article repris de
Fabio Rossinelli, : « Comment l’État a participé à la colonisation », Tangram – Revue de la Commission fédérale contre le racisme, vol. 47, 2023, pp. 25-27.
Les recherches sur l’histoire coloniale suisse ont souvent négligé la participation de la Confédération et des cantons aux affaires coloniales du XIXe siècle. Or l’activité étatique suisse dans ce domaine était intense. Tout d’abord, précisons qu’il n’existe pas de consensus dans la recherche quant à la définition du terme de colonisation et de ses dérivés. Il est admis, en revanche, que ce phénomène peut assumer de multiples formes – politiques, économiques ou encore culturelles. Nous savons en outre qu’il peut varier selon les époques et les régions du monde. Et qu’il agit aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur des pays. Pour ne pas alourdir cet article de technicismes et nous en tenir à l’essentiel, nous définirons ici la colonisation comme l’acte expansionniste de l’Europe dans les régions d’outre-mer au XIXe siècle.
Sommaire
Un expansionnisme non étatique ?
Force est de constater que l’historiographie suisse s’est longtemps concentrée sur la participation de l’économie privée à la colonisation. À côté d’une émigration entrepreneuriale plus ou moins spontanée au Brésil, en Égypte ou encore en Australie, des entreprises vouées au commerce colonial ont siégé sur sol helvétique. La société Gebrüder Volkart de Winterthour (fondée en 1851), par exemple, s’est occupée d’import-export de matières premières contre des produits finis, devenant, au cours de la première moitié du XXe siècle, le plus important acteur helvétique sur le marché indien. La Basler Handelsgesellschaft (1859), une sorte de filiale commerciale de la Basler Mission (1815), a exploité les ressources et la main-d’œuvre du Ghana pour la production de cacao. Dans un tout autre secteur, les investissements outre-mer étaient monnaie courante pour les banques et les bourses. La place bancaire genevoise avait pour cible les grandes infrastructures du commerce mondial, comme le canal de Suez. Ces exemples – il y en a beaucoup d’autres – pourraient suggérer que l’État n’était pas impliqué dans l’expansionnisme helvétique dans le monde colonial. Il est vrai que la Suisse en tant qu’État n’a jamais possédé de colonies. Cependant, la participation d’un État à la colonisation ne se mesure pas uniquement au fait d’occuper des territoires. Et le cas helvétique n’a jamais été étudié sous cet angle. Pire, ce vide historiographique a servi de prétexte pour affirmer que l’État suisse n’était pas impliqué dans la colonisation. Plutôt que d’avouer une lacune dans la recherche, un certain nombre d’historiens préfèrent proclamer haut et fort que « formellement, la Suisse, en tant que telle, n’a pas eu de passé colonial » ou encore que « ce sont les Suisses qui ont agi à titre individuel » [1]. Cette lacunen’est pas un problème purement académique, mais aussi un problème politique.
Les autorités fédérales elles-mêmes s’en tiennent au récit de l’absence d’implication étatique – « Die Organe des Landes waren nicht involviert » [2] – entre autres pour légitimer la politique économique et migratoire actuelle de la Suisse. Pourtant, il est possible de mettre en avant de multiples dynamiques d’action étatique pour le cas suisse. Dans le cadre du groupe de travail Collaborative History of Global Switzerland (1800-1900) de l’Université de Lausanne, un projet de recherche est en cours d’élaboration à ce sujet. Parmi les différents exemples, les trois qui sont présentés ci-après permettent d’effectuer une première plongée dans cette problématique.
Intrication privé-public
Au XIXe siècle, les sociétés suisses de géographie représentent des cercles privés de sociabilité bourgeoise. S’y retrouvent des personnalités intellectuelles, patronales ou encore politiques. Numa Droz et deux autres conseillers fédéraux sont par exemple membres de la Geographische Gesellschaft de Berne, à côté de deux conseillers d’État bernois et d’un certain nombre de parlementaires fédéraux. Le but de ces sociétés est d’étudier les territoires d’outre-mer afin de repérer des points d’intérêt pour la science, le commerce ou encore la mission.
Le but de ces sociétés est d’étudier les territoires d’outre-mer afin de repérer des points d’intérêt pour la science, le commerce ou la mission.
