De par leur développement interdépendant au cours de l’Histoire, le patriarcat et le capitalisme sont inextricablement liés. Bien que l’oppression des femmes ait des origines bien plus lointaines que le système économique que l’on connaît actuellement, ayant traversé les âges avec plus ou moins d’intensité, les premières phases d’accumulation capitaliste ont néanmoins marqué le début d’une période charnière dans l’évolution du patriarcat. Historiquement, c’est en effet aux premiers stades du développement capitaliste que s’est plus profondément marquée la division sexuelle du travail et l’affectation des femmes au travail domestique, les confinant ainsi au travail de reproduction. Cela a permis, d’une part, de profiter du travail gratuit des femmes et, d’autre part, de garantir une reproduction efficace de la main d’œuvre. Il n’est bien sûr pas question ici de présenter les époques antérieures au capitalisme comme un illusoire “âge d’or” qu’il faudrait retrouver, mais bien de lier le féminisme à une perspective historique qui nous permette d’analyser l’origine des structures économiques et sociales dans lesquelles nous vivons aujourd’hui pour mieux les renverser.
C’est grâce au travail gratuit des femmes et à la mise à disposition de leurs corps que le capitalisme a pu connaître un tel essor au début de son développement. La question de la natalité et de la reproduction étant un enjeu important durant les périodes de pénurie de main d’œuvre, le contrôle du corps des femmes est ainsi devenu un outil indispensable à la reproduction de la force de travail, et plus généralement au contrôle de la population. Au fur et à mesure de ce développement, tout un appareil idéologique a alors été déployé pour justifier cette relégation des femmes en une classe exploitable gratuitement. Religion, lois, philosophie et politique toutes ces disciplines se sont unies pour faire apparaitre cette distinction comme "naturelle". Famille nucléaire et hétérosexualité ont dès lors été imposées comme seul horizon possible et acceptable, et les femmes se sont vues attribuer un rôle à la fois avilissant et profitable aux capitalistes. Lois, discours et culture promouvaient la différenciation des genres et leur enfermement dans un système de normes, tandis qu’un appareil répressif redoutable s’abattait sur celles et ceux qui en déviaient.
C’est ce processus historique, relativement récent au regard de l’Histoire (et grossièrement résumé ici), qui a établi la différenciation des genres que nous connaissons aujourd’hui. Si le patriarcat ne trouve pas sa source originelle dans le capitalisme, ce dernier l’a en revanche profondément entériné dans le fonctionnement économique et social de nos sociétés, comme un outil indispensable au service de son développement. Le système patriarcal que nous subissons aujourd’hui ne peut plus être dissocié du système capitaliste.
S’il apparait qu’aujourd’hui la condition de la femme s’est améliorée, grâce aux mouvements féministes et aux acquis sociaux et droits (tardivement) obtenus, nous constatons également l’assouplissement de la domination masculine, sa mutation en une forme d’oppression moins évidente. En effet, dans le contexte économique européen actuel, il n’est, par exemple, plus question de maintenir à tout prix les femmes dans l’enceinte du foyer, on les encourage au contraire à rejoindre le monde du travail, tout en exigeant d’elles de fournir aussi le travail domestique qui leur est attribué depuis des siècles, et ce toujours gratuitement. Ainsi, bien que leurs formes évoluent, sexisme et patriarcat imprègnent toujours aussi bien nos conditions économiques que notre vie sociale et privée. Inégalités salariales, féminicides, violences sexuelles, dépendance économique, lois contre l’avortement, campagne de réarmement démographique, système de santé inadapté prennent tous racine dans l’idée que les femmes sont inférieures et utilisables. Les LGBTIQ-phobies et plus généralement la haine de tout ce qui s’éloigne ou contredit de la norme hétérosexuelle trouvent également leur origine dans le besoin qu’ont eu les classes dominantes d’imposer la famille nucléaire hétérosexuelle comme base économique de la société.
À l’heure où la culture libérale promeut le girlbossing, ce sont des millions de travailleuses et de travailleurs partout dans le monde qui, par leur travail gratuit ou sous-payé, assurent la reproduction du capitalisme et rendent possible le meilleur niveau de vie et de liberté des occidentales.
