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Thème du mois : Impérialisme suisse #4.1 - Holcim, une entreprise tellement suisse

Le contre-sommet des matières premières est passé mais ne vous inquiétez pas : le thème du mois sur l’impérialisme suisse reste sur renverse.co. Quand on parle d’impérialisme, on parle d’un sytème capitaliste, raciste et néo-colonial. Ce thème du mois montre comment la Suisse s’est construite sur ce système et sur l’idéologie qui va avec et ce thème du mois n’aurait pas été possible sans la participation de divers collectifs et individu.e.s qui nous ont partagé leur regards et analyses en pointant certains aspects de ce système à détruire.
Ici, focus sur un exemple parlant du modèle économique qui a émérgé du terreau impérialiste suisse : l’entreprise Holcim.

un premier épisode d’une série de trois sur l’histoire de l’entreprise Holcim, fleuron de l’empire Schmidheiny. Pour commencer, un itinéraire du père fondateur en 1867 jusqu’au commerce avec les nazis entre 1933 et 1945.

C’était un mois de février 2024 chargé pour la Suisse à la CEDH (Cour Européenne des Droits de l’Homme) : Le 20 de ce mois, double condamnation pour profilage racial [1] et condition de détention illicite [2]. Une semaine avant, c’est pour avoir violé le droit à un procès équitable qu’elle est condamnée à verser 20’800 euros pour tort moral à la veuve et au fils d’une victime de l’amiante [3]. Peu avant son décès en 2006, celle-ci avait intenté une procédure pénale pour lésions corporelles graves, faisant le lien entre son cancer de la plèvre et une exposition à l’amiante subie de 1961 à 1972. Elle vivait alors à Niederurnen (GL) dans une maison louée à Eternit SA, qui se situait à proximité d’une usine exploitée par cette société. En 2009, ses proches entament une action en réparation contre Eternit, les deux fils de Max Schmidheiny, ancien propriétaire de la société, et les CFF. En dernière instance, le Tribunal fédéral a suspendu la procédure jusqu’en 2018, dans l’attente d’une révision légale. Au final, il a considéré que le délai de prescription avait débuté en 1972 et qu’il était échu au moment de l’introduction de l’action civile.

Cette actualité résonne avec le programme Actions Béton concocté par les Grondements des Terres pour mai prochain. Mois durant lequel se succéderont les portes ouvertes organisée par Holcim à Eclépens (4 mai), l’AG de cette entreprise 4 jours plus tard à Zoug puis un camp de lutte contre le béton du 9 au 12 dont le lieu sera annoncé plus tard. En effet, Eternit et Holcim font partie du même empire, celui de la famille Schmidheiny. Celui-ci réussit, sur quatre générations, à se construire en suivant systématiquement les orientations qui ont permis à la bourgeoisie suisse de profiter des pires crimes pour construire sa prospérité. L’histoire commence bien sûr par un self-made man protestant dur au travail qui reçoit miraculeusement des aides financières d’on ne sait où. Maria Roselli le raconte très bien dans “La famille Schmidheiny et le business de l’amiante”, troisième chapitre de son ouvrage essentiel “Amiante & Eternit : fortunes et forfaitures”. Elle s’appuie sur la célébration caricaturale du capitalisme suisse de la série “Schweizer Pioniere der Wirtschaft und Technik” qui consacre en 1979 un de ses volumes aux “Drei Schmidheiny”.

Eternit et Holcim font partie du même empire, celui de la famille Schmidheiny. Celui-ci réussit, sur quatre générations, à se construire en suivant systématiquement les orientations qui ont permis à la bourgeoisie suisse de profiter des pires crimes pour construire sa prospérité.

En 1867, Jakob Schmidheiny (1838-1905) achète le château de Heerbrugg et la petite briqueterie attenante. Trois ans plus tard, il commence la fabrication de tuiles et briques, puis construit et acquière d’autres tuileries-briqueteries en 1874, 1888 et 1893 à Saint-Gall et en 1900 à Horn. Parallèlement il s’engage dans des projets comme le tram électrique Altstätten-Berneck et diverses activités paroissiales et politiques (membre du Conseil communal, de la commission scolaire et du conseil paroissial de Balgach, député au Grand Conseil saint-gallois de 1891 à 1905).