Quelles formes de partenariat ces sociétés mettent-elles en place avec l’État ? Les sociétés de géographie sont consultées et impliquées dans la création du Bureau fédéral de l’émigration en 1888. Ce dernier leur transmet des informations confidentielles utiles à l’expansion économique. Ainsi, en 1893, la Société neuchâteloise de géographie reçoit par ce bureau des notes à ne pas divulguer publiquement concernant le Transvaal (situé dans le nord-est de l’Afrique du Sud actuelle). C’est l’époque de la découverte de l’or et du diamant, qui sont, avec la platine, les matières premières des horlogers. L’enjeu est important pour Neuchâtel, bastion de l’horlogerie helvétique. Droz, originaire de ce canton, avait déjà recommandé la création d’un consortium au Transvaal en 1886. Ce dernier sera dirigé par un Neuchâtelois sous l’égide de l’Ostschweizerische geographisch-commercielle Gesellschaft de Saint-Gall. En même temps, la Suisse ouvre un consulat dans ce pays. Ces initiatives, issues d’un partenariat privé-public, incitent plusieurs membres des sociétés de géographie à émigrer dans ce pays. L’un d’entre eux, l’ingénieur minier zurichois Carl Fehr, finit par être nommé consul suisse au Transvaal en 1894. Avec les frères neuchâtelois Philippe et Jean DuBois, descendants d’une grande famille horlogère, il crée un holding pour l’extraction de l’or. Les activités, prédatrices, portent leurs fruits : 13,5 millions de francs sont générés dans le seul mois de février 1894. Il s’agit d’une somme énorme, si l’on considère que les dépenses et les recettes de la Confédération de l’année courante tournent autour de 50 millions de francs. L’affaire se termine mal pour les Suisses, avec une faillite frauduleuse en 1899, un mandat d’arrestation et la fuite des responsables vers d’autres continents.
Cette histoire montre à quel point l’État helvétique, avec ses bureaux et représentants, soutient les projets économiques expansionnistes lancés via les sociétés de géographie. De plus, il subventionne ces dernières. Celles d’Aarau et de Saint-Gall, les deux étant spécifiquement consacrées au commerce d’outre-mer, perçoivent de l’argent public non seulement de la Confédération, mais également des cantons, dont Bâle-Ville, Thurgovie et Appenzell.
Subventions et pensions
Même si la Confédération – malgré des débats en ce sens au Palais fédéral - ne s’engage pas officiellement dans une politique coloniale, des colonies de Suisses se créent spontanément. Au cours du XIXe siècle, des communautés helvétiques se développent outre-mer tout en étant représentées à Berne par des consuls privés ou par des sociétés de bienfaisance. La création de ces dernières est parfois encouragée par les représentants de l’État. C’est le cas de la société du Caire, fondée en 1869 grâce à une donation de la délégation fédérale s’étant rendue en Égypte à l’occasion de l’ouverture du canal de Suez. La société de Bahia, quant à elle, est constituée en 1857 au Brésil. Ses archives montrent qu’elle était formellement rattachée à la Confédération. Aucun changement de règlement ne pouvait avoir lieu sans l’approbation de Berne. Ses activités, au-delà de l’assistance et du secours, concernaient aussi l’investissement ; de quoi rentabiliser le capital propre via des placements sur le marché brésilien. Plus généralement, dès le milieu du XIXe siècle, tant le Conseil fédéral que les exécutifs cantonaux envoient des subventions annuelles aux sociétés suisses de bienfaisance à l’étranger.
Au cours du XIXe siècle, des communautés helvétiques se développent outre-mer tout en étant représentées à Berne par des consuls privés ou par des sociétés de bienfaisance.
1881, par exemple, plus de 36 000 francs de l’époque, somme correspondant au salaire annuel d’environ 70 agriculteurs genevois, sont répartis entre 85 entités de ce type. Il y avait également des subventions ponctuelles, sur la base de demandes particulières. L’État suisse versait donc de l’argent à de nombreuses personnes dans les colonies.
Dans l’autre sens, les États coloniaux versaient eux aussi de l’argent à de nombreuses personnes en Suisse. Il s’agissait, principalement, de personnes ayant servi dans les armées impériales européennes, par exemple en Algérie pour le compte de la France. Durant la période 1814-1914, la Hollande a recruté plus de 7500 Suisses à destination de l’Indonésie. Une fois rentrés, ces anciens soldats avaient droit à des pensions qu’ils devaient réclamer personnellement. Très souvent, ils s’adressaient pour cela aux autorités communales et/ou cantonales avant que leur demande n’arrive à Berne, qui s’activait via son réseau diplomatique afin d’obtenir les pensions réclamées. Il y avait donc une circulation bureaucratique entre les différents échelons de l’État suisse et les organes étatiques étrangers impliqués dans la colonisation. L’afflux monétaire lié aux pensions était substantiel, sur le plan global mais aussi individuel, puisqu’il permettait, bien souvent, de sortir les économies domestiques de la pauvreté, voire de la misère.
Combiné, ce double phénomène des subventions et des pensions permet de repenser le rôle de l’État suisse dans le contexte colonial. Les trajectoires individuelles ou collectives des Suisses dans les colonies ont poussé la Confédération et les cantons à agir. Cela permet aussi de repenser l’histoire de l’État social (ou du proto-État social) en Europe, en l’insérant dans une optique globale et croisée. L’argent public à destination ou en provenance des territoires coloniaux a soutenu le développement de prestations sociales visant à garantir un niveau de vie minimal pour les Européens.
