L’une des stratégies argumentatives les plus souvent rencontrées, lorsqu’on parle de souffrance animale (ou de végétarisme), est celle consistant à faire un parallèle avec les végétaux. “Les plantes souffrent aussi”, nous rétorque-t-on régulièrement. Pour nos détracteurs, les souffrances animales et végétales se valent, donc rien ne permet aux animalistes (végans/antispécistes) d’affirmer que leur mode de vie est plus vertueux que les autres.
Avant de nous plonger dans le fond, intéressons-nous déjà à la sincérité du propos. S’il est vrai que les plantes souffrent (et de surcroît, d’une manière comparable aux animaux), pourquoi cette souffrance ne fait elle jamais l’objet d’un sujet en soi, d’une argumentation propre (les plantes souffrent, comment limiter leur souffrance ...), plutôt que d’être utilisée à chaque fois comme un contre-argument face aux animalistes (une manière de leur renvoyer la balle en clôturant dans le même temps le débat) ?
On n’a jamais vu quelqu’un refuser de tailler ses haies ou tondre sa pelouse, sous prétexte qu’il ne veut pas causer de souffrances (inutiles) aux végétaux concernés. Jamais vu non plus de manifestations devant des fleuristes (“Les fleurs souffrent évitons de les couper !”), ni d’actions commandos menés par des groupes “plantistes” (le “Plant Liberation Front” par exemple) visant à libérer des plantes de leurs pots pour les remettre dans la nature.
Il faut par ailleurs noter que si la souffrance des plantes existe, elle n’est pas plus imputable aux végétariens qu’aux autres. Au contraire : l’élevage nécessite de nourrir des millions d’animaux avec d’énormes quantités de fourrage, ce qui au final, “tue” bien plus de végétaux que lorsque l’être humain les consomme directement. Quiconque souhaite réduire sa consommation de plantes devrait donc également prôner le végétarisme.
Partant de là, on serait tenté considérer “la souffrance des plantes” comme un n-ième argument de fuite, opportuniste, stupide, trollesque (comme “le lion”, “l’île déserte”, “Hitler” ...). Un argument visant à fuir le débat de fond (sur l’éthique animale), évacuer toute idée de remise en question (concernant son mode de vie), et ne valant finalement pas la peine qu’on s’y attarde. Comme dit l’adage, “on peut réveiller quelqu’un qui dort, on ne peut pas réveiller quelqu’un qui fait semblant de dormir”. Sauf que.
Il arrive que suite à des publications scientifiques concernant des plantes (décrivant notamment leurs mécanismes de défense, d’adaptation ...), des médias transforment les conclusions et génèrent des titres sensationnalistes qui laissent penser que ces plantes souffrent, pensent, imaginent ... Certains ne manquent alors pas de récupérer ces titres pour justifier leur mode de vie (consommation de viande ...) et/ou déligitimer les végans.
Pourtant, si ces publications peuvent approfondir nos connaissances, elles ne les remettent pas en cause. Au sens qu’elles n’impliquent pas de changer de paradigme concernant les plantes. On sait depuis longtemps que les plantes sont des êtres vivants : elles réagissent à la lumière, la température, l’humidité ... ; beaucoup se réorientent en fonction du soleil (phototropisme) et quelques unes sont même capables de mouvements directs (plante carnivore, mimosa pudica ...) ; toutes “souffrent” en situation de manque (et commencent à faner).
En se plongeant dans la littérature, on peut découvrir une multitude d’autres capacités surprenantes, dont certaines semblent tout droit sorties d’un film de science-fiction (genre Avatar). Savez-vous par exemple que certains arbres sont capables d’harmoniser leur stratégie de croissance (entre eux), évitant de toucher leurs voisins, et se répartissant ainsi équitablement la lumière du soleil ? (phénomène connu sous le nom de “timidité des cimes”)
D’autres recherches ont montré que les plantes disposent d’un sens de la gravité (grâce à de petites cellules spécialisées qui fonctionnent un peu à la manière de notre oreille interne), d’un sens du toucher (leur permettant par exemple d’adapter leur stratégie de croissance/morphologie en fonction du vent), voire d’un sens de l’imitation pour certaines d’entre elles (cf la Boquila trifoliolata, une plante grimpante capable d’imiter physiquement les plantes sur lesquelles elle prend support).
Des capacités qui permettent aux plantes de s’adapter, parfois très vite, à des changements de situation. Ainsi, une plante placée dans une situation défavorable (penchée, à l’ombre ...) pourra-t-elle modifier sa stratégie de croissance (élongation d’une tige par ici, nouveaux bourgeons par là ...), pour se retrouver dans une situation plus favorable. Une autre, soumise à une agression (insectes) pourra débuter la synthèse d’une toxine pour faire fuir ses agresseurs.
En cause dans les deux cas, l’envoi d’une hormone (auxine resp. acide jasmonique) établissant une communication interne à la plante. Synthétisée aux extrémités de la plante (apex des tiges, méristèmes et jeunes feuilles), l’auxine est ensuite distribué partout dans la plante. Synthétisé à partir du point d’attaque (insecte), l’acide jasmonique est quant à lui envoyé vers les racines (d’où il déclenchera la synthèse de la toxine anti-agresseur).
