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Thème du mois : Impérialisme Suisse#3 - Les lieux qui n’existent pas existent

Olivier Marboeuf interviendra dimanche lors d’une discussion avec le collectif Sud Global au contre-sommet des matières premières à l’occasion duquel renverse.co propose son thème du mois sur l’impérialisme suisse. Après deux articles qui rendent compte du rôle central de la Suisse dans le maintien jusqu’à aujourd’hui de l’idéologie raciste, suprémaciste et néo-coloniale de l’Impérialisme, cette proposition invite à réfléchir sur la “colonialité du regard” au jour d’aujourd’hui : “la manière dont un ensemble de dispositifs de coercition [...], affecte la manière de voir.”

Olivier Marboeuf - Les lieux qui n’existent pas existent : regards ingouvernables dans l’œuvre de Mohamed Bourouissa

in Mohamed Bourouissa, catalogue (LaM / Dilecta, 2023)

J’ai été invité, il y a quelques années de cela, à l’Université Paris-Diderot par un groupe de doctorants. Curieux, j’avais accepté de passer une fin d’après-midi avec ce petit comité qui préparait un séminaire sur le thème de la violence. Très vite, l’affaire tourna mal. On parlait de violence et littérature, violence et psychanalyse, violence et philosophie politique... catalogue sans fin de petites cases académiques dans lesquelles on allait ranger sagement ce bien obscur objet. Entre ennui et inconfort, je m’étais vite résolu à ne tirer de cette séance lunaire qu’une nième observation anthropologique de la classe moyenne blanche éduquée, toute affairée qu’elle était à rendre confortable son propre malaise. Et alors que je m’apprêtais à partir sur la pointe des pieds, un jeune homme s’exclama en forme conclusion : « En somme, la violence c’est ce qui nous tombe dessus sans prévenir ! ». C’était cela. Il existait des personnes qui jouissaient de ce privilège de vivre la violence comme un état d’exception, dans un espace où elle était maintenue hors de leur vie et, le plus souvent, hors de leur vue. Depuis ce monde bourgeois, industrieux et en ordre, la violence était un territoire maudit et improductif dont elles ne connaissaient que vaguement les contours. Parfois s’en échappait pourtant quelque chose, une forme à peine humaine, un cri confus, un geste hors de contrôle, un fantôme facétieux. Et cela interrompait, un instant, l’état de paix que ces personnes appelaient l’ici, le chez soi. La violence était un lieu sauvage, qui n’avait aucun sens et aucun droit, pas de raison d’être, pas de visage, un lieu qui n’existait pas vraiment et pourtant qui existait. Elles savaient très bien qu’il existait. Elles faisaient semblant de ne pas le savoir mais elles le savaient. Là, quelque part, dans un proche-lointain obscur et indéterminé, inquiétant, ce lieu existait. Le contrat social promettait pourtant de le tenir à distance, dans cette non-existence qu’on appelait le là-bas. Quel qu’en soit le prix. À ce sujet, l’anthropologue Ghassan Hage nous dit : « plus une nation colonisatrice est capable de protéger ses concitoyens des réalités sauvages qui la sous-tendent, creusant des espaces où ils ne sont pas exposés aux conditions coloniales de leur belle vie, plus elle apparaît civilisée. » [1]

Il existait des personnes qui jouissaient de ce privilège de vivre la violence comme un état d’exception, dans un espace où elle était maintenue hors de leur vie et, le plus souvent, hors de leur vue.

