Dans un article du Figaro daté du 12 mars 2020 [1], un chef d’entreprise espère qu’une « résilience économique » permette de surmonter la crise du coronavirus. Il en profite pour tirer à boulets rouges sur l’infâme secrétaire général de la CGT, coupable d’appeler à la grève les salariés forcés par leurs employeurs à retourner travailler en pleine épidémie de coronavirus. Pour notre optimiste entrepreneur, il n’y a pas matière à s’énerver. « Notre économie » serait en train de vivre « un accident de la vie », et comme tout accident, cela se surmonte si chacun fait preuve de résilience. Les salariés, en allant travailler malgré le virus et en n’utilisant pas leur droit de retrait, les banques, en se montrant modérées sur les agios. Donnant-donnant dans une résilience commune, en somme. Toujours à la pointe des expressions managériales du moment, le président de la République a d’ailleurs donné le nom de Résilience à l’opération militaire lancée au début de la crise du coronavirus.
C’est ainsi que l’on peut se sortir d’une crise collective. Mais c’est aussi une solution pour se tirer d’un mauvais pas individuel… Pour « rebondir après un licenciement », un magazine de psychologie donne le conseil suivant : « Dressez votre propre liste, le plus honnêtement possible. Vos atouts en matière d’expérience : les épreuves que vous avez traversées – vous prendrez ainsi en compte votre aptitude à la résilience. »
Culpabiliser les individus, déresponsabiliser les structures
La popularisation du concept de résilience est largement le fait de Boris Cyrulnik, psychanalyste médiatique et bien introduit dans les milieux bourgeois. Membre un temps de la fameuse commission Attali « pour la libération de la croissance » en 2008, il a été nommé ensuite par Macron à la tête d’une commission d’experts sur la petite enfance. Avec des livres qui se vendent très bien, il a largement contribué à la diffusion tous azimuts de la notion de « résilience » dès le début des années 2000. Cette notion miracle est progressivement devenue un thème littéraire en soi, qui peuple les têtes de gondole des centres culturels Leclerc et des Fnac : Comment j’ai survécu à mon cancer et en suis sorti plus fort, Comment mon licenciement m’a forcé à monter ma propre start-up de solutions résilientes clefs en main… Au moment des vagues d’attentats de 2015 notamment, on a beaucoup parlé de « résilience », à toutes les sauces, avec cette interrogation en suspens : comment se reconstruire quand on a perdu des proches ou été victime de terrorisme ?
On entend souvent dire que « l’individualisme » serait le trait saillant de notre société, et qu’il se serait traduit par la « fin des idéologies » collectives, le recul de l’engagement politique et la baisse du taux de syndicalisation en France. L’idée que la solution à nos problèmes serait notre propre travail, notre caractère ou nos ressources, et non celles du groupe, n’est pas un trait naturel de l’humanité. C’est une invention relativement récente qui, dans sa forme actuelle, date des années 1970, et l’évolution du monde du travail y est pour beaucoup.
Après le traumatisme des grèves de 1968, le patronat s’est organisé pour en finir avec le mouvement ouvrier. La tendance à la financiarisation de l’économie mais également l’intensification de la mondialisation par le développement à outrance du libre-échange ont permis de mettre sous pression l’ensemble des entreprises. Le chômage de masse qui se développe à partir du choc pétrolier de 1973 affaiblit les salariés face à leurs employeurs. Chacun doit désormais savoir « se vendre » et faire face à des objectifs qui deviennent individuels : ce n’est plus la production d’une administration ou d’une usine que les directions évaluent, c’est la « performance » de chaque individu qui y travaille. Désormais, en 2020, il n’existe que peu d’entreprises privées où des dispositifs d’évaluation ne sont pas mis en place, avec au moins un « entretien annuel d’évaluation » où le salarié doit expliquer ce qu’il a fait de bien et ce qu’il pourrait faire de mieux. Dans certaines entreprises, l’évaluation est même devenue comportementale : sa capacité à échanger des points de vue sans élever la voix, à être poli et à se rendre au pot mensuel organisé par le directeur régional est prise en compte.
Dans un tel contexte, correctement travailler ne suffit plus : il faut le faire avec le sourire et mieux que les autres. Ce qu’on appelle la « mise en concurrence généralisée » de façon un peu abstraite dans les tracts syndicaux, c’est bien une peur du chômage, doublée d’une peur de l’évaluation.
