Histoire - Mémoire

Savoyards, gare, gare ?

Si tu as grandi à Genève, tu n’as pas pu échapper à la commémoration de l’Escalade. Soupe aux légumes et déguisements dans la cour de l’école primaire, marmite en chocolat, course à pied, défilé patriotique au flambeau ou cortège des collégien·nes et apprenti·es, l’Escalade est l’événement historique le plus connu dans le canton. Mais que commémore-t-on et pourquoi ?

Genève |

L’attaque de la ville fortifiée de Genève par le Duc Charles-Emmanuel de Savoie en 1602 est un événement assez peu important dans le contexte géopolitique du moment. Genève est – déjà – une ville riche où s’expérimente un proto-capitalisme soutenu idéologiquement par la foi protestante. La productivité des manufactures genevoises est par exemple favorisée par la suppression des nombreuses fêtes catholiques traditionnellement chômées, au moment de l’adoption de la Réforme protestante. Le profit dégagé permet la constitution d’une élite urbaine qui s’émancipe de la tutelle des seigneurs féodaux locaux et façonne des institutions politiques pour assurer sa reproduction. L’attaque de 1602 s’inscrit dans un ensemble de tentatives pas très déterminées de faire passer cette ville riche dans la sphère d’influence du Duché de Savoie, plutôt que dans celle du Royaume de France où elle se trouve. Dans un contexte européen de fortes tensions religieuses, le Duc de Savoie, catholique, aurait également tiré un profit symbolique de la réussite de son aventure en arrachant Genève au protestantisme. Bref, l’attaque de 1602 est une escarmouche militaire mineure, comme il en existe de nombreuses à l’époque. Si elle prend une importance qui lui permet d’être encore commémorée quatre siècles plus tard, c’est pour des raisons qui regardent la vie politique genevoise.

David contre Goliath

Immédiatement après l’attaque, la bourgeoisie de la ville développe une interprétation politico-religieuse des faits. Si Charles-Emmanuel a perdu la partie, c’est que Dieu a choisi le camp de Genève. La théologie protestante se distingue par l’importance accordée à la décision arbitraire de Dieu : seul Dieu décide à qui il accorde sa grâce. Ce n’est pas, pensent les protestants, parce qu’on accomplit des actions bonnes selon nos critères humains que nous serons nécessairement récompensés. Dès lors, au lieu de chercher à plaire à Dieu, il faut observer les signes qu’il nous accorde. Gagner une bataille est un de ces signes. La liturgie protestante est remplie de chants guerriers dans lesquels Dieu accorde la victoire militaire, sur le modèle biblique de la bataille livrée par David contre les Philistins. C’est d’ailleurs sur ce modèle biblique que se forme, dès 1603, le récit de ce qui devient l’Escalade. À la première strophe du chant commémoratif Cé qu’è laino, Dieu est qualifié de « Maître des batailles », un motif qui revient fréquemment dans les hymnes protestants. Dans l’avant-dernière strophe de Cé qu’è laino, on peut lire que Dieu « a bin volu se bouta à la brèche ». C’est précisément l’expression (Seigneur des Brèches, Baal-Peratsim) par laquelle la première victoire de David sur les Philistins est célébrée dans le premier livre des Chroniques (chapitre 14, verset 11).

Ainsi, la bourgeoisie urbaine de Genève interprète la déroute du Duc de Savoie comme un signe divin qui valide son régime politico-religieux. Cette interprétation inscrit Genève dans la tradition des citadelles assiégées : petites cités vertueuses et prospères qui surmontent miraculeusement les sièges et les attaques menées par de puissants ennemis. La réalité est moins glorieuse : la bourgeoisie genevoise accumule du capital de façon intensive en exploitant un arrière-pays agricole et une classe laborieuse urbaine totalement dépourvus de droits politiques qui lui permettraient d’influer sur le partage de la richesse. Comme on le constate à l’époque actuelle encore (apartheid sud-africain, apartheid israélien), les récits politico-religieux de citadelles assiégées servent surtout de support à une exploitation intensive des populations ségréguées.