Pour parler du travail de Mohamed Bourouissa et plus particulièrement de la nature des relations qu’il entretient avec des lieux de non-existence, il est donc nécessaire de resituer ses photographies, vidéos, objets et actions dans un espace du regard affecté par les héritages coloniaux. Pas seulement l’histoire coloniale, mais bien la colonialité [2] du regard, la manière dont un ensemble de dispositifs de coercition, de gouvernance, un ensemble de contrats et de clôtures, affecte - partiellement en secret - la manière de voir, fabrique une visualité [3] particulière. Et comment, à son tour, cette visualité appelle des contre-visualités minoritaires dont nous essaierons plus loin de détailler certaines des esthétiques et stratégies. Pour l’heure, on peut déjà noter que, loin de la distance qui transformerait les formes de vie minoritaires en objet d’étude plus ou moins parlants, Bourouissa ouvrage au contraire, une intense proximité [4], une fraternité peau à peau avec ses sujets. En somme, il engage son corps au plus proche, il se fond, se confond avec ce qu’il raconte ; ce qui pourrait composer la base d’un contrat minoritaire. Nous examinerons plus tard brièvement comment l’artiste surmonte alors la fragilité et les limites de ce contrat dans une économie globale de l’art, et plus particulièrement les risques à rendre visible des vies subalternes au cœur d’une scène fondée sur l’extraction et la transformation du vivant en marchandises.

Le chez soi confortable et le là-bas sauvage sont ainsi intiment liés par une opération d’exploitation qui implique tout une série de violences largement passées sous silence – expropriation, extraction, exploitation, vols, viols, déshumanisation, destruction des écosystèmes...

L’une des questions importantes que pose par la pratique les œuvres de Mohamed Bourouissa pourrait être ainsi formulée : comment représenter des lieux qui n’existent pas ? Comment les regarder ? Non pas qu’ils n’existent pas du tout, mais qu’ils sont fondamentalement produits comme lieux de non-existence par la narration coloniale – et maintenus plus tard dans cet état par le contrat racial qui en est l’héritage. Le non-lieu colonial historique est toujours à priori non civilisé, terra nullius, sans maître. Même s’il est en fait habité, il n’est jamais assez habitué [5], c’est-à-dire exploité de la bonne manière. C’est une ressource qui attend son devenir civilisé, toute entière disponible pour élargir le confort de l’ici, du chez soi. Le chez soi confortable et le là-bas sauvage sont ainsi intiment liés par une opération d’exploitation qui implique tout une série de violences largement passées sous silence – expropriation, extraction, exploitation, vols, viols, déshumanisation, destruction des écosystèmes et des formes de vie non-conformes. Nommer ces violences gâcherait d’évidence la jouissance que tirent les sociétés occidentales de ce qui n’existe pas et qui ne servirait à rien sans leur génie et leurs efforts pour transformer ce néant en richesses. Ce qui va nous intéresser plus précisément ici ce ne sont pourtant pas les lieux sauvages des conquêtes coloniales, lointains, « ingouvernés » mais bien les lieux ingouvernable des empires intérieurs, ces « territoires abandonnés de la République » – prisons, quartiers populaires et espaces de sociabilités indigènes en Occident. Car comme l’indique Hage [6], l’ingouvernable trahit une histoire commune – affective et violente à la fois – faite de tentatives répétées de gouverner des espaces et des corps. L’ingouvernable est relationnel, intime. Il est l’aveu de l’échec – provisoire ou durable – d’une violence de côtoiement, « amoureuse » et « familière », qui est l’un des motifs émotionnels importants du travail de Mohamed Bourouissa. Appelons cette violence : la douloureuse proximité.

Ce qui singularise le contrat – socio-racial [7] – des sociétés impériales occidentales et leur continuité contemporaine est la transformation radicale du monde en collection de ressources. Cela implique notamment un processus profond de déshumanisation. La non-existence d’autres humains – que l’on considère comme incapables d’atteindre le stade civilisé - ou leur transformation en matières premières permet de blanchir – c’est-à-dire à la fois de moraliser et d’invisibiliser - la violence nécessaire pour construire le chez soi. Ceci afin d’étendre indéfiniment ce foyer par un processus de domestication visiblement doux et « innocent », alors que cette logique d’expansion infinie requiert en réalité la militarisation de tout un ensemble de frontières intérieures et extérieures de l’empire et l’anéantissement de multiples formes de vivant. L’exemple le plus évident de cette dynamique douce et dure à la fois – innocente car elle paraît n’être agit d’aucune mauvaise intension, n’être qu’une fâcheuse conséquence - est la gentrification des quartiers populaires des grandes métropoles. Bourouissa s’intéresse à ces zones de friction où la violence systémique échoue dans son projet d’invisibilité et prend brutalement corps. Ses œuvres témoignent de tentatives de vie dans des lieux de non-existence radicale – la prison de Temps Mort – et célèbre les traces de sociabilités qui résistent discrètement au processus de domestication – une assemblée dans un hall d’immeuble, une table de poker clandestine, l’itinéraire d’un vendeur de cigarette, la commémoration de la mort d’un supporter de football, un jardin.