A la mort de Jakob Schmidheiny, ses fils Ernst (1871-1935) et Jakob II (1875-1955) héritent d’une entreprise florissante. Formés de manière adéquate pour la diriger (école cantonale à Saint-Gall, école de commerce à Neuchâtel pour les deux, avec en plus un diplôme d’ingénieur en génie civil à l’EPF de Zurich en 1899 pour le second), riches d’expériences en Angleterre et en Italie, ils se répartissent le travail. A partir de 1907, Jakob II dirige seul les tuileries-briqueteries de leur père, tandis qu’Ernst s’intéresse à un produit prometteur, le ciment. En 1910, il fait partie des fondateurs du cartel EG Portland (Eingetragene Genossenschaft Portland). Trois ans plus tard il y intègre Holderbank, une fabrique de ciment qui porte le nom de la commune argovienne où elle a été fondée un plus tôt. En 1920, il acquiert la majorité du capital d’Eternit à Niederurnen. Fondée en 1903, cette entreprise fabrique sous licence des produits en amiante-ciment, matériau composite mis au point par l’Autrichien Ludwig Hatschek et breveté en 1901. La notice consacrée à Ernst Schmidheiny dans le Dictionnaire historique de la Suisse explique de quelle manière il fit prospérer ses entreprises : “Il développa la production de ciment et d’amiante au niveau international (Europe, Amérique du Sud, Proche-Orient), collaborant avec ses concurrents danois de telle sorte que le système des cartels devint la base de sa politique entrepreneuriale également sur le plan international.” C’est dans ce cadre que survient sa mort à l’occasion d’un accident d’avion lors d’un vol entre Jerusalem et Le Caire en 1935.

Arbre genealogique de la famille Schmidheiny

"Il développa la production de ciment et d'amiante au niveau international (Europe, Amérique du Sud, Proche-Orient), collaborant avec ses concurrents danois de telle sorte que le système des cartels devint la base de sa politique entrepreneuriale également sur le plan international.

A la mort d’Ernst Schmidheiny, ses fils Ernst II (1902-1985) et Max (1908-1991) se répartissent le travail. Directeur technique de la fabrique de ciment Holderbank dès 1924, délégué de Holderbank Financière Glarus SA dès 1930, vice-président du conseil de surveillance d’Eternit Allemagne dès 1932, Ernst II devient président d’Eternit SA à Niederurnen et délégué de la fabrique de ciment Holderbank en 1935. Max, qui a obtenu son diplôme d’ingénieur mécanicien à l’EPF de Zurich quatre ans plus tôt, se contente pour l’heure d’être membre du conseil d’administration de Hiag depuis un an. Fondée à Rorschach en 1876 et active dans le domaine du bois, cette entreprise avait été achetée par son père en 1924. Si chacun des deux frères va mener ses activités propres, une les réunit : Eternit Berlin. Selon le Handbuch der deutschen Aktiengesellschaften de 1943, tous deux siègent au conseil de surveillance de la Deutsche Asbestzement Aktiengesellschaft (DAZAG). Etablie à Berlin dès 1929, cette grande entreprise Eternit était détenue par des partenaires allemands et les familles emblématiques de la galaxie Eternit à travers l’Europe, dont les Schmidheiny. Maria Roselli nous apprend à son sujet : "Son développement pendant les premières années du nazisme avait été très rapide. En 1938, sa part de marché était de 54%, et elle occupait 1’100 personnes. Quant au chapitre Deuxième guerre mondiale, c’est peut-être un des plus sombres de la sombre histoire de l’amiante. Pendant la guerre, à l’intérieur de l’usine berlinoise, nommée Eternit (des représentants de la famille suisse Schmidheiny, un des actionnaires principaux d’Eternit suisse, siégeaient au Conseil d’administration), deux camps hébergeaient des travailleurs forcés venus des pays conquis par le 3e Reich. Fin 1943, Eternit Berlin occupait 563 travailleurs, dont 263 étaient des “Ostarbeiter”, travailleurs forcés des pays de l’Est." Sur les accointance entre Ernst II, Max et le nazisme, Maria Roselli révèle aussi ceci : "[il] ne semble pas qu’ils aient hésité à fréquenter le régime [...] Chacun à Heerbrugg connaissait la position philo-allemande de Max Schmidheiny, d’après les documents transmis par l’historien Peter Hug à la Commission indépendante d’experts Suisse-Seconde Guerre mondiale. Il cite un rapport de la police cantonale de Heerbrugg au département politique du commandement de la police saint-galloise, selon lequel Max Schmidheiny aurait « vanté l’organisation exemplaire, etc., dans le Reich allemand », après un séjour en Allemagne à la fin de l’automne 1940. Au cours de ce voyage, Max aurait eu des contacts avec des officiers allemands, dont l’un au moins avait des relations avec le sommet de la hiérarchie, étant parent du ministre des Affaires étrangères Joachim von Ribbentrop."