Le régime politico-religieux mis en place autour de Jean Calvin se maintient jusqu’en 1798, malgré des révoltes régulières, au XVIIIe siècle, des classes exclues du partage de la richesse qu’elles produisent. Pendant ces deux siècles, la commémoration de l’Escalade fait partie des éléments idéologiques qui cimentent la théocratie genevoise.

Rempart contre la modernité industrielle

De 1798 à 1813, Genève est intégrée à la France du Consulat puis du Premier Empire. Pendant cette période, l’Escalade n’est plus commémorée publiquement, mais l’interprétation traditionnelle se transmet dans les cercles des élites de l’Ancien Régime qui préparent leur retour au gouvernement de la cité. En 1813, les troupes de la réaction européenne restaurent les institutions politiques de l’Ancien Régime et la domination des anciennes élites sur la ville et son arrière-pays. C’est l’événement qui est, aujourd’hui encore commémoré officiellement, le 31 décembre au matin, par des coups de canons tirés depuis la promenade de la Treille (Fête de la Restauration).

Cependant, après la Restauration de 1813, la bourgeoisie est violemment divisée : d’une part, les anciennes élites qui vivent désormais principalement des rentes immobilière et foncière ou de l’activité bancaire et qui monopolisent les droits politiques ; d’autre part, une bourgeoisie récente, liée au développement économique pré-industriel puis industriel, qui reste largement exclue du gouvernement et de l’administration. Tout au long du XIXe siècle, l’interprétation de l’Escalade va se modifier à partir de cette configuration nouvelle. L’attaque du Duc de Savoie devient la métaphore du monde industriel nouveau qui met en danger les institutions de l’Ancien Régime. Les révolutions de 1842 et 1847, pour lesquelles s’allient bourgeoisie nouvelle et classe ouvrière, sont comprises par les anciennes élites comme des Escalades intérieures qui menacent leur domination sur la ville. L’événement est alors commémoré dans les cercles protestants et par des « conférences historiques » qui exaltent l’attachement à l’ancienne société. La révolution de 1847 aboutit notamment à la démolition des fortifications qui enserraient encore la ville, une démolition vécue par les anciennes élites comme une attaque symbolique contre la citadelle assiégée que leurs ancêtres avaient victorieusement défendue.

Grand Bal de l’Escalade à l’American Skating

À la fin du XIXe siècle, la bourgeoisie industrielle a fortement établi ses droits politiques, excluant ses anciens alliés ouvriers, et cohabite avec les élites d’Ancien Régime dans un système économique extrêmement inégalitaire. L’exploitation capitaliste débridée fait exploser la pauvreté, les maladies et les pollutions. C’est la soi-disant Belle époque, qui n’était belle que pour les deux fractions associées de la bourgeoisie : les uns tirant leurs profits des activités productives, les autres de la rente foncières et immobilière.

Illustration 1. Promotion sur les chaussures de bal à l’occasion de l’Escalade dans La Tribune de Genève du 28 novembre 1909.

Les énormes profits dégagés par l’exploitation capitaliste permettent le développement de dépenses de luxe et les salles de bal, les restaurants et autres casinos fourmillent alors. La commémoration de l’Escalade, dans une ville dépourvue de carnaval, devient un moment de fête débridée. Autour de 1905, on fête l’Escalade trois jours durant. Les restaurants sont ouverts toute la nuit, le port de déguisement, d’ordinaire interdit, est autorisé y compris la nuit, les marchands de vin et les vendeurs de tissus proposent des actions commerciales (Illustration 1 et 2). Le 30 novembre 1910, le journal La Suisse annonce une fête de l’Escalade grandiose à l’American Skating, une salle de bal où l’on danse sur des patins à roulettes.