Ce qui singularise le contrat – socio-racial – des sociétés impériales occidentales et leur continuité contemporaine est la transformation radicale du monde en collection de ressources. Cela implique notamment un processus profond de déshumanisation.

Si l’expansion infinie de l’emprise domestique nécessite donc de recourir parfois à une violence directe et spectaculaire – celle de la police notamment - il ne faudrait pas croire que cette dernière n’est autre chose que l’expression la plus fragile d’une violence plus sophistiquée, diffuse et dissimulée, qui s’incarne notamment dans une fausse camaraderie, manière apparemment « innocente » de croire – ou de faire semblant de croire – que nous voyons toutes et tous la même chose quand surgit une expérience limite. Que nous faisons corps. Et donc que la violence « nous tombe dessus sans prévenir », toutes et tous de la même manière, avec les mêmes probabilité et intensité et s’inscrit dans la même mémoire émotionnelle. Cette autre violence, « affective », qui invente une fausse communauté, des simulacres de familiarité, est bien celle qui gouverne l’habitation, le foyer de la plantation, alors que dans les champs c’est la violence la plus visible qui domine, celle du fouet. Pourquoi donc faire un détour par ce lieu du passé révolu ? Parce que l’habitation plantationnaire est l’une des infrastructures – physiques et émotionnelles - qui nous permet le mieux de comprendre ce que vivent les subalternes indigènes dans l’institution culturelle contemporaine en Occident – les artistes, les curateurices, mais aussi les médiateurices, le personnel de surveillance et d’entretien. Toutes celles et ceux qui sont régulièrement exposé·es à cette violence de côtoiement, de proximité et qui, d’une manière ou d’une autre, pour une raison ou une autre, provisoirement ou durablement, acceptent de se mettre au service. Il va sans dire que l’exposition à cette violence discrète et non dite comporte un coût psychique important. Car elle opère selon une tactique d’expansion qui consiste à ignorer la possibilité d’un autre regard, subalterne justement, un regard qui serait situé dans un rapport intime avec l’expérience de non-existence. Un savoir non exprimé, non exprimable, sans lieu d’énonciation, d’écoute, de réalisation. Une dette intérieure. Que voit-on d’autre depuis l’ombre ? S’il n’est pas possible d’aligner toutes les positions subalternes puisqu’elles ne donnent pas toutes accès aux mêmes espaces de parole [8], on peut au moins tenter de réfléchir ici à ce que cette situation fait ou pourrait faire aux gestes des artistes et à la production critique, en somme à celles et ceux qui ont choisi de s’exprimer dans le trouble de cette scène de violence et d’extraction.

