Médecin des pauvres à la Belle Époque
Né dans une famille d’hôteliers zurichois enrichis, Brupbacher fait des études de médecine à Genève et Zurich. En 1898, il adhère au Parti socialiste suisse et rédige une brochure dénonçant la misogynie du gynécologue allemand Max Runge, un professeur respecté de Göttingen. Cette brochure l’empêche d’accéder à la carrière universitaire qu’il envisageait encore, car l’Université de Zurich lui interdit l’inscription au doctorat pour avoir outragé un membre du corps professoral. Rapidement, Brupbacher s’installe dans un cabinet dans le quartier ouvrier d’Aussersihl.
Les débuts de la carrière de médecin de Brupbacher coïncident avec ce qu’il est convenu d’appeler la Belle époque, cette période de triomphe de la bourgeoisie européenne qui voit dans le développement industriel la promesse d’un enrichissement infini. Comme Brupbacher aura l’occasion de le constater dans sa pratique médicale, cet enrichissement infini a pour conséquence directe des conditions de vie extrêmement dégradées pour le prolétariat. Entassé·es dans des quartiers insalubres, les ouvrières et ouvriers qui rendent possible l’essor de l’industrie sont victimes d’épidémies que la science permet pourtant d’éviter comme l’épidémie de tuberculose qui frappe la Suisse en deux vagues successives (1895-1896, 17’000 mort·es et 1905-1906, 18’000 mort·es).
L’aspect qui marque le plus Brupbacher est la très forte natalité. Il rédige alors une brochure, intitulée Croître et multiplier – jusqu’à plus soif ? Un mot aux travailleurs qui pensent (1903), dans laquelle il se prononce en faveur du contrôle des naissances pour l’amélioration de la condition des femmes ouvrières. Ce texte connaîtra un succès considérable : il semble qu’il ait été imprimé à un demi-million d’exemplaires sur une vingtaine d’années.
Antimilitarisme et critique de la sociale-démocratie
Fritz Brupbacher est membre du Parti socialiste zurichois dès 1898 et suit de près la situation politique de la Russie dont est originaire sa première épouse Lydia Petrowna dont il explique dans ses mémoires qu’elle l’a conduit au socialisme. Très tôt, Brupbacher se sent à la fois très lié au mouvement socialiste et très mal à l’aise au sein d’un parti qui se professionnalise et dont la hiérarchie interne s’affirme de plus en plus.
En 1905, le médecin zurichois et son ami Max Tobler fondent la Ligue antimilitariste. Un article des Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier explique : « II s’agit d’une organisation qui « travaille par tous les moyens sans exclure les moyens politiques – à l’anéantissement du pouvoir militaire ». La fondation de cette structure et le recrutement de ses membres au sein des sections du Parti socialiste provoquent d’innombrables débats dans les journaux socialistes et dans les assemblées.
Il faut dire qu’à cette époque, l’armée est essentiellement utilisée pour réprimer les grèves et les émeutes ouvrières. C’est ce que Brupbacher et Tobler ont bien compris en fondant leur Ligue antimilitariste : les victimes du militarisme sont toujours du côté de la classe ouvrière. Leur antimilitarisme est alors un moyen de mettre en évidence la contradiction de la social-démocratie : participer aux gouvernements, c’est, un jour ou l’autre, devoir réprimer militairement les grèves. Les deux Zurichois ont pu l’observer par exemple lors de la grève des ouvriers italiens du tunnel du Ricken (1904).
Rupture avec la sociale-démocratie et adhésion au communisme
Cette mise en accusation du socialisme de gouvernement est très mal tolérée par les chefs du parti qui sont dans une dynamique inverse. Ils cherchent à s’assimiler à la classe politique bourgeoise et espèrent établir des institutions ouvrières pérennes, pour lesquelles ils ne refusent pas le financement de l’État. Brupbacher, tout en poursuivant son activité de médecin, accomplit un intense travail de propagande, mais aussi d’éducation populaire. La grève générale des ouvrières et ouvriers zurichois de 1912 lui donne l’occasion d’une pique contre la hiérarchie syndicale helvétique dans la revue de son ami, le syndicaliste révolutionnaire Pierre Monatte, La Vie ouvrière :
La vie sera plus forte que ces lois imposées par l’administration centrale de l’Union syndicale suisse. La grève générale de Zurich en est la meilleure des preuves. D’après les lois de l’État et de l’Union syndicale, elle ne pouvait pas avoir lieu. Elle eut tout de même lieu. (La Vie ouvrière, juillet 1913)
Bientôt, Brupbacher est sommé de cesser sa propagande ou de quitter le parti. Une longue procédure d’exclusion est menée à son encontre ce qui lui donne l’occasion d’expliquer encore une fois ses vues dans l’organe du parti le Volksrecht. Dans un article paru fin 1913, il affirme être à la fois social-démocrate et anarchiste. Comme il bénéficie du soutien de plusieurs sections, son exclusion ne peut être prononcée. Il finit néanmoins par quitter le Parti socialiste en 1920 pour adhérer au tout jeune Parti communiste une année plus tard.
