqu’alors. C’est le texte manquant, le texte qui défie le silence de la honte (est-ce d’ailleurs un hasard si ces bornes temporelles sont également celles de la guerre d’Algérie, qui correspond à un autre silence et à une autre honte, au mutisme d’une génération d’hommes ?)

Mais ne vous attendez pas à un récit autobiographique classique. Mémoire de fille, au singulier, contrairement par exemple aux Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir, ne propose pas une narration linéaire. Mémoire de fille c’est, tout au long du livre, l’exposition d’une écriture en lutte, qui se confronte avec cette mémoire refoulée, la mémoire de la honte. L’écriture est âpre. Plus que romanesque, elle est cinématographique, elle tente de retrouver la vérité de ce réel passé par des images, qu’il s’agisse de souvenirs ou de photographies, des citations notées dans des agendas, des lettres. Autant de documents qui permettent de faire ressurgir la mémoire, qui permettent à l’écriture de tourner autour de cette mémoire sans parvenir à l’épuiser, mais en tentant de l’apprivoiser, de la comprendre. La cohérence du récit ne se construit que peu à peu, presque a posteriori.

Mémoire de fille et non d’une fille. Il s’agit, comme toujours dans l’œuvre d’Annie Ernaux, de dépasser l’intime par le collectif, de saisir via cette fille de 58 une époque et une loi sexuelle. Annie Ernaux mêle ainsi deux approches, celle qui exhibe la violence d’une domination masculine toujours d’actualité, qu’il s’agisse de la culpabilisation sexuelle (« C’est comme s’il était trop tard pour revenir en arrière, que les choses doivent suivre leur cours. Qu’elle n’ait pas le droit d’abandonner cet homme dans cet état qu’elle déclenche en lui ») ou de l’humiliation sexuelle (« [c]haque jour et partout dans le monde il y a des hommes en cercle autour d’une femme, prêts à lui jeter la pierre »), et celle qui cherche à mettre à jour une honte historique, spécifique au monde d’avant 1968, un monde dans lequel l’expression
perdre sa virginité prenait un sens à jamais perdu.

Mémoire de fille exprime magistralement comment un événement qui peut sembler ponctuel ou même anodin, le rejet sexuel, amoureux et affectif, peut ravager le corps et l’esprit d’une jeune fille de dix-huit ans jusqu’à un dégoût de soi qui devient une quasi mort intérieure. Les mots stéréotypés de boulimie, d’anorexie, d’aménorrhée s’incarnent dans le corps glacé de cette jeune fille qui se sent incapable d’appartenir à une communauté (que ce soit celle de la colonie, celle des femmes ou des institutrices), qui se sent inexistante. Le retour à la vie, le retour à soi sera lent et douloureux, émaillé de fantasmes de maîtrise de soi, de libérations éphémères et violentes (lorsque le danger donne enfin la conscience d’être soi), d’incertitudes sur ce que peut être un choix libre. L’émancipation vient, mais elle est difficile. La lecture du Deuxième sexe, pour importante qu’elle soit, n’est pas une clef magique vers la liberté.

Mémoire de fille est un récit violent et magistral. On ne peut qu’être saisi par la beauté et le souffle du prologue qui décrit ce processus singulier d’aliénation volontaire, de choix de la soumission à l’Autre, au Maître qu’on se donne soi-même « en secret ». À cette folie silencieuse, au roman qui s’écrit dans la tête au mépris des « signes objectifs de la réalité » s’oppose le défi de l’écriture qui est, elle, un « colletage avec le réel ». C’est elle qui permet de dire :

« Disproportion inouïe entre l’influence sur ma vie de deux nuits avec cet homme et le néant de ma présence dans la sienne. Je ne l’envie pas, c’est moi qui écris. »

“Mémoire de fille”

Il y a des êtres qui sont submergés par la réalité des autres, leur façon de parler, de croiser les jambes, d’allumer une cigarette. Englués dans la présence des autres. Un jour, plutôt une nuit, ils sont emportés dans le désir et la volonté d’un seul Autre. Ce qu’ils pensaient être s’évanouit. Ils se dissolvent et regardent leur reflet agir, obéir, emporté dans le cours inconnu des choses. Ils sont toujours en retard sur la volonté de l’Autre. Elle a toujours un temps d’avance. Ils ne la rattrapent jamais.

Ni soumission ni consentement, seulement l’effarement du réel qui fait tout juste se dire “qu’est-ce qui m’arrive” ou “c’est à moi que ça arrive” sauf qu’il n’y a plus de moi en cette circonstance, ou ce n’est plus le même déjà. Il n’y plus que l’Autre, maître de la situation, des gestes, du moment qui suit, qu’il est seul à connaître.

Puis l’Autre s’en va, vous avez cessé de lui plaire, il ne vous trouve plus d’intérêt. Il vous abandonne avec le réel, par exemple une culotte souillée. Il ne s’occupe plus que de son temps à lui. Vous êtes seul avec votre habitude, déjà, d’obéir. Seul dans un temps sans maître.

D’autres ont bon jeu de vous circonvenir, de se précipiter dans votre vide, vous ne leur refusez rien, vous les sentez à peine. Vous attendez le Maître, qu’il vous fasse la grâce de vous toucher au moins une fois. Il le fait, une nuit, avec les pleins pouvoirs sur vous que tout votre être a supplié. Le lendemain il n’est plus là. Peu importe, l’espérance de le retrouver est devenu votre raison de vivre, de vous habiller, de vous cultiver, de réussir vos examens. Il reviendra et vous serez digne de lui, plus même vous l’éblouirez de votre différence en beauté, savoir, assurance, avec l’être indistinct que vous étiez auparavant.

Tout ce que vous faites est pour le Maître que vous vous êtes donné en secret. Mais, sans vous en rendre compte, en travaillant à votre valeur vous vous éloignez inexorablement de lui. Vous mesurez votre folie, vous ne voulez plus le revoir jamais. Vous vous jurez d’oublier tout et de ne jamais en parler à personne.

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