Si aujourd’hui, sous nos latitudes, la majorité des femmes européennes n’ont plus un rôle de servilité pure, on ne peut cependant pas ignorer que dans un contexte (post-)colonial l’exploitation des femmes s’est massivement déplacée hors d’Europe. Dans le capitalisme mondialisé, le rôle de main d’œuvre dont on peut disposer et gratuite, auparavant rempli par les femmes européennes, s’est vu attribué au Sud global. À l’heure où la culture libérale promeut le girlbossing, ce sont des millions de travailleuses et de travailleurs partout dans le monde qui, par leur travail gratuit ou sous-payé, assurent la reproduction du capitalisme et rendent possible le meilleur niveau de vie et de liberté des occidentales. À l’échelle Suisse, le travail domestique ou de travail de care a été relégué à des femmes migrantes invisibilisées et précarisées. Là où le libéralisme prétend être un vecteur de progrès social et d’égalité, il ne fait en réalité qu’étendre et déplacer son exploitation à d’autres franges de la population mondiale.
Même dans les pays occidentaux, où nos situations peuvent sembler relativement privilégiées et quoique certains de nos droits soient établis, les acquis sociaux obtenus par la lutte des femmes et des personnes LGBTIQ ne sont jamais totalement garantis et sont régulièrement menacés : on les voit reculer partout, à mesure que les crises économiques s’intensifient et que l’extrême-droite gagne du pouvoir. Les fluctuations économiques déterminent toujours en partie la condition des femmes et des minorités de genre, et ce qui est toléré aujourd’hui par la classe dominante ne le sera peut-être plus au détour de la prochaine crispation réactionnaire. La question de l’accès à l’avortement est régulièrement mise sur la table, la droite libérale élève l’âge de notre retraite, les mouvements de droite dure prennent régulièrement pour cible les personnes LGBTIQ, l’idée de réarmement démographique refait surface dans la bouche de la droite libérale, les personnes trans sont la cible d’attaques politiques et médiatiques : les raisons de se mobiliser et de contre-attaquer sont nombreuses et nécessiteront toute notre lucidité et notre endurance. Si l’extrême-droite a toujours été et sera toujours, par son essence réactionnaire, l’ennemi des femmes, il convient de souligner que le libéralisme, parce qu’il prétend à un féminisme capitaliste, est, lui aussi, un ennemi redoutable.
Il n’y a aucun potentiel révolutionnaire dans l’empowerment individuel, le féminisme n’est pas une forme de développement personnel inoffensif prisé par les bourgeoises européennes, et ne s’arrête pas à des questions identitaires d’inclusivité.
À la lumière de notre analyse historique, notre féminisme se veut alors indissociable de la lutte des classes, et cherche à tenir compte du contexte économique, historique et mondial dans lequel celui-ci prend place. Nous ne connaissons que trop bien la capacité du capitalisme à intégrer sa critique et à s’adapter pour survivre. Nous refusons que les luttes féministes soient récupérées pour être vendues comme une forme de lifestyle inoffensif. Il n’y a aucun potentiel révolutionnaire dans l’empowerment individuel, le féminisme n’est pas une forme de développement personnel inoffensif prisé par les bourgeoises européennes, et ne s’arrête pas à des questions identitaires d’inclusivité. Les rapports de force - et les changements sociaux qui en découlent - se construisent dans la lutte et dans le collectif, et ils doivent être porteurs d’une volonté globale de renversement.
En tant que communistes et féministes, nous prônons une société égalitaire, sans classe, sans état, sans patriarcat. Bien que lutte des classes et lutte contre le patriarcat soient liées, nous sommes conscient.e.s des spécificités de chacune et du fait que - contrairement à ce que certains mouvements marxistes promeuvent - la lutte des classes ne contient pas “par magie” la lutte féministe. Lutter pour nos conditions de femmes et de personnes LGBTIQ est une nécessité absolue : il ne s’agit pas de diviser les mouvements révolutionnaires, mais de nous redonner, au sein de ceux-ci, notre importance historique et notre place.
Ligne Rouge, mai 2024