Féminismes - Luttes Queer Justice

Que faire quand on a agressé quelqu’un.e

Traduction d’un texte de Kai Cheng Thom paru dans le livre Beyond Survival : Strategies and Stories from the Transformative Justice Movement (2020). Paru en français sur le site Trrransgrrrls.

Assise dans mon lit, je commence à écrire (les lits sont mes endroits favoris pour écrire), et une partie de moi me dit : « n’écris pas cet article ».

Dans cette partie de moi, résonne la peur et la honte qui entourent les questions d’agression, d’abus et de violence – le tabou que la plupart des communautés maintiennent à propos du fait que non seulement des personnes auxquelles nous tenons ont vécu des viols, des abus et des agressions, mais aussi que parmi ces mêmes personnes qui comptent pour nous, il y a des violeur·es et des agresseur·es. Et peut-être le secret que nous gardons en nous le plus honteusement, c’est qu’il est bien possible que nous-mêmes ayons été ou soyons encore des agresseur·es – la peur qu’il se pourrait bien que nous soyons les méchant·es de l’histoire, les monstres dans la nuit.

Personne ne veut être un·e agresseur·e. Personne ne veut admettre qu’iel a pu faire du mal à une autre personne. Et cela nous est d’autant plus difficile quand tant d’entre nous sommes des survivant·es d’agression et d’abus.

Mais la vérité, c’est qu’agresseur·es et survivant·es d’agressions n’existent pas et n’ont jamais existé de manière strictement séparée : parfois, des personnes blessées en blessent d’autres. Dans la culture du viol où nous vivons, il est parfois difficile de faire la différence entre la douleur dont tu fais l’expérience et la douleur que tu infliges à d’autres.

Dans les années qui ont suivi la première publication de cet essai, nous avons assisté, dans le sillage du mouvement #MeToo, à un basculement dans l’intensité et dans la fréquence avec laquelle l’agression et les violences entre partenaires intimes sont discutées en public. Si ce mouvement a provoqué des changements positifs et exposé de nombreuses personnes abusives dans les sphères du pouvoir, il a également souligné la complexité et le caractère épidémique des agressions. Et il nous a aussi montré, sans l’ombre d’un doute, que les survivant·es peuvent, ielles aussi, être des agresseur·es.

Il nous a montré que nous ne pouvons pas nous contenter de penser les agresseur·es comme des monstres incompréhensibles qui doivent être exterminé·es – parce que les agresseur·es sont aussi nos héro·ïnes, nos amant·es, nos ami·es, notre famille. Il nous a montré que, avec plus d’urgence que jamais, nous devons trouver des manières de répondre à la violence et d’en guérir.

Il y a sept ans, au cours d’une de mes premières formations pour venir en aide aux survivant·es de violence intime, une personne a demandé si l’association qui nous formait prenait également en charge les personnes qui agressaient ou abusaient leurs partenaires et qui cherchaient de l’aide pour arrêter.

La réponse ne s’est pas faite attendre : « Nous ne travaillons pas avec les agresseur·es. Point. »

C’est de bonne guerre, me suis-je dit. Après tout, une association créée pour soutenir les survivant·es de viol et d’agression a bien raison de se dédier aux survivant·es, et pas aux personnes qui leur ont fait du mal. Mais il reste, me suis-je dit, un problème de taille : qu’arrive-t-il quand les personnes sont à la fois des survivant·es et des agresseur·es ? Et si nous ne travaillons pas avec les agresseur·es, qui le fera ?

Une note ici : je ne parle pas, dans cet article, de la question de savoir si une relation peut être « mutuellement abusive » ou si « l’agression peut être mutuelle ». C’est une question clef dont il faut parler, mais ce n’est pas ce dont je parle ici : je veux seulement dire que les personnes qui ont survécu à une agression dans une relation peuvent avoir été des agresseur·es à d’autres moments de leurs vies.

Il y a si peu de ressources et d’associations qui sont mandatées, ou qui ont la volonté, ou le savoir nécessaire pour aider les personnes qui le voudraient à arrêter d’être des agresseur·es.

La question de savoir si une relation peut être mutuellement abusive est assurément une question importante, ne serait-ce que parce que de nombreuses relations violentes reposent souvent sur le débat de savoir qui, des deux personnes, est la survivant·e et qui est l’agresseur·e. Parfois, la distinction est facile à faire parce qu’une des deux personnes a clairement plus de pouvoir que l’autre. Le plus souvent, toutefois, les choses sont plus compliquées – par exemple, quand les deux personnes dans la relation sont exposées à de hauts risques d’oppression ou de marginalisation sociale.