« Deux mille cinq cents nouvelles lampes électriques transforment le rink en palais de l’électricité. Le public et les danseurs évolueront dans un merveilleux éblouissement de lumières. Aussi faut-il prévoir un succès monstre pour cet éclairage spécial. »

La fête, indique encore La Suisse, durera trois jours et trois nuits et deux orchestres seront nécessaires pour assurer le spectacle. Pour payer ce « merveilleux éblouissement de lumières », le prolétariat des fabriques travaille 10 heures du lundi au vendredi et 9 heures le samedi ou survit de la charité d’œuvres philanthropiques quand le patronat n’a pas besoin de lui.

Illustration 2. Promotion sur l’alcool à l’occasion de l’Escalade dans La Tribune de Genève du 1er décembre 1909.

La presse de l’époque montre cependant que les classes populaires s’approprient l’autorisation de sortir masquées et occupent les rues dans des formes de cortèges carnavalesques. Ainsi, un certain Robert D. est-il condamné à vingt sous d’amende pour avoir circulé déguisé sur la voie publique à l’occasion des fêtes de l’Escalade de 1909 « en dehors des heures fixées par les autorités ». On sait également que l’Escalade donnait lieu à une sorte de braderie que l’État cherche à réglementer comme on le constate dans un article de La Suisse du 4 décembre 1909.

« Ils faisaient chez nous comme chez eux »

Tout cela déplaît vivement aux élites réactionnaires nostalgiques de l’Ancien Régime. Vers 1905, elles entament une offensive de moralisation de la commémoration de l’Escalade. Le 10 décembre 1905, le Journal de Genève, organe de la bourgeoisie réactionnaire, publie une chronique genevoise sur le thème de l’Escalade. « Depuis plusieurs années, on se plaignait que l’Escalade ne fut plus l’Escalade » écrit le chroniqueur. La faute à qui ? Aux étrangers et les ouvriers bien entendu.

« Ayant voulu une cité à turbines, la population d’étrangers qu’ont appelée ces turbines nous apporta des mœurs étrangères. Qu’en savent-ils ces mécaniciens et chauffeurs de la Mère Royaume et du Pétardier […] ? Alors ne sachant pas, ils faisaient chez nous comme chez eux, et l’on avait aux Rues-Basses plus qu’un carnaval en décembre. […] Cela n’avait rien de genevois. »

Le chroniqueur indique ensuite qu’« une nouvelle association s’est fondée, se proposant de rendre à l’Escalade, qui est une fête genevoise, son caractère genevois. […] Cette tentative est extrêmement intéressante. […] Il s’agit en dernière analyse de savoir si la population autochtone est maîtresse de la rue en dépit de la masse flottante d’émigrés […] ». C’est également en 1905 que la commémoration est imposée dans les écoles avec récits et chants patriotiques.

La reprise en main de la commémoration est raillée en 1906 par Le Réveil anarchiste qui écrit (15 décembre 1906) :

« Ces Messieurs les patriotes veulent [nous ...] défendre de s’amuser dans les rues comme [on] le fit jadis avec plus de bonne humeur que de recueillement patriotique. Le peuple, les gens de peu doivent s’aligner sur les trottoirs pour voir passer « ceux de Genève », de brocart habillés et flageolants sur leurs maigres tibias. Non contents de nous raser copieusement avec cet anniversaire, les voilà qui s’en prennent aux gosses. […] dans toutes les écoles, un récit de l’Escalade de 1602 devra être fait par les maîtres, maîtresses et professeurs. »

Dans ce début de siècle, l’heure est à un raidissement réactionnaire sur l’image d’une société d’Ancien Régime idéalisée comme alternative aux nuisances de la société industrielle. C’est l’époque du Heimatstil, style patriotique, où l’on construit en ville des bâtiments inspirés de l’architecture alpine : écoles et immeubles à colombages, encorbellements et poutres apparentes encore visibles aujourd’hui (Illustration 3). Dès 1905, on distingue l’Escalade patriotique (cultes d’action de grâce, conférences historiques, défilé en costumes « d’époque ») des trois jours de fêtes et de bals.