Mais les plantes peuvent aussi communiquer en externe. Des études ont par exemple montré qu’un signal électrique pouvait être transmis entre plantes voisines (qui se touchent) pour se signaler un stress (manque d’eau, insecte ...). D’autres études ont montré que les plantes pouvaient également communiquer par voie aérienne (ultrasons, substances chimiques volatiles), par le sol (composés chimiques, ondes sonores), ou encore “visuellement” (détection de leurs voisines grâce à leurs photorécepteurs).
Une communication qui permet par exemple à une plante de signaler un problème (“Voilà les pucerons” ou “Ça commence à manquer d’eau par ici”), aux autres de l’anticiper (“Ok je vais commencer à préparer les toxines” / “Ok, je vais commencer à limiter ma transpiration par les feuilles”) et à toutes de coopérer (“Ensemble on se défend mieux” / “Ensemble, on coordonne mieux la gestion des ressources”).
Plus étonnant encore, la capacité qu’auraient certaines plantes de “discriminer” leur voisinage, reconnaissant des liens de parentés, identités, et présentant des traitements différenciés selon les cas (entraide vs compétition). Une théorie très en vogue ces derniers temps (quoique également très contestée) est celle de “l’arbre-mère”. Selon cette théorie, les arbres les plus anciens de la forêt joueraient le rôle de “mères nourricières” en s’assurant que les jeunes pousses reçoivent suffisamment de ressources pour grandir.
Parfois, ce sont d’autres espèces qui sont ciblées. Comme des champignons : des études ont montré que les plantes pouvaient envoyer des signaux chimiques sous-terrains aux champignons (“viens par ici”), échanger des ressources avec eux (nutriments ...) et même les “utiliser” pour échanger avec d’autres plantes. Ou des animaux : cela peut prendre la forme de substances olfactives destinés à des pollinisateurs (“viens je suis là”), ou même à des prédateurs (“une chenille, là sur ma feuille, viens la manger”).
Tout cela est-il fascinant ? Assurément. Incroyable ? Pas si on se place d’un point de vue évolutionniste (le seul qui ai fait ses preuves, n’en déplaise aux croyants). Comme tous les êtres vivants (animaux, champignons, bactéries), les plantes ont du s’adapter pendant des millions d’années et l’évolution les a donc dotées d’une multitude de capacités (prodigieuses) pour pouvoir survivre jusqu’ici.
En tout, il a été démontré que les plantes peuvent percevoir une multitude de paramètres physiques et chimiques, dont, entre autres, l’énergie lumineuse, le taux d’humidité, les perturbations mécaniques (vent, pluie, toucher, blessure ...), les champs électromagnétiques, des gradients électriques, chimiques, la pesanteur ... Pour exemple, on compte 14 types différents de photorécepteurs chez la plante alors que nous en possédons seulement 4.
On pourrait dire que ce que les plantes perdent en mobilité (à ne pas avoir de jambes ou de pattes), elles le gagnent en souplesse génétique (en percevant les signaux environnants avec une sensibilité et une discrimination accrues par rapport aux animaux). “Tout le monde est un génie” disait Einstein, “mais si vous jugez un poisson sur ses capacités à grimper à un arbre, il passera sa vie à croire qu’il est stupide”. Une citation que l’on pourrait aussi appliquer aux plantes ...
Revenons à notre sujet : la douleur. La douleur a une fonction biologique. Elle joue le rôle d’une alarme qui va permettre à l’organisme de réagir, se protéger, quand celui-ci subit une agression (mécanique, chimique, thermique). Elle est liée à la notion de mobilité. C’est elle qui nous pousse à retirer rapidement notre main d’une plaque brûlante (pour limiter les lésions), puis à mettre en protection la zone lésée (pour faciliter la guérison). Une plante est incapable du moindre mouvement ; quel serait pour elle l’intérêt d’une telle fonction ?
Toutes les structures et fonctions d’un organisme ont une seule raison d’être : l’utilité qu’elles confèrent à cet organisme (des yeux pour voir, des mains pour saisir ...). Et lorsqu’une fonction devient inutile, elle est progressivement éliminée par l’évolution. Les autruches ont perdu leurs ailes, les orvets leurs pattes, nous mêmes sommes peut être en train de perdre nos dents de sagesse ... En plusieurs milliards d’années d’évolution, les plantes sont restées des êtres immobiles ... Immobiles et “douloureux” ? C’est absurde.
“La carotte crie” entend-t-on parfois, “mais personne ne l’entend”. Ce à quoi on pourrait répondre : “dans ce cas, rien ne lui sert de crier”. Comme toutes les autres fonctions (douleur ...), le cri à une utilité : il nous sert à prévenir notre entourage que nous sommes en danger (agression physique, altération tissulaire ...) et à lui demander de nous venir en aide. Un être humain peut accourir. Pas une carotte.