Je n’ai pas de réponse claire à la question, mais je me demande : qu’est-ce qui compte vraiment ? S’agit-il d’en finir avec les comportements violents et leurs schèmes destructeurs, ou s’agit-il d’en faire porter la responsabilité à quelqu’un·e ? Si mon amoureuse me fait du mal, par exemple, il se peut que ce que je fais pour me défendre soit légitime. Mais la légitimité de mes actes ne doit pas m’empêcher d’endosser ma responsabilité, notamment si mes mouvements de défense ont causé des dommages disproportionnés – ce qui n’empêche pas non plus mon amoureuse de prendre la responsabilité de ses actes à elle.

Sept ans plus tard, en tant que thérapeute qui travaille avec de nombreux·ses personnes qui ont été des agresseur·es, je me pose toujours la question. Il y a si peu de ressources et d’associations qui sont mandatées, ou qui ont la volonté, ou le savoir nécessaire pour aider les personnes qui le voudraient à arrêter d’être des agresseur·es.

N’est-ce pas un slogan féministe : « nous ne devrions pas apprendre aux genxtes à ne pas se faire violer ; nous devrions apprendre aux genxtes à ne pas violer » ?

Et si c’est bien le cas, ne s’en suit-il pas que nous ne devrions pas seulement offrir notre soutien aux personnes qui survivent aux agressions, mais aussi aux personnes qui souhaitent apprendre à ne pas en commettre ?

Quand nous sommes capables d’admettre qu’il y a, en chacun·e de nous, une capacité de faire du mal aux autres, nous nous rendons capables de transformer radicalement la conversation autour de l’agression et de la culture du viol. Nous pouvons passer de la simple réaction à l’agression et à l’abus sous la forme du désir de punir les agresseur·es, à une pratique de prévention de l’agression et de guérison de nos communautés. Parce que la révolution commence à la maison, comme on dit. La révolution commence chez toi, dans tes relations, dans ta chambre à coucher. La révolution commence dans ton cœur.

Ce qui suit est un guide en neuf étapes pour te confronter à l’agresseur·e en toi, en moi, en nous toustes.

1. Écoutez la survivant·e

« Écouter la survivant·e » semble sous-entendre qu’il ne peut y avoir qu’un·e seul·e survivant·e dans une situation donnée, ou que la première personne à dénoncer l’autre est nécessairement la survivant·e dans la dynamique d’agression ou d’abus. Ce n’est pas nécessairement vrai. Aujourd’hui, j’aurais peut-être donné un autre titre à cette section, du genre : « apprends à écouter quand quelqu’un·e te dit que tu lui as fait du mal ».

Quand on agresse quelqu’un·e, la première compétence (et la plus difficile à acquérir) consiste à se rendre capable d’écouter la personne ou les personnes auxquelles on a fait du mal :

– écouter sans devenir défensif·ve ;
– écouter sans louvoyer ni se chercher des excuses ;
– écouter sans minimiser ou nier l’étendue du mal qui a été fait ;
– écouter sans essayer de se placer au centre de l’histoire.

Quand une personne, en particulier un·e partenaire ou un·e amoureux·se, vous dit que vous lui avez fait du mal ou que vous l’avez abusé·e, rien n’est plus facile que d’entendre une accusation ou une attaque. Bien souvent, c’est la première présupposition – qu’on nous attaque.

C’est la peur du châtiment qui fait que de nombreux·ses agresseur·es répondent aux survivant·es en se défendant : « Ce n’est pas moi qui t’agresse. C’est toi qui m’agresse, avec ton accusation ! »

Mais c’est le cycle des violences qui parle ici. C’est le script que la culture du viol a écrit pour nous : un script dans lequel il doit y avoir un héros/une héroïne et un·e méchant·e, un bien et un mal, un·e accusateurice et un·e accusé·e. Et si nous essayions de comprendre l’accusation qui est adressée à l’agresseur·e comme un acte de courage – un don – de la part de la survivant·e ?

Et si, au lieu de réagir immédiatement pour nous défendre, nous prenions le temps, à la place, d’écouter, de réellement essayer de comprendre le mal qu’il se pourrait bien que nous ayons fait à l’autre ?