Brupbacher devient membre du comité de rédaction du journal communiste le Kämpfer, mais ses contacts étroits avec la Russie lui font craindre rapidement la dérive autoritaire stalinienne. Il tient alors une position ambiguë. En 1921, il écrit à son ami Monatte de ne pas adhérer au Parti communiste français et de ne pas embarquer la CGT dans l’Internationale syndicaliste, tandis qu’il adhère lui-même au Parti communiste suisse. Refusant, comme il l’avait fait au sein du Parti socialiste, de renoncer à la critique, il est exclu du Parti communiste suisse en 1933 pour avoir critiqué la lutte de Staline contre Trotsky.
Avec Paulette, retour à l’éducation sexuelle
Désespéré du mouvement ouvrier, Brupbacher poursuit son activité médicale. Avec sa troisième épouse, Paulette Raygrodski, il a ouvert un nouveau cabinet en 1922, toujours dans le quartier ouvrier d’Aussersihl. Paulette est une propagandiste active de la contraception, du droit à l’avortement et de l’émancipation des femmes. Ensemble, ils donnent de nombreuses conférences d’éducation sexuelle, éclairant des aspects encore complètement tabous. Trente ans après la parution de la brochure Croître et multiplier – jusqu’à plus soif ?, Brupbacher revient à ses premiers intérêts : une médecine mise au service de l’émancipation sociale.
Brupbacher : le contraire de l’individualiste
La trajectoire de Fritz Brupbacher a souvent été qualifiée d’individualiste. Trotsky, qui ne le tenait pas en haute estime, dit dans ses mémoires qu’il était un petit bourgeois qui n’est jamais parvenu à être un véritable bolchévique. L’historien Hans Ulrich Jost estime quant à lui qu’il appartient à un ensemble de personnalités « individualistes oppositionnelles » toujours à la marge des partis, toujours à la limite de l’exclusion. Mais y a-t-il plus d’individualisme chez Brupbacher ou chez n’importe quel politicien socialiste qui croit que l’émancipation de la classe ouvrière passe par son destin personnel au parlement ? Mille fois, Brupbacher aurait pu renoncer et se consacrer à l’écriture et à une patientèle bourgeoise. Mille fois il aurait pu rechercher l’action d’éclat ou le succès dans la politique institutionnelle. Il a toujours continué à batailler dans la presse ouvrière, à produire des brochures – parmi lesquelles une des meilleures descriptions de Zürich à la veille de la Grève générale de 1918 –, à échanger une abondante correspondance avec des militant·es internationalistes.
Fritz Brupbacher n’était pas un individualiste, il refusait de se soumettre à l’arbitraire carriériste et aux autorités infondées. Opposé au militarisme, il était également opposé à la militarisation du mouvement ouvrier. Il ne pouvait pas concevoir que les organisations qui devaient libérer la classe ouvrière ressemblent à de sinistres casernes où l’on apprend l’obéissance et la soumission.
Au Raygrodski-Bar
Aujourd’hui, à Zurich dans le quartier de Sihlfeld, il existe une place Brupbacher. Fritz et sa troisième épouse, Paulette, se partagent équitablement deux triangles, de part et d’autre de la Sihlfeldstrasse. En bordure de la place, un bar à cocktail a été baptisé le Raygrodski-Bar, d’après le nom de jeune fille de Paulette. Comme à la Belle Époque, la bourgeoisie triomphante du XXIe siècle y affiche sa réussite en éclusant des Negroni à 18 balles et en postant des bouts de pizza sur instagram. Aujourd’hui comme à la Belle Époque, la sociale-démocratie se prend à nouveau de passion pour le militarisme. D’autres secteurs de la gauche verraient bien dans la discipline et la hiérarchie des solutions à leurs problèmes. Face à l’arrogance de la bourgeoisie, à l’urgence de la crise climatique, au déluge de feu sur le peuple palestinien, face à l’urgence du fascisme, tant de militant·es sont tenté·es de marcher au pas d’un parti. Fritz Brupbacher aurait eu 150 ans cet été : il nous montre que cela n’a jamais été une solution.