Chez les vertébrés, on trouve de petits récepteurs sensoriels chargés de produire la douleur : les nocicepteurs. Ces structures s’intègrent au sein d’un système nerveux comprenant aussi les nerfs (structures chargées de transmettre la douleur) et le cerveau (organe vers lequel convergent tous les signaux). Or, un tel système n’existe pas chez les plantes. La recherche a pu attribuer aux plantes un tas de mécanismes précis (photorécepteurs ...), mais n’a jamais pu mettre en évidence la présence de nocicepteurs.
Au delà d’un simple signal, la douleur est aussi une expérience consciente. Selon National Research Council (2009), elle représente une cascade d’effets physiologiques, immunologiques, cognitifs et comportementaux. L’Association internationale pour l’étude de la douleur (IASP) la définit comme l’interprétation interne et émotionnelle de l’expérience nociceptive. La douleur a ainsi une composante cognitive, subjective, qui rejoint la notion de sentience (capacité à éprouver des choses subjectivement, à avoir des expériences vécues).
Pour bien se représenter le lien entre douleur et système nerveux central (siège de la conscience), il suffit de prendre l’exemple de l’anesthésie. Pendant une anesthésie générale, nous ne ressentons rien car notre système nerveux est endormi. Nous ne ressentons pas la douleur, nous n’en n’avons pas conscience. Comme nous n’avons pas conscience de notre respiration, des battements de cœur, de la reconstruction cellulaire (cicatrisation) qui commence alors même que le chirurgien nous charcute.
Programmation génétique, automatismes, instincts ... Un tas de mécanismes sophistiqués (miraculeux) prennent place dans la nature sans que cela ne résulte de processus conscients. On peut citer les abeilles (ou les fourmis) qui coopèrent au sein de gigantesques colonies (chacune avec son rôle), les oiseaux qui migrent d’un bout à l’autre de la planète, le castor qui construit son barrage, l’araignée qui tisse sa toile, le bébé qui se dirige tout seul vers le sein de sa mère ...
De fait, si les plantes peuvent réagir et même communiquer avec leur environnement, rien n’indique que cela se passe de façon consciente. D’ailleurs, on n’observe pas de variations individuelles (entre individus) chez les plantes, comme on peut l’observer chez les animaux. Grâce à leur activité neuronale, la plupart des animaux peuvent apprendre, contextualiser, choisir ... Une plante, elle, réagit toujours de la même façon à un stimulus donné.
La notion même d’individu s’applique mal aux végétaux. Du latin individuum (“ce qui est indivisible”), le mot individu englobe aussi les notions d’unité (un tout bien délimité) et d’unicité. Or, de par leur structure modulaire, dépourvue d’organes vitaux, les plantes peuvent très bien être divisées. Elles peuvent aussi se multiplier, cloner, repartir ailleurs. Les réseaux d’interdépendance (symbiose) qu’elles forment avec leur entourage (plantes, champignons, bactéries) mettent également à mal la notion d’individu.
Résumons-nous (et concluons). Comme nous, les plantes ont atteint l’apogée de leur processus évolutif (sans quoi elles se seraient éteintes) et en tant qu’êtres “évolués” (fruit de 3 milliards d’années d’évolution), elles sont (comme nous) dotées de capacités prodigieuses ... Mais nos chemins évolutifs se sont séparés il y a fort longtemps (570 millions d’années) et vouloir attribuer aux plantes des capacités humaines (conscience, souffrance) relève d’un “mauvais anthropomorphisme”.
Il est d’ailleurs curieux de constater que “l’argument des plantes” est généralement utilisé par les tenants d’un discours anti-végan, lesquels rejettent souvent toute idée de compassion envers des espèces évolutivement proches (vaches, cochons et autres mammifères, vertébrés) ; espèces dont il a été montré qu’elles étaient dotées d’un système nerveux central, qu’elles étaient capables de souffrir ...
Cet argument, qui au final n’en n’est pas un (puisqu’il ne donne généralement lieu à aucun développement), vise en réalité un seul but : fuir le débat sur la souffrance animale et éviter de remettre en cause son mode de vie (sa consommation de viande ...). En provoquant un peu, on pourrait se demander si ce type “réflexe argumentatif”, cette façon de répondre du tac au tac en court-circuitant sa conscience, ne s’apparenterait pas finalement aux automatismes qu’on observe dans le monde végétal.
Liens et références
L“intelligence” des plantes
Le fameux “cri de la carotte” ou sa variante “les plantes aussi souffrent”
Les réseaux de champignons jouent un rôle dans la “communication” entre plantes
Les plantes “se parlent” via leurs racines
Les plantes ressentent la gravité
L“intelligence” des plantes
Les plantes peuvent “parler”, voici comment
La “plante intelligente”
Bioacoustique végétale
Les plantes ont un “cerveau”
Hormones végétales
Auxine
Signaux électriques (internes aux plantes, entre plantes voisines)
Les plantes réagissent à des stimuli mécaniques
Les plantes sont capables de discriminer leur entourage
Des plantes communiquent un stress en émettant des ultrasons
Des substances volatiles pour signaler une menace
Des arbres échangent des nutriments via des réseaux de champignons
Une théorie controversée
La théorie des arbres-mères
Une théorie controversée
Des plantes émettent des substances chimiques lorsqu’elles sont attaquées
Les plantes souffrent aussi ?