À force, cette utilisation de l’art dans les projets urbains s’est autonomisée du capitalisme et est devenue une technique de branding urbain. Ce ne sont plus seulement les capitalistes qui utilisent l’art pour se rendre fréquentables, mais aussi les actrices et acteurs des villes qui veulent faire de leur ville une marque – ce qui se désigne sous le doux nom de ‘branding urbain’. Genève ne déroge pas à cette tendance. Depuis une dizaine d’année, les stratégies de branding en tant que « ville d’art et de culture » ou autre « ville créative » s’imposent comme des moyens de rendre la ville plus « attractive », autrement dit accueillante pour les entreprises et actrices et acteurs du capitalisme.
C’est quoi cette histoire de « ville créative » ? Si à Genève le terme est clairement assumé par la municipalité, ça vaut la peine de revenir vite fait sur l’histoire de cette stratégie. Bien que le terme ait été diffusé par le géographe Richard Florida dans un livre de 2002 (The Rise of the Creative Class), il s’agit bien d’une stratégie de branding urbain. En quelques mots, le texte qui a connu un certain succès décrit comment attirer la « classe créative », c’est-à-dire tout le secteur des services. Si le livre se donne parfois les airs d’un humanisme mou, il l’oublie bien vite au profit des intérêts du capital. S’il faut attirer cette classe créative, c’est parce qu’elle amène de la richesse et fait circuler les capitaux sur ce territoire. À la lecture du texte, on ne voit pas bien ce que c’est « la créativité ». On devine que c’est souhaitable. Implicitement on imagine qu’il s’agit d’art, mais de fait pas une ligne sur l’art, encore moins sur ce qui dans l’art pourrait nous intéresser ici : l’émancipation. Malgré l’inintérêt de cette coquille vide, la stratégie genevoise a été de reprendre ce terme, surtout pour justifier que subventionner des artistes c’était une bonne idée dans la mesure où ça ramenait de la richesse (des capitaux, des gens qui gagnent et dépensent des sous, des flux de touristes).
Au-delà de l’inintérêt conceptuel de cette notion vaseuse, l’idée de Florida nous met la puce à l’oreille sur le rôle que joue l’art aujourd’hui dans la production urbaine. Bien entendu, on a déjà entendu que certaines villes étaient considérée comme des « villes d’art », et que certaines villes confèrent à ce qui y est produit une certaine aura territoriale. Exposer ou produire à New York c’est effectivement très chic et ça sonne comme de l’art sérieux. Or cette aura est produite et ne va pas sans des effets de gentrifications. L’exemple de SoHo a été bien décrit par Sharon Zukin dans Loft Living : Culture and Capital in Urban Change. Publié en 1982, le texte part de sa propre expérience d’occupation de lieux laissés vacants par la désindustrialisation des villes du nord par des artistes, étudiant-e-s, et autres. Elle montre alors comment cette occupation interstitielle des espaces urbains en transformation a un effet et ouvre une grande porte au capitalisme urbain pour revaloriser son territoire – et donc nous exploiter plus et mieux. Quelques années plus tard à Genève, les espaces laissés vides par les mêmes transformations du capitalisme – qui délocalise la production industrielle en des lieux où « la main d’oeuvre et moins onéreuse » – ont été occupé par des lieux d’art. Les premiers à occuper ces espaces sont des lieux qui semblent fréquentables (on y reviendra). À deux pas de la Plaine de Plainpalais, au creux de l’articulation de deux quartier encore populaire, le MAMCO s’installe dans l’ancienne usine de la société des instruments de physique à la rue de Bains en 1994. Suivent plusieurs galeries d’art qui s’organisent pour mutualiser leurs publics. Et à force de vernissages cette partie de la ville va devenir le « quartier des bains » et en soi un label d’art contemporain. Ce quartier dès lors n’est plus l’articulation entre deux quartiers populaires (Plainpalais et la Jonction) mais un quartier jouissant d’une aura dans les mondes de l’art.
Plus récemment, ce sont les espaces industriels des Charmilles et de Châtelaine qui sont investis par les mondes de l’art. Cette fois encore, ce sont des institutions qui semblent ne pas être de prime abord les pires qui entament la dynamique : la haute école d’art et de design (HEAD) qui occupe désormais cet « écrin industriel », i.e. les anciens bâtiments de Tavaro (fabrication et montage des machines à coudre Elna) et Hispano-Suiza (au coeur d’un parc aride portant le doux nom d’un banquier genevois - en lieu et place d’un ancien stade populaire). Sur leur site, on lit avec le sourire que « la HEAD disposera ainsi de plus de 16’000 m2 de surfaces utiles nettes qui favoriseront le développement, plus ambitieux encore, d’un pôle d’excellence international pour l’art et le design à Genève ». Bon. D’anciens bâtiments industriels au coeur de quartiers populaires. Or, à deux pas de là, on trouve un autre bâtiment industriel de la société des instruments de physique, occupé entre temps par des artisan-e-s et quelques services de la municipalité. Le bâtiment accueille désormais d’autres activités de cette « classe créative ». On peut dès lors se demander quels seront les effets de cette implantation. À ce jour on ne voit pas encore bien jusqu’où les mondes de l’art jouent un rôle dans un processus de gentrification, mais l’exemple du quartier des bains ne laisse rien présager de bon.
Evidemment on ne peut pas imputer aux seuls mondes de l’art la gentrification d’une ville comme Genève. Ce sont avant tout les milieux immobiliers propriétaires, régies et consorts) qui font le taf. Notons aussi qu’au nombre des stratégies des investisseurs, le quartier des bains a vu apparaître les premiers espaces de coworking. Le modèle du coworking mobilise cette supposée « classe créative » et les formes de vies, valeurs et registres esthétiques qui lui sont associées, et il s’agit avant tout de maximiser les profits sur un espace donné en louant 24/7 des portions d’espace que personne ne louerait à ce prix dans un marché traditionnel. Si la dimension esthétique de ces lieux est rédhibitoire, le modèle économique qu’il représente l’est bien plus et tend à nous évacuer littéralement des centre-villes.
Voilà. Autrement dit, si la place des mondes de l’art dans la ville nous questionne aujourd’hui, ce n’est pas en tant que tel, mais bien parce qu’il joue souvent de concert avec le capitalisme. Et si l’on se rêve encore à croire à l’art comme moyen d’émancipation, et donc un moyen de se débarrasser du capitalisme, il se tire une balle dans le pied à jouer le jeu de « l’économie créative » et sape ses propres puissances critiques à faire le jeu du capitalisme urbain.