Pendant la guerre, à l’intérieur de l’usine berlinoise, nommée Eternit (des représentants de la famille suisse Schmidheiny, un des actionnaires principaux d’Eternit suisse, siégeaient au Conseil d’administration), deux camps hébergeaient des travailleurs forcés venus des pays conquis par le 3e Reich

L’usine Eternit à Berlin

Jakob II, l’oncle d’Ernst II et Max n’est pas en reste dans les activité de la famille Schmidheiny au sein de l’Allemagne nazie. En 1936, il reprend avec Hans Gygi, fils du fondateur d’Holderbank Adolf Gygi, l’entreprise de machines Escher Wyss dont il devient président du conseil d’administration. Les activité de cette entreprise en Allemagne dans les années qui suivent ont récemment été documentées à l’occasion d’un article de l’AFP intitulé “Cette photo ne montre pas le père du fondateur du Forum économique mondial, qui n’était pas non plus le”confident intime“d’Hitler”. Publié pour démentir qu’Eugen Schwab, le père de Klaus, fondateur du World Economic Forum en 1971, ait servi dans armée allemande sous le Troisième Reich, il donne d’important renseignement sur l’activité d’Escher Wyss en Allemagne à l’époque, ainsi que sur le travail d’Eugen en son sein.

Bien que l'entreprise ait donc apparemment participé à "l'utilisation inhumaine de la main-d'œuvre forcée par l'économie de guerre nazie", cela "n'était certainement pas dû à une relation spéciale du directeur commercial avec Hitler", a déclaré l'expert, concluant que "Eugen Schwab n'avait pas son propre camp de concentration"

’’Sous l’Allemagne nazie, l’entreprise suisse Escher Wyss disposait [...] d’un site dans la ville de Ravensbourg, dans le sud du pays. L’AFP a interrogé le 14 juin 2022 la responsable des archives municipales de Ravensbourg, Silke Schöttle. Se référant à un livre sur la région, elle a déclaré qu’Escher Wyss - comme d’autres entreprises - faisait appel à des personnes provenant d’un camp de travail forcé et à de travailleurs étrangers durant cette période. En 1943, 336 travailleurs étrangers étaient à l’oeuvre chez Escher Wyss, dont 86 prisonniers de guerre. En 1944, ce nombre était passé à plus de 400, dont de nombreuses femmes russes [...] Interrogé à ce propos, Peter Fäßler a écrit à l’AFP : "Selon les documents dont je dispose, Escher Wyss AG semble avoir été une entreprise de technologie spécialisée, assez intéressante en termes d’industrie d’armement et donc également active en tant que partenaire de l’économie nazie. L’utilisation de travailleurs forcés semble être certaine. Tout indique que l’entreprise - et donc probablement aussi Eugen Schwab - a contribué au fonctionnement du régime nazi et de l’économie nazie. En ce sens, on pourrait parler de culpabilité et de responsabilité historique. Cependant, je ne vois pas d’indication d’un degré de responsabilité extraordinaire et élevé". Interrogé à ce propos, Niels Weise a déclaré : "à ma connaissance, Escher Wyss a également utilisé des prisonniers de guerres à Ravensbourg et des travailleurs forcés à Lindau". Bien que l’entreprise ait donc apparemment participé à "l’utilisation inhumaine de la main-d’œuvre forcée par l’économie de guerre nazie", cela "n’était certainement pas dû à une relation spéciale du directeur commercial avec Hitler", a déclaré l’expert, concluant que "Eugen Schwab n’avait pas son propre camp de concentration". Une prétendue "gestion de son ’propre camp de concentration’ n’est jamais apparue dans les recherches", a complété Peter Fäßler. Il est cependant vrai que Escher Wyss a profité du travail forcé sous l’Allemagne nazie’’.

Cet article, au delà de ne pas mentionner le nom de Schmidheiny, constitue un bon exemple de la manière dont un média supposé lutter contre la désinformation fait tout pour minimiser la culpabilité d’une entreprise et d’un de ses cadres. Sur Eugen Schwab on peut lire ceci :