C’est pour répondre à ce nouveau besoin – individualiste – d’affronter la dureté du monde du travail que des théories psychologiques ont essaimé au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. À partir des années 1980, elles sont arrivées en France, sous la forme de séminaires, formations et coachings. Le premier article qui prône le coaching au travail date de 1988, dans le magazine Challenges. Intitulé « Les managers ont besoin d’un coach ! », il s’adressait d’abord aux équipes de direction, pour une pratique encore très marginale. Il s’agissait concrètement de l’arrivée en entreprise de professionnels formés d’un mélange de théories psychologiques new age, comme le mouvement du potentiel humain ou la psychologie de la forme, les deux ayant pour point commun de prôner la libération des facultés de l’individu et non du collectif. Ces « professionnels » forment ainsi les directions et à partir des années 2000, leurs méthodes se popularisent considérablement, en entreprise comme dans le reste de la société.
L’ensemble des salariés rebaptisés depuis « collaborateurs » est désormais la cible du coaching bienveillant. La mode de ces dix dernières années est celle des « réorganisations » permanentes, un savant mélange de suppressions de poste et de modification régulière du fonctionnement de l’entreprise pour atteindre de sacro-saints objectifs de compétitivité et de réduction des coûts. Il a donc fallu s’entourer de consultants en « conduite du changement » susceptibles d’apporter un supplément d’âme à ces processus brutaux et souvent incompréhensibles pour les salariés. Une partie d’un service licenciée ? Vite, proposons-leur des formations pour « faire preuve de résilience » et « affronter les courbes du deuil ». Un certain nombre de cabinets proposant ce genre de prestations pullulent en France et sont mandatés par les directions d’entreprise quand elles sabrent leurs effectifs ou lorsque du « mal-être » est détecté dans leur masse salariale à cause de leurs propres politiques d’intensification du travail. « Il faut devenir responsable de nos émotions », conseille le cabinet Ithaque Coaching, comme la plupart de ses homologues qui « accompagnent les collaborateurs dans la survenue du changement ».
La résilience en entreprise ne dit autre chose que ceci : ce n’est pas ce que l’on vous fait, le problème, mais la façon dont vous le vivez. « Vos choix d’action sont peut-être limités, mais vos choix de pensée ne le sont pas », proclame un autre cabinet d’accompagnement RH sur la page d’accueil de son site web, citant Abraham-Hicks, un couple d’auteurs nord-américains à succès qui se sont fait connaître avec un best-seller intitulé La loi de l’attraction. Les clefs du secret pour obtenir ce que vous désirez (sans commentaire). Ces théories quasi mystiques semblent prendre le relais du christianisme d’antan en matière de maintien de l’ordre social : restez tranquille, les pauvres, lisez des bouquins de développement personnel et vous connaîtrez peut-être le salut éternel.
Quand le Code du travail fait de l’employeur le responsable de la santé physique et mentale de ses salariés, la « résilience » en entreprise fait des « collaborateurs » leurs propres responsables, éventuellement assistés d’un coach, souvent un ex-DRH reconverti, que l’employeur leur a généreusement payé. Ainsi, les salariés y vont pour se reconstruire « de façon socialement acceptable », c’est-à-dire sans grève, sans droit de retrait, sans pétage de câble, et puis sans prud’hommes, tant qu’à faire…
L’injonction à « surmonter » ses propres limites ne se borne pas au monde des grandes entreprises privées. C’est devenu une façon commune de « gérer » les difficultés de la vie, de toute nature. En 2004, M6 lance l’émission « Nouveau look pour une nouvelle vie ». De charismatiques coachs en mode et beauté conseillent des participants pour qu’ils réforment complètement leur apparence et leur vie. Si l’émission brille depuis par ses astuces pour assortir des couleurs ou choisir la monture de lunettes adaptée à la forme de son visage, c’est l’habillage psychologique qui en fait le charme. Les participantes et participants ne se contentent pas de changer de coupe de cheveux (et d’acheter des centaines d’euros de vêtements, centaines d’euros tombés du ciel), ils changent leur regard sur eux-mêmes et ça, ça n’a pas de prix.
Le même cocktail a fait le succès de « Cauchemar en cuisine », toujours sur la même chaîne. Dans ce programme de téléréalité, le chef Philippe Etchebest débarque dans un restaurant au bord de la faillite et tente de sauver la situation. Comme le précise le générique, lancer un restaurant est le rêve de milliers de Français, mais qui peut vite tourner au cauchemar. Etchebest joue le client mystère, commande le plat du jour et, après force grimaces ponctuées d’expressions de dégoût, fait irruption dans la cuisine pour mettre le chef, l’apprenti et la serveuse face au « travail de merde » qu’ils font. On crie, on s’excuse, on pleure… La première partie de l’émission met en scène le laisser-aller, l’échec, le désespoir. La seconde partie est celle de la réhabilitation. Après avoir bien pleuré, on se reprend en main ! Philippe Etchebest refait la déco ringarde du restaurant, donne quelques recettes simples et sûres et, surtout, édifie psychologiquement chacun des membres du restaurant. Escalade de falaise pour surmonter sa peur, nage avec les dauphins pour retrouver sa bonté naturelle, thérapie de couple pour mieux affronter la tempête… La scène finale montre un restaurant et ses tenanciers transformés. Ils ont surmonté leurs échecs, appris de leurs erreurs et savent désormais qui ils sont.