Écouter sans être sur la défensive ne veut pas nécessairement dire abandonner sa propre part de la vérité. Nous devons apprendre à faire place à la variété des perspectives et des émotions multiples qui habitent nos cœurs.

Quand nous pensons notre capacité à rendre des comptes en terme d’écoute et d’amour plutôt que dans le vocabulaire de l’accusation et du châtiment, tout change. Écouter sans être sur la défensive ne veut pas nécessairement dire abandonner sa propre part de la vérité. Nous devons apprendre à faire place à la variété des perspectives et des émotions multiples qui habitent nos cœurs.

2. Prenez la responsabilité de l’agression après avoir écouté

Se rendre capable de rendre des comptes implique de prendre la responsabilité de l’agression. Cela signifie, assez simplement, reconnaître que vous et vous seul·e êtes la source de la violence physique, émotionnelle ou psychologique que vous avez exercée sur une autre personne.

Souvenez-vous, cela dit, que vous n’êtes pas responsable de la violence que d’autres ont pu exercer sur cette personne, ou pour le mal qu’elle s’inflige à elle-même. Prendre sa responsabilité signifie apprendre à mesurer l’étendue de nos limites, ce qui signifie accepter le poids de nos propres actions, pas plus, pas moins. Il ne sert à rien d’exagérer la quantité de dommages qu’on a infligés à une autre personne, ou de s’effondrer sous le poids du martyr. Prendre ses responsabilités signifie notamment se livrer à un examen critique de nos actions et ne pas en déléguer l’analyse à d’autres.

On peut donner une analogie de la prise de responsabilité en cas d’agression ou d’abus à partir de ce qui se passerait si vous marchiez sur les pieds de quelqu’un·e : il y a quantités de raisons qui expliquent pourquoi vous avez marché sur les pieds de quelqu’un·e – vous étiez pressé·e, vous ne regardiez pas où vous alliez, ou peut-être personne ne vous a appris qu’il ne fallait pas marcher sur les pieds des autres.

Quoi qu’il en soit, vous l’avez fait. Personne d’autre que vous, vous seul·e, êtes responsable et il vous appartient de le reconnaître et de présenter vos excuses. Le même raisonnement vaut dans le cas d’une agression ou d’un abus : personne, et je veux vraiment dire personne – ni votre partenaire, ni le patriarcat, ni la maladie mentale, ni la société, ni le Diable – n’est responsable de la violence que vous infligez à une autre personne. De nombreux facteurs peuvent contribuer ou influencer les raisons qui nous conduisent à agresser ou abuser d’une autre personne (voir, à ce sujet, le point suivant), mais en dernière instance, moi seule suis responsable de mes actions, et vous seul·es êtes responsables des vôtres.

3. Acceptez que vos raisons ne sont pas des excuses

Il y a un mythe tenace qui dépeint les personnes violentes comme de mauvaises personnes – comme des sadiques, comme des personnes qui prennent plaisir à la douleur des autres.

Ce mythe est l’une des raisons pour lesquelles il est si difficile pour les personnes qui en ont agressé ou abusé d’autres, par le passé ou au présent, de se présenter elles-mêmes comme des « agresseur·es » ou comme ayant « été abusives » pour décrire leur comportement. En fait, très très très très peu de personnes abusent ou en agressent d’autres par sadisme. Dans mon expérience en tant que thérapeute et dans mon travail de terrain, quand une personne en vient à agresser ou abuser d’une autre, c’est généralement parce qu’elle a une raison, et cette raison est souvent enracinée dans le désespoir ou la souffrance.

Parmi les raisons que j’entends pour rendre compte d’un comportement abusif, j’entends : « Je suis isolé·e et seul·e, et la seule personne qui me maintient en vie est mon/ma partenaire. C’est la raison pour laquelle je ne peux pas la/le laisser partir. »

« Mon/ma partenaire me fait du mal tout le temps. Je me suis vengé·e. »

« Je suis malade ; si je ne force pas les gens à prendre soin de moi, on me laissera mourir seul·e. »

« Je souffre et la seule manière pour moi de soulager ma douleur est de me faire mal à moi ou de faire souffrir les autres. »

« Je ne savais pas que ce que je faisais était abusif/une agression. C’est ce qu’on m’a toujours fait. Je me suis contenté·e de suivre le script. »

« Personne ne m’aimera si je ne les force pas à le faire. »

Toutes ces raisons sont puissantes et réelles – et elles n’excusent rien. Il n’y a jamais de raison suffisante pour excuser un comportement abusif ou une agression. Les raisons nous aident à comprendre l’agression, mais elles ne l’excuse pas. Accepter cela est essentiel pour transformer la culpabilité en responsabilité, la justice en guérison.

