Travail - précariat - lutte des classes Thème du mois Capitalisme de plateforme

Renversé a essayé pour vous les plateformes de micro-travail

Ce mois-ci renversé s’intéresse au capitalisme de plateforme. Les plateformes de micro-travail proposent d’arrondir nos fins de mois en optimisant notre temps libre. À la pause de midi, au café, dans le tram ou le métro, nous pouvons grâce à elle effectuer des tâches diverses (transcription de formulaire, enquêtes, recherche d’informations sur Internet, traductions, saisie de données, etc) et ainsi accumuler quelques centimes voire quelques euros. On nous prévient que ce n’est pas très bien payé, mais qu’avec un peu d’expérience et de détermination, on peut s’en sortir à la fin du mois avec une somme “décente”. On a décidé de voir par nous-mêmes de quoi il en ressortait.

Alors on a essayé...

Première tentative sur la plateforme Amazon Mechanical Turk (AMT). On s’est fait licencier avant d’avoir pu commencer. Sans aucune espèce d’explication. Seul un bref message sur notre boite mail créée pour l’occasion annonce la couleur. “you will not be permitted to work on Mechanical Turk” L’opacité est totale. “Please note that Customer Support is unable to change this decision and cannot share insight into invitation criteria.”

On nous a peut-être pris pour un bot [1] ? C’est l’hôpital qui se fout de la charité. Bon, en même temps on n’a pas spécialement cherché à créer une identité fictive sans failles. Chez Amazon, on ne recrute pas une personne sans datas, cette matière première sans équivoques au pays de la sous-traitance. Dans tous les cas, avec AMT le cynisme est poussé à l’extrême. “Mechanical turc” fait référence à l’automate factice du XVIIIe capable de jouer aux échecs. Il était en réalité manipulé par un marionnettiste caché dans un compartiment secret. Ce choix indéniablement cynique en dit long sur la démarche.

Le digital Labor des tâcherons du clic s'avère essentiel pour produire ce qui n'est que de l'intelligence artificielle "faite à la main".

Les citations sont tirées du livre En attendant les robots, d’Antonio A. Casilli

Derrière les plateformes qui externalisent des micro-tâches (entrainement d’algorithmes, remplissage de formulaire, modération de contenu vidéo, etc) se cachent plusieurs centaines de millions de personnes. Le nord sous-traite pour des sommes ridicules ”des tâches productives constamment dévaluées, parce que considérées comme trop petites, trop peu ostensibles, trop ludiques ou trop peu valorisantes”. En bref, le bon fonctionnement de solutions dites d’Intelligence Artificielle (IA) [2].

...on a ré-essayé...

Bon on a essuyé un premier échec avec AMT, mais on va pas se laisser abattre aussi facilement. Le concurrent français "Foule Factory" propose à peu de chose près le même type de service : "L’automatisation des tâches manuelles les plus laborieuses".

Pour les start-ups qui pratiquent l’IA-washing [3], les plateformes de micro-travail sont une ressource inestimable de main-d’oeuvre bon marché disséminée aux quatre coins du monde (surtout dans les pays du sud), hors régulations, hors du travail.

Pour chaque col blanc, il existe des millions de cols bleus.

On nous annonce de but en blanc qu’on va pouvoir “arrondir ses fins de mois”, ou “mettre du beurre dans les épinards”... Pourquoi pas ! Pour s’inscrire, il faut passer une batterie de tests.

Des images défilent. Des hôpitaux surchargés pendant la pandémie, des personnes armées, des paysages filmés au drone qui donnent le vertige, puis une série de questions. Comment je me sens sur une échelle de 1 à 10 ? Mes opinions politiques ? Hein ? Angoisse ! Je dois répondre quoi pour qu’on m’embauche ? Je paranoïe. Peut-être que mes opinions politiques sont véritablement testées ? Peut-être que j’alimente une base de données ? Suis-je déjà en train de travailler... gratuitement ? On se détend, on souffle...

... C’était une étude et je peux être rétribué sur la plateforme de “crowdpanel” ? Je comprends rien. Je continue, bien décidé à micro-tacher.