Si ces programmes sont si réjouissants à regarder, c’est qu’ils ne vont jamais au fond de la question, puisqu’ils n’abordent en fait jamais les paramètres qui ne dépendent pas entièrement des protagonistes que l’émission doit changer. On parle très à la marge et avec beaucoup de retenue d’hygiène de vie, de dépression ou de chômage dans « Nouveau look pour une nouvelle vie », de façon pudique de trésorerie et d’endettement dans « Cauchemar en cuisine », et jamais du salaire et des conditions de travail des salariés à qui Philippe Etchebest apprend aussi à se donner un peu plus. La phase de résilience, celle où l’on surmonte ses erreurs et où chacun agit avec détermination (juste après avoir pleuré sur fond de pop anglaise larmoyante), ne prend en compte que des paramètres individuels, mais jamais le contexte collectif ou structurel. S’il est bien normal qu’une téléréalité grand public ne vienne pas nous plomber avec l’hypothèque d’une restauratrice fauchée (encore qu’apprendre à renégocier un crédit est certainement plus utile que les leçons psy d’un chef cuisinier), il est plus inquiétant que les récits de résilience soient devenus un thème médiatique à proprement parler, au-delà de la fiction en elle-même.
Dans un numéro spécial intitulé « La résilience, comment trouver la force en vous » et illustré par une photo du chanteur Grand Corps Malade, Psychologie Magazine nous donnait, en mai 2018, toutes les « clefs » pour surmonter un accident. Le chanteur, victime d’un grave accident qui l’a rendu handicapé, est interrogé par le magazine : « Équipé de sa béquille et d’une volonté de fer, Grand Corps Malade avance confiant, solide et émouvant. Rencontre avec un grand cœur résilient », nous annonce un sommaire alléchant.
Dommage, le numéro ne parlera pas des structures collectives et institutionnelles qui sont censées permettre la « résilience » des victimes de handicap. Le magazine ne parle pas du retard de la France en termes d’adaptation des services publics (éducation, santé, transport, etc.) au handicap, un retard pointé par les Nations unies en 2017, et des personnes précaires et handicapées souvent isolées. La résilience n’a rien de politique, et c’est là tout le problème. En ne s’intéressant qu’à « l’attitude » et à la « force de caractère » des victimes d’un traumatisme ou d’un accident, la mode résiliente ne traite que de la partie immergée de l’iceberg. Celle qui ne dépend que de nous, et de rien d’autre. L’injonction à la résilience n’est pas seulement inutile, elle est parfois très nocive. Le documentaire intitulé Un monde obèse diffusé sur Arte en avril 2020 montre comment les industries agroalimentaires du monde entier se réfugient derrière l’injonction faite aux personnes en surpoids de faire de l’exercice physique et de trouver en elles-mêmes la force de volonté pour se tirer de ce mauvais pas. La honte sociale qui pèse sur les personnes en surpoids et qui fait d’elles les seules responsables de leur état protège des industriels qui ont fait de l’ajout de sucre dans tous leurs produits une politique de réduction de coûts, leur apportant prospérité et profits. Alors que le surpoids est corrélé à de faibles revenus et à un métier pénible sur le plan horaire (travailler de nuit ou en horaires décalés favorise l’obésité), on fait comme si, à grand renfort de clips étatiques sur le thème « Manger-bouger », c’était le résultat d’un laisser-aller individuel.
Au mérite entrepreneurial ou scolaire s’est donc ajouté, ces dernières années, le mérite psychologique : regardez comme je suis fort, comme j’ai tenu le choc, comme j’ai été résilient après une épreuve. Au spectacle, diffusé dans la presse écrite, à la télévision ou sur internet, du « beau et poignant témoignage » de personnes qui auront « réussi » cet exploit, la grande majorité des gens se sentira coupable de son échec, déchargeant du même coup de leurs responsabilités l’État, les industriels et les entreprises, alliées pour perpétuer un régime capitalisme isolant les souffrances des membres de la classe laborieuse pour mieux l’écraser.