4. Ne jouez pas aux « jeux olympiques des survivant·es »

Comme je l’ai suggéré plus haut, les communautés tendent à suivre un modèle dichotomique (survivant·e/agresseur·e, victime/coupable) de l’agression. La croyance s’en résume à l’idée qu’une personne qui a été abusée ou agressée ne saurait en abuser ou en agresser une autre à son tour.

Dans mon expérience, les communautés de gauche impliquées dans la justice sociale ont tendance à appliquer une compréhension erronée de l’analyse sociale aux situations individuelles d’agression ou d’abus en suggérant que les individus appartenant à des groupes opprimés ou marginalisés ne sauraient agresser ou abuser d’individus appartenant à des groupes privilégiés (c’est-à-dire que les femmes ne sauraient agresser ou abuser des hommes, que les personnes racialisées ne sauraient agresser ou abuser des personnes blanches, etc.).

Mais rien de tout cela n’est vrai. Les survivant·es d’abus ou d’agression dans une relation peuvent, de fait, abuser ou agresser d’autres personnes dans d’autres relations.

Et s’il est plus facile pour les individus appartenant à des groupes privilégiés d’abuser ou d’agresser d’autres personnes à raison du pouvoir supplémentaire que leur donne leur privilège, n’importe qui est capable d’agresser ou d’abuser de n’importe qui d’autre, si les bonnes (ou plutôt les mauvaises) circonstances sont réunies. Cela n’empêche pas que les « jeux olympiques des survivant·es » sont souvent mobilisés comme une manière de répondre à une accusation d’agression ou d’abus.

Ainsi nous pouvons être tentées de rétorquer à une accusation d’agression ou d’abus : « Je ne peux pas avoir abusé de toi, je suis une survivant·e. » Ou : « L’agression à laquelle j’ai survécu est bien pire que ce dont tu m’accuses ! » Ou encore : « Rien de ce que je peux te faire ne peut être abusif puisque tu es bien plus privilégié·e que moi. »

Mais les survivant·es aussi peuvent être des agresseur·es. N’importe qui peut l’être, et la comparaison ou la banalisation de l’abus ne nous absout pas de la responsabilité qui nous en incombe.

5. Laissez les survivant·es prendre l’initiative

Quand on dialogue avec une personne qui a été agressée ou abusée, il est essentiel de lui donner l’espace suffisant pour qu’iel prenne l’initiative dans l’expression de ses besoins et du respect de ses limites. Vous devez aussi prendre le temps nécessaire à formuler vos propres besoins et vos propres limites, afin d’éviter à la personne à qui vous avez causé du tort d’avoir à prendre soin de vous. C’est pourquoi le soutien de la communauté est crucial. Si les besoins fondamentaux ne sont pas satisfaits, ni l’un·e ni l’autre ne peuvent guérir de l’agression, et personne ne peut véritablement se tenir responsable de ce qui s’est passé.

Si vous avez abusé ou agressé quelqu’un·e, ce n’est pas à vous de décider du processus de guérison ou de responsabilité. Cela ne veut pas dire que vous n’avez pas le droit d’établir vos propres limites, ni que vous ne pouvez pas contribuer activement au processus. Cela veut dire que ce n’est pas à vous de décider si la personne à qui vous avez fait du mal est « folle » ou si ce qu’elle dit a du sens ou pas.

À la place, les questions suivantes pourraient être utiles à adresser à la personne qui est venue vous voir : de quoi est-ce que tu as besoin ? est-ce que je peux faire quelque chose pour t’aider à te sentir mieux ? quels types de contact souhaites-tu avoir avec moi à l’avenir ? si nous vivons dans la même communauté, comment négocier les situations où nous pourrions nous retrouver dans le même espace ? comment cette conversation t’impacte-t-elle, là maintenant ?

En même temps, il est important de comprendre que les besoins des survivant·es peuvent changer dans le temps, et que les survivant·es pourraient bien ne pas toujours savoir immédiatement ce dont iels ont besoin (il se pourrait même qu’iels ne le sachent jamais). Savoir rendre des comptes et se tenir pour responsable d’une agression ou d’un abus implique d’être patient·e, flexible et de réfléchir sur le processus même de dialogue avec la survivant·e.