« A la fin de la Seconde Guerre mondiale, les forces alliées en Allemagne et en Autriche ont mis en place un programme de dénazification, passant notamment par l’identification et la sanction des personnes affiliées au parti nazi [...] Les archives de l’Etat régional de Bade-Wurtemberg - Landesarchiv Baden-Württemberg - ont fourni à l’AFP les documents de dénazification d’Eugen Schwab. L’AFP a contacté l’Institut d’Histoire contemporaine de Munich- Institut für Zeitgeschichte (IfZ) -, qui a déclaré le 13 juin 2022 que ces documents de dénazification ne montraient pas que l’industriel allemand était un haut responsable nazi. "D’après les certificats, il n’était même pas membre du parti nazi (NSDAP)", a commenté Niels Weise, collaborateur scientifique à l’IfZ [...] Une analyse partagée par Peter Fäßler, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paderborn (Rhénanie-du-Nord-Westphalie). "Ces documents de dénazification ne montrent pas qu’Eugen Schwab était un haut dignitaire nazi", a-t-il indiqué à l’AFP le 20 juin 2022.
Néanmoins, a ajouté Niels Weise, ces documents ne permettent pas de tirer des conclusions sur les convictions d’Eugen Schwab. "D’une part, il y a eu des embellissements, des minimisations et beaucoup de mensonges au cours des procédures de dénazification. D’autre part, les affiliations formelles sur lesquelles les procédures se sont concentrées ne permettent de tirer que des conclusions partielles sur leurs convictions", a-t-il souligné. Un point de vue également partagé par Peter Fäßler, qui a confirmé qu’aucune conclusion sur les opinions politiques d’Eugen Schwab ne pouvait être tirée de ces documents.

Selon les documents obtenus par l’AFP, Eugen Schwab a dû répondre à deux "questionnaires" : l’un le 7 février 1946, en tant que directeur commercial de l’entreprise Escher Wyss, l’autre le 4 novembre 1946 en tant que conseiller de la Chambre de commerce de Ravensbourg. "Cela n’est pas inhabituel", a commenté Niels Weise. D’après les deux questionnaires, Eugen Schwab a été rangé dans le "groupe A", ce qui "correspond à un acquittement", a expliqué le chercheur. "Il faudrait examiner intensivement les sources pour juger si cette évaluation est justifiée d’un point de vue actuel. Cela dit, les informations fournies par Eugen Schwab semblent plausibles et ne révèlent pas d’appartenance nazie significative". Cependant, rappelle Niels Weise, "il est difficile de savoir si les informations de ces documents sont fiables. Beaucoup de gens avaient évidemment intérêt à cacher des informations, à embellir les faits ou à faire volontairement de fausses déclarations, punies par la loi. Il n’est donc pas possible de poursuivre des recherches sans réaliser une vérification des données des chambres arbitrales qui ont traité la dénazification". Selon les documents, Eugen Schwab s’est déclaré membre de trois organisations actives sous le Troisième Reich : la Fédération nationale-socialiste pour l’éducation physique (NSRL), le Front allemand du travail (DAF) ainsi que le Secours populaire national-socialiste (NSV), une organisation d’aide sociale créée en 1931.

"D’après ses déclarations, Eugen Schwab a rejoint la NSRL lorsque l’Association alpine allemande (DAV), dont il était membre, a été transférée dans cette fédération", a expliqué Niels Weise, estimant que "seules des conclusions très limitées sur les convictions politiques réelles peuvent être tirées de l’appartenance à ces organisations"."L’adhésion à des organisations telles que le NSV et le NSFK (une organisation paramilitaire du parti nazi, ndlr), qui étaient, à tort, considérées comme plutôt apolitiques, a souvent été choisie pour montrer, par opportunisme ou sous la pression, une proximité avec le parti, sans avoir à adhérer immédiatement au NSDAP lui-même. D’autre part, c’était souvent un substitut lorsque l’adhésion au NSDAP n’était momentanément pas possible en raison du blocage d’un membre"."Il était difficile d’éviter une adhésion au Front allemand du travail lorsqu’on avait une position dominante dans l’économie, a poursuivi M. Weise. Selon l’expert, "les affiliations d’Eugen Schwab sont celles d’un ’sympathisant passif’ typique et ne sont en aucun cas remarquables". Ces affiliations "indiquent qu’Eugen Schwab a vécu comme un ’sympathisant passif’ dans l’Allemagne nationale-socialiste", a également estimé Peter Fäßler. "Il s’agit d’adhésions partiellement automatiques (DAF) ou d’adhésions qui signalent une volonté minimale de participer à la ’communauté du peuple’ nazie". Par ailleurs, Eugen Schwab n’était pas un "confident intime" d’Hitler, selon Niels Weise. "Rien n’indique qu’Eugen Schwab ait eu une relation particulière ou même une relation quelconque avec Hitler", a-t-il déclaré. Peter Fäßler a confirmé n’avoir aucune connaissance d’une telle relation. "Je pense qu’il est improbable qu’Eugen Schwab ait été un ’confident intime d’Hitler’. Je n’ai connaissance d’aucune information correspondante dans la littérature idoine. Une recherche dans les archives fédérales n’a révélé aucune information de ce type non plus", a-t-il déclaré. »

Notes

[1Wa Baile c. Suisse ; requêtes Nos 43868/18 et 25883/21

[2I.L. c. Suisse ; requête No 36609/16

[3Jann-Zwicker et Jann c. Suisse ; requête no 4976/20

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