Arbitrage des conflits outre-mer
Cependant, s’il y a un domaine de l’histoire coloniale où l’État suisse a été manifestement impliqué, c’est celui de l’arbitrage. Les gouvernements des empires ont souvent mandaté le Conseil fédéral ou l’un de ses membres pour trancher des litiges à caractère géopolitique ou économique concernant les territoires d’outre-mer. C’est dire que le système-monde impérial nécessitait des pays comme la Suisse pour arbitrer ses conflits. Ce secteur d’activité se développe en Suisse à partir de 1872, lorsqu’un tribunal arbitral réuni à Genève et piloté par l’ancien conseiller fédéral Jakob Stämpfli condamne l’empire britannique à indemniser les États-Unis d’Amérique pour des ingérences dans la Guerre de Sécession. Le roi des Belges, Léopold II, fera appel à la Confédération pour arbitrer les conflits de son État indépendant du Congo avec des puissances rivales (1886, 1889). Au total, et pour l’instant, une quinzaine de cas d’arbitrage ont été répertoriés dans les Archives fédérales suisses.
Si certains d’entre eux ont déjà fait l’objet d’études partielles, comme celui opposant le Brésil à la France pour la délimitation de la frontière de la Guyane française (1897-1900), d’autres restent totalement méconnus. Le conflit autour des chemins de fer reliant le Transvaal au Mozambique mène la Grande-Bretagne et les États-Unis à porter plainte contre le Portugal. Ce dernier avait en effet nationalisé la partie des rails qui se trouvait sur le territoire du Mozambique sous sa domination. L’arbitrage suisse va durer une décennie (1890-1900). Il se déroule en concomitance avec d’autres affaires coloniales qui impliquent des ressortissants helvétiques, en particulier les agents de la Mission romande, accusés par le Portugal d’être hostiles à l’empire. Grâce au poids de l’arbitrage, les missionnaires ne seront pas expulsés du Mozambique.
Si ces activités d’arbitrage ont indéniablement impliqué la Confédération dans la politique expansionniste des grandes puissances, il est aussi légitime de se demander dans quelle mesure elles ont permis à la Suisse d’obtenir des concessions dans les colonies. L’exemple des missionnaires illustre l’intérêt des recherches menées actuellement sur l’histoire de l’arbitrage, qui ne se limite pas à une question de juridiction.
Il est désormais prouvé que la circulation de personnes, d’idées, de marchandises et de capitaux rendait la Suisse partie prenante de la colonisation.
En guise de conclusion
Étudier le rôle de l’État suisse dans la colonisation du XIXe siècle revient non seulement à explorer un pan méconnu, voire ignoré du passé (colonial) helvétique, mais permet aussi de contribuer à l’avancement de l’historiographie internationale. Il est désormais prouvé que la circulation de personnes, d’idées, de marchandises et de capitaux rendait la Suisse partie prenante de la colonisation, comme beaucoup d’autres pays aux marges de la grande politique coloniale. Or le rôle joué par l’État dans ce contexte a souvent été ignoré, et avec lui toutes ses spécificités, comme le fait d’être structuré sur trois niveaux (fédéral, cantonal et communal) ou encore d’être basé sur un système politique de milice (impliquant une intrication d’intérêts privés dans la sphère publique plus accrue qu’ailleurs). Étudier le cas suisse sous l’angle de l’implication étatique peut contribuer à mieux comprendre le rôle que les États sans colonies ont pu quand même jouer dans la colonisation, et donc l’histoire coloniale en général.
Fabio Rossinelli est docteur en histoire contemporaine. Il collabore actuellement avec l’Université de la Suisse italienne et l’Université de Lausanne.
BIBLIOGRAPHIE
- Fabio Rossinelli, « Swiss colonial business in the Transvaal. The involvement of the DuBois Family, watchmakers in Neuchâtel (late 19th century) » in Bernhard C. Schär, Mikko Toivanen (eds.), Integration and Collaborative Imperialism in Modern Europe, London, Bloomsbury, 2024 (à paraître)
- Fabio Rossinelli, Géographie et impérialisme. De la Suisse au Congo entre exploration géographique et conquête coloniale, Neuchâtel, Alphil, 2022
- Yves Collart, Marco Durrer, Verdiana Grossi, « Les relations extérieures de la Suisse à la fin du XIXe siècle. Reflets d’une recherche documentaire » in Études et sources, vol. 9, pp. 35-120, 1983
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Nettoyage de la statue de David de Pury que des militantexs avaient recouvert de peinture. Bienfaiteur de Neuchâtel, de Pury a été plus que pro actif dans le commerce triangulaire.