J’ai le sentiment que tant que le châtiment restera au cœur de notre idée de la responsabilité et de la justice, les processus de réparation, aussi centrés sur les survivant·es soient-ils, sont condamnés à conduire les agresseur·es à un état de panique où iels chercheront éviter à tout prix de rendre des comptes.

Après avoir été le témoin de nombreux processus de responsabilité communautaire qui semblaient ajouter la souffrance à la souffrance de toutes les personnes impliquées, je dois souligner ici que suivre l’initiative des survivant·es n’implique pas de croire que les survivant·es sont instantanément expert·es en justice transformatrice, ou que la personne qu’on a identifiée comme survivant·e d’un abus ou d’une agression devrait édicter ce qu’il adviendra à la personne qu’on a identifiée comme agresseur·e.

Les survivant·es, on peut le comprendre, peuvent vouloir se venger de leurs agresseur·es et ainsi se retrouver à demander qu’on exerce de la violence en leur nom et au nom de la justice (symétriquement, les agresseur·es peuvent chercher à se venger des survivant·es qui les ont dénoncé·es et à manipuler la situation en contre-accusant les survivant·es). Il m’est arrivé de voir passer des appels à tabasser des agresseur·es, ou des menaces de mort à leur encontre. Quand nous faisons cela, nous répétons les schèmes du système de justice pénale qui donne la priorité au châtiment et aux représailles, au détriment de la guérison. Or là où la justice pénale est dédiée à l’assignation des coupables et à l’exécution des peines, la justice transformatrice remet en question l’idée que le châtiment doive nécessairement participer à la justice.

J’ai le sentiment que tant que le châtiment restera au cœur de notre idée de la responsabilité et de la justice, les processus de réparation, aussi centrés sur les survivant·es soient-ils, sont condamnés à conduire les agresseur·es à un état de panique où iels chercheront éviter à tout prix de rendre des comptes.

Pour moi, se centrer sur les survivant·es veut dire que les survivant·es ont la possibilité de mener leurs propres processus de guérison, qu’on leur donne la place pour dire ce qui leur est arrivé et ce dont iels ont besoin (ce que le système de justice pénal ne fait généralement pas). Cela ne revient pas à mettre sur le dos des survivant·es (des personnes qui sont probablement encore sous le choc du mal qui leur a été fait) la responsabilité du dialogue intracommunautaire et du processus de réhabilitation. Laisser les survivant·es prendre l’initiative ne veut pas dire que la communauté abdique la responsabilité qui lui incombe de fournir le soutien, la sécurité, le savoir-faire et le cadre nécessaires à ce que la guérison se produise.

6. Faites face à la peur d’avoir à rendre des comptes

Rendre des comptes d’une agression ou d’un abus demande beaucoup de courage. Nous vivons dans une culture qui démonise et simplifie à l’extrême l’agression et l’abus parce que nous ne voulons pas accepter le fait qu’ils se produisent couramment et sont susceptibles d’être commis par n’importe qui. Combien d’entre nous imaginons que nous sommes dans des situations telles que personne ne saurait nous accuser de participer à la violence ? Et il faut bien le reconnaître, il est terrifiant d’avoir à faire face aux conséquences, réelles ou imaginées, de la responsabilité. Et il y a des risques réels : bien des gens ont perdu des ami·es, une communauté, un travail, des ressources, à la suite d’une agression. Les risques sont particulièrement élevés pour les individus marginalisés – je pense en particulier aux personnes non-blanches – que les procédures pénales punissent souvent plus fortement que les autres.

Pour que nos rêves de justice transformatrice aient une chance de devenir réalité, nous devons collectivement résister à la culture du jetable qui déclare que les personnes qui ont fait du mal ne sont plus des personnes, qu’elles sont des « déchets », qu’elles doivent être « annulées ». Bien sûr, prendre ses responsabilités vis-à-vis du mal qu’on a fait implique qu’il y aura des conséquences, mais ces conséquences ne doivent pas reproduire l’agression. Si vous remettez votre confiance à votre communauté pour qu’elle décide de la manière dont vous devez prendre responsabilité, cette confiance a quelque chose de sacré. Les personnes qui facilitent des processus de justice sont responsables de leur pouvoir, de la même manière que chacune est responsable de ne pas abuser du sien.