Je dois maintenant passer un “examen d’entrée” : math, logique, français... Des QCMs plus ou moins ludiques. Je résous péniblement une équation à double inconnues. Je me creuse pour trouver la solution à une énigme. Je ne vais quand même pas me laisser faire par ces fripons de capitalistes écervelés. Sur un papier je griffonne l’alphabet et les correspondances en chiffre. Bim ! J’ai cracké le code bande de bouffons... Les problèmes s’enchainent. Au bout de la dixième énigme, je lâche, je réponds au hasard. Cela me prend beaucoup plus de temps que prévu. Je sens par ailleurs qu’on essaie de me faire passer un message...

...J’arrive au bout de la partie QI/culture générale. La prochaine consiste à prouver que je suis capable d’interpréter et retranscrire des formulaires. C’est long, ennuyeux et répétitif ! Du taylorisme 4.0 !

Est-ce un test ou un nouveau moyen de me faire travailler gratuitement ? Dilemme de l’arrêt de bus. Je suis allé trop loin. Opiniâtreté et détermination ! Je veux cliquer pour du cash moi ! 2h30 plus tard, je finis par rentrer n’importe quoi pour arriver au bout des 20 formulaires. Nouvelle frustration ! On doit me corriger et je dois retranscrire un nouveau type de formulaire. On teste ma résistance ? J’abandonne.

...on a ré-ré-essayé...

Je tente un autre site... UHRS. En anglais celui-là.

Je termine le test QI les doigts dans le nez. Iels sont beaucoup moins regardant.e.s. Victoire ! Je peux thésauriser des centimes maintenant ?

Oui mais non. Je dois entrer mon numéro de carte de crédit pour y accéder. S’en est trop pour mon besoin d’anonymat. J’abandonne définitivement.

... pas pu.

Je m’en veux d’avoir lâché si vite, d’avoir voulu expérimenter sans y arriver ce que ces plateformes appellent “travail-loisir”. Ces micro-tâches sont en réalité majoritairement effectuées par des personnes, ouvertement invisibilisées, pour qui ces plateformes sont un moyen de gagner de quoi subsister. Qu’iels s’échinent depuis un internet café à Madagascar, la bibliothèque d’une université au Sénégal, ou ailleurs dans des pays dévastés par les multiples catastrophes sociales et écologiques provoquées par le capitalisme, les tâchereron.ne.s du clic sont la face cachée des IAs et autres services “automatisés” qui inondent l’économie numérique.

”Ce qui se manifeste ici est une "nouvelle division du travail " encore plus dénoncée par les penseurs critiques de la seconde moitié du siècle passé. Le micro-travail provoque alors la formation de chaînes mondiales de délocalisation qui permettent d’envisager l’automation sous un autre jour : celle-ci n’engage pas le remplacement de travailleurs humains par des IAs performantes et précises, mais par d’autres travailleurs humains - occultés, précaires, sous-payés. ”

Derrière le doigt qui clique et effectue une micro-tâche se cachent un monde de prédations et l’exploitation d’un nouveau prolétariat numérique internationalisé. Le livre “En attendant les robots” de Antonion A. Casilli propose d’appréhender ce monde en se situant du côté de la sociologie du numérique. Comme prochain article du thème, on vous propose un extrait de son livre.

P.S.

à lire ou relire :

Notes

[1programme autonome capable d’interagir avec un site, un logiciel ou un humain

[2Sur Wikipedia et selon Marvin Lee Minsky « la construction de programmes informatiques qui s’adonnent à des tâches qui sont, pour l’instant, accomplies de façon plus satisfaisante par des êtres humains car elles demandent des processus mentaux de haut niveau tels que : l’apprentissage perceptuel, l’organisation de la mémoire et le raisonnement critique ». Selon le Larousse : « l’ensemble des théories et des techniques mises en œuvre en vue de réaliser des machines capables de simuler l’intelligence humaine »

[3Comme le green-washing avec l’écologie, l’IA-washing est une pratique marketing fallacieuse consistant à utiliser abusivement le terme “Intelligence Artificielle” pour vendre leur produit.

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