Illustration 3. École des Pervenches (1905-1910) à Carouge, typique du style patriotique qui imite dans les villes le style des bâtiments traditionnels des alpes.

C’est ce recadrage de la commémoration qui donne naissance, en 1926, à la Compagnie 1602 qui anime aujourd’hui encore la commémoration officielle. Les éléments patriotiques des années 1905-1910 (xénophobie, exaltation d’un passé idéalisé) s’intègrent parfaitement dans la dérive fasciste de la bourgeoisie réactionnaires qui marque les années 1920-1930. À l’occasion du tricentenaire de 1902, c’est au jeune avocat Théodore Aubert qu’est confiée l’écriture de la brochure commémorative. Aubert se distinguera par la suite au sein de l’Union de défense économique, puis du parti fasciste Union nationale et enfin comme fondateur de l’Entente internationale anti-communiste. En 1932, le fasciste René-Louis Piachaud est chargé d’adapter pour la commémoration de l’Escalade le Psaume 124 qui exalte la victoire de David contre les Philistins.

« Une vague de nationalisme traverse les écoles de Genève »

En 1925, André Oltramare, ministre socialiste chargé de l’instruction publique, demande d’« éviter les textes guerriers » parmi les chants patriotiques qui doivent être entonnés dans les écoles. Il est immédiatement attaqué par l’Union de défense économique ancêtre du parti fasciste Union nationale qui fait de cette demande, assez modeste, un argument contre la réélection d’André Oltramare en 1927.

Le 12 décembre 1933, une alliance des jeunesses communistes, socialistes et anarchistes genevoises distribue un tract antimilitariste :

Camarade, aujourd’hui par la commémoration de l’Escalade, une vague de nationalisme traverse les écoles de Genève. On nous vante le passé de la « patrie héroïque », on chauffe nos esprits pour le prochain massacre. Nous, jeunes élèves, nous devons nous élever contre cette préparation idéologique à la guerre, complément à la préparation matérielle. Nous ne voulons plus que nos professeurs en soient les porte-paroles.

Dans le Journal de Genève du 13 décembre 1933, le « comité d’élèves contre le fascisme et la guerre » est décrit comme « un soviet de blancs-becs » immédiatement dénoncé à la justice. La même année, un cortège antimilitariste et antifasciste est organisé le jour de la commémoration.

Appropriations et résistances

Comme à la Belle époque, il existe aujourd’hui indéniablement une appropriation populaire de la commémoration qui va bien au-delà de l’Escalade patriotique, en témoignent par exemple le succès de la course à pied, les fêtes dans les écoles, les clubs sportifs ou les maisons de quartier. Pour autant, il ne faut pas ignorer que cette commémoration s’inscrit dans un réseau mémoriel qui articule la puissance de l’État avec celle de groupes patriotiques réactionnaires.

Dans l’après-guerre, l’« Escalade patriotique » acquiert un caractère officiel : le gouvernement genevois défile un soir de la semaine du 12 décembre aux côtés des membres déguisés de la Compagnie 1602. Il accorde par là une reconnaissance étatique aux « victimes de l’Escalade ». La commémoration de la Restauration de l’Ancien Régime de 1813, le 31 décembre au matin, est également une commémoration officielle en présence des autorités.

Sans mettre dans le sac de la réaction toutes celles et ceux qui cassent des marmites ou courent dans la Vieille-Ville, il faut mesurer le poids des quatre siècles de rhétorique réactionnaire qui pèsent sur la commémoration de l’Escalade. Alors que nous connaissons une nouvelle dérive de la bourgeoisie vers l’autoritarisme, la xénophobie et l’exaltation d’un passé idéalisé sont toujours mobilisables pour assurer la domination capitaliste. La nostalgie n’est pas toujours du côté de l’émancipation.

P.S.

Illustration de tête : brochure du tricentenaire de l’Escalade (1903) dont le texte a été confié au jeune Théodore Aubert, future figure influente du parti fasciste Union nationale et anticommuniste forcené.

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