Croyez-moi si vous le voulez, mais s’il s’agit d’en finir avec la violence, je peux vous assurer qu’il est plus facile de faire face à nos peurs que de la vivre tous les jours de notre vie. Il y a davantage de guérison à attendre de la vérité que du mensonge. Et lorsque nous nous rendons capables de rendre des comptes, nous prouvons que le mythe du « monstre » qui agresse est un mensonge.

7. Séparez la honte de la culpabilité

Les stigmates et la honte sociales sont de puissantes forces émotionnelles qui nous empêchent de rendre des comptes de nos propres comportements abusifs. Nous ne voulons pas admettre que nous « sommes cette personne », et nous n’admettons donc pas nos comportements abusifs.

Certaines personnes penseront peut-être que les agresseur·es devraient avoir honte – après tout, commettre un abus ou une agression est une mauvaise chose. Pour ma part, j’argumenterais à la faveur d’une distinction entre la culpabilité et la honte. La culpabilité, c’est se sentir mal à propos d’une chose qu’on a faite ; la honte, c’est se sentir mal à propos de la personne que nous sommes. Les personnes qui ont agressé ou commis un abus devraient se sentir coupables des actes spécifiques d’abus dont elles sont responsables. Mais cela ne veut pas dire qu’elles devraient avoir honte de qui elles sont : si elles ont honte de qui elles sont, c’est qu’elles croient que l’agression ou l’abus sont devenues leur identité, qu’elles sont, fondamentalement, de mauvaises personnes ; en d’autres termes, qu’elles sont des agresseur·es.

Mais si vous croyez que vous êtes un·e agresseur·e, une mauvaise personne qui fait du mal à d’autres, vous avez déjà perdu la bataille qui vous permettrait de changer – parce que personne ne peut changer qui vous êtes. Mais si vous pensez que vous êtes une bonne personne qui a fait quelque chose de mal, qui a agressé ou abusé d’une autre personne, alors il y a de la possibilité pour le changement.

8. Ne vous attendez pas à ce qu’on vous pardonne

Rendre des comptes ne veut pas dire mériter d’être pardonné·e. Cela veut dire : peu importe à quel point vous rendez des comptes de ce que vous avez fait, personne n’a à vous pardonner pour votre agression ou votre abus, et encore moins la personne agressée ou abusée. En fait, utiliser le fait que vous acceptez de rendre des comptes de votre agression pour forcer læ survivant·e à vous accorder son pardon est une extension de la dynamique de l’agression. Ce serait mettre l’agresseur·e au centre, et non læ survivant·e. Le pardon n’est pas l’objectif de la responsabilité.

Apprendre à rendre des comptes, c’est apprendre que nous avons fait du mal aux autres, comprendre pourquoi nous l’avons fait et comment nous pouvons arrêter.

Mais…

9. Pardonnez-vous

Vous devez apprendre à vous pardonner. Parce que vous ne pourrez pas arrêter de faire du mal aux autres tant que vous continuerez à vous faire du mal à vous-mêmes. Quand on a un comportement abusif, quand on a si mal au-dedans qu’on a l’impression que la seule manière d’arrêter c’est de faire mal au-dehors et aux autres, il peut être difficile de faire face à la vérité que contiennent des mots comme « agression », « abus » ou « responsabilité ». Il peut être plus facile d’accuser les autres, la société ou les personnes qu’on aime, que de prendre la responsabilité soi-même.

Cela s’applique aux communautés, aussi bien qu’aux individus. Il est tellement plus facile, tellement plus simple, de créer des lignes claires qui séparent les gentil·les des méchant·es, d’ériger des murs qui tiennent les « agresseur·es » au-dehors plutôt que des miroirs pour examiner l’agresseur·e au-dedans.

C’est peut-être la raison pour laquelle les outils pour nous apprendre à rendre des comptes de nos comportements abusifs, à l’image de cette liste, sont si rares. Cela demande du courage de prendre ses responsabilités. De décider de guérir. Mais quand nous en prenons la décision, nous découvrons d’incroyables possibilités. Il y a du bon et du mauvais en chacun·e. Si l’on nous offre les bonnes circonstances, chacun·e d’entre nous peut guérir, et chacune d’entre nous peut aider les autres à guérir. Vous êtes capables d’aimer et d’être aimé·es. Toujours. Toujours. Toujours.

P.S.

Traduction de Emma B. parue sur https://trrransgrrrls.wordpress.com/

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