Au contraire de ce que l’on pourrait croire, Malcolm X, n’ignore pas réellement la violence vécue par les « Nègres de maison » qui côtoient chaque jour les maîtres. Il la connaît bien. Quand il dit « je suis un Nègre des champs » lors d’un discours devenu célèbre [9], il exprime plutôt l’angoisse existentielle de l’indigène en voie d’être civilisé, le refus de la domestication, de la défaite de ce qui en lui voit autre chose, l’anéantissement d’un savoir, d’une mémoire corporelle, d’un désir ingouvernable. Il veut se convaincre de quelque chose et en convaincre ses compagnons. Car il sent que son regard reste encore fatalement tendu vers le maître, captif d’une attention négative [10]. Il n’est ainsi pas encore en train de penser à sa vie à lui. Il est toujours prisonnier de l’état mort-vivant de l’esclavage comme le vieil homme algérien, patient de l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville que les esprits viennent malmener dans The Whispering of Ghosts. Enfermé dans le double traumatisme de la violence de la guerre coloniale et de sa forme quotidienne et diffuse sous l’indigénat, empêché de redevenir vivant et de devenir humain, son corps est un lieu possédé. Suivant les recommandations de l’écrivain et psychiatre Frantz Fanon qui accompagne les patients dans un chemin de reconstruction psychique au sein de cet hôpital où il arrive en poste en 1953, l’homme cultive alors un jardin. On ne saura jamais si Fanon lui-même pensait à l’époque au jardin créole de sa Martinique natale, premier lieu de mémoire et chemin d’humanité, de reprise et de recomposition des existences esclavisées en plantation ? [11]

« Je suis un Nègre des champs » signifie donc dans la bouche de Malcolm X un désir de résistance, teinté de hantise, que l’autrice Louisa Yousfi nomme « Rester barbare » [12]. Rester là, à côté de toi, barbare. Dans cette tension de la mascarade qui inquiète l’habitation, le foyer, le chez soi. Imposer dans l’ici, le spectre d’un là-basrésistant, d’un lieu ingouvernable dans la langue, dans le regard et le corps. Tout près.

Notes

[1Ghassan Hage, Le loup et le musulman, éditions Wildproject, Paris, 2017 p62

[2Voir par exemple : Aníbal Quijano, Race et colonialité du pouvoir, dans Mouvements 2007/3 (n°51), Paris, p.111 à 118

[3On doit au théoricien Nicholas Mirzoeff les termes de visualités et contre-visualités qui permettent de discerner l’acte biologique et mécanique de voir de sa forme culturelle. Les deux termes expriment ainsi l’exercice d’un voir qui n’est pas neutre, qui est un acte de pouvoir et de capture nécessitant en retour des tactiques de contre-pouvoir d’évitement et autres faux-semblants. Dans leur livre Contre-visualités. Écarts tactiques dans l’art contemporain, paru aux éditions Lorelei en 2022, Sara Alonso Gómez et Julie Martin étudient certains de ces actes artistiques de résistance à la dictature du regard dominant.

[4J’emprunte ce nom à l’une exposition conçue par le curateur nigérian Okwui Enwezor pour la Triennale de Paris au Palais de Tokyo en 2012. Cette exposition se proposait d’explorer « une anthropologie du proche et du lointain. »

[5Les terres habituées sont les zones déforestées des territoires coloniaux, rendues à la fois propres à la monoculture plantationnaireet à l’habitation. Elles s’opposent ainsi en tout point aux terres sauvages.

[6Ibid, chapitre 2, p 51

[7Pour Charles W. Mills, le contrat social qui promet de sortir l’Homme de la violence de l’état de nature est toujours aussi secrètement un contrat racial, qui a son tour produit une violence dissimulée. Le racisme n’est donc pas un épiphénomène de la société occidentale mais bien un soubassement aussi profond qu’inavouable. Voir : Charles W. Mills, Le contrat racial, Éditions Mémoire d’encrier, Montréal, 2022.

[8Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, Éditions Amsterdam, Paris, 2006.

[9Le 10 décembre 1963, Malcolm X prononce un discours lors d’un rassemblement à Detroit dans le Michigan. Il y développe les grandes lignes de sa philosophie nationaliste noire et se pose en critique du mouvement des droits civiques.

[10La philosophe Elsa Dorlin introduite l’idée d’un care négatif dans son livre Se défendre. Une philosophie de la violence, La Découverte, Paris, 2017

[11Voir à ce sujet : Olivier Marboeuf, Jardins fugitifs in Jef Klak n°5, Paris, 2018, p 104

[12Louisa Yousfi, Rester Barbare, Editions La Fabrique, Paris, 2022

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