Expérimenter et créer
Amrita Bhoomi, c’est un petit endroit de paradis. Des sentiers nous font voyager à travers mille petits villages faits de huttes et de modestes maisons colorées. Entre eux ce sont des champs divers, généralement pas très grands ; 80% des paysan.ne.s indien.ne.s possèdent moins de 2 hectares de terre. Des fermièr.e.s y travaillent, parfois avec de grandes vaches indiennes. De temps à autre on aperçoit de la culture maraîchère, occasionnellement un bout de forêt ou de grandes étendues d’eau qui ressemblent à des marais. L’eau semble y être à son plus bas ; la sécheresse fait rage. Et comme un peu partout en Inde, vaches et chèvres se baladent librement. Au loin, des montagnes émergent. C’est ici qu’Amrita Bhoomi a décidé de s’implanter.
Le lieu comprend deux salles polyvalentes, une grange, un monument à la mémoire du fondateur du mouvement et un bâtiment magnifiquement peint comprenant bureau, banque de semences, chambre collective, ainsi qu’un grand dortoir disposé à accueillir de nombreu.ses.x invité.e.s. Le tout au milieu de 70 hectares de champs où ont lieu différentes cultures, expérimentations et plantations d’arbres d’espèces variées. Une vingtaine de personnes au total, en plus des quelques vaches et poules, sont permanentes sur le site : 2 cuisinièr.e.s, 2 secrétaires et environ 15 paysan.ne.s. Ce nombre peut toutefois changer en fonction des événements prévus : accueil de camps, grandes rencontres ou semaines de formations. Chukki nous explique ce que représente le lieu : « un centre pour pouvoir conserver nos propres semences, notamment traditionnelles, et qui soit ellui (1)-même contrôlé par les fermier.e.s. On se veut une école agricole pour pouvoir permettre à de nombreu.ses.x jeunes diplômé.e.s de revenir sur leurs terres, et aux jeunes rura.les.ux d’aujourd’hui de rester ». Et de poursuivre : « c’est une organisation qui veut faire du travail constructif (...) en essayant de populariser l’idée qu’il ne faut pas suivre les multinationales. On travaille sur l’agro-écologie (...), la "Zero budget Farm" ». Cette technique est issue de l’observation du fonctionnement d’écosystème et des savoirs traditionnels. Enseignée par le mouvement, elle est théoriquement très simple : une agriculture biologique qui ne nécessite presque aucun intrant externe et qui évite aux paysan.ne.s de s’endetter, d’où son nom. On préserve les semences les plus adaptées pour les replanter l’année suivante ; pas d’engrais et de pesticides, mais un mélange bio-dynamiseur riches en bactéries ; sans mécanisation, la terre doit en effet rester intacte pour être équilibrée, riche et légère, ce qui permet au sol de bien absorber l’eau dans une région où les pluies sont soudaines et fortes, mais de plus en plus irrégulières ; la diversité et complémentarité des cultures sur une même parcelle sert d’assurance en cas de maladie d’une espèce, et cela permet aux agriculteur.trice.s de subvenir à la majorité de leurs besoins. Mais l’équilibre n’est pas facile à trouver et ces techniques ont souvent été oubliées. Amrita Bhoomi essaye d’y contribuer : « on a de l’espace pour que les jeunes gagnent de l’expérience, notamment en terme d’essais agricoles. C’est une opportunité qui n’est pas donnée par le système. Beaucoup de jeunes aimeraient faire quelque chose, mais ils ne savent pas où et comment ».
Leurs actions ne visent pas que l’agriculture pratique, c’est tout un modèle économique qui est remis en question : « l’éducation est notre principal outil, mais une éducation qui se base sur les personnes et des valeurs. On veut éduquer les fermier.e.s et les loca.ux.les. On cherche aussi à bien s’organiser en tant que product.rices.eurs pour trouver nos propres marchés avec les paysan.ne.s locaux ». D’où la mise en avant de coopératives et de modèles de production collectifs. « Amrita Bhoomi est un espace pour s’entraîner, en terme d’agro-écologie mais aussi politiquement. On fait partie de Via Campesina et on a de bonnes relations avec elleux. On cherche à construire des échanges ».
Apparition du mouvement
La première pierre du centre a été posée en 2011, alors que l’idée de sa mise en place a émergé en 1992. C’est à cette période que le syndicat a joué un rôle essentiel dans la lutte contre l’OMC, les OGM et les multinationales grâce à de nombreuses actions directes (2). C’est donc grâce à un gros travail en amont que ce centre a pu émerger. Les paysan.ne.s, qui représentent environ 50% de la population active indienne, sont très pauvres (moins de 18% du revenu national est issu de l’agriculture) et leurs moyens sont limités, même organisé.e.s.
Le syndicat a émergé à la suite de la révolution verte qui a été mise en place à la fin des années 60. A l’époque, il s’agissait d’augmenter la production globale du pays qui avait des difficultés. La solution ? Des monocultures de céréales (sélectionnées) à fortes réactivités aux pesticides et engrais chimiques, le tout fournit par les multinationales, couplés à une mécanisation intensive. La production a d’abord augmenté, mais tout cela au prix d’une perte d’indépendance, d’une fragilité économique due aux monocultures et d’une baisse progressive de la qualité des sols. Processus coûteux pour des paysan.ne.s sans argent qui sont poussé.e.s à l’endettement, et dont beaucoup ont finalement dû vendre leur lopin puis migrer en marge des villes. Ajoutons à cela un prix mondial des denrées agricoles fluctuant et une hausse du prix du pétrole et donc, de tous les intrants de synthèse utilisés, et l’on comprend que la situation n’était plus viable pour la majorité des paysan.ne.s. Illes se sont donc organisé.e.s : « le KRRS a été fondé il y a 35 ans, en 1980. A ce moment, des fermier.e.s se sont soulevé.e.s pour exprimer leur colère face au système en même temps qu’il y eu des mouvements sociaux plus universitaires. Mon père, alors professeur de droit, était très impliqué (...). A l’époque, il n’y avait que des associations spécifiques à chaque type de culture (association des planteurs de tomates, de maïs, de canne à sucre, ...) et pas de mouvement plus englobant (...). On a gagné en puissance jusque dans les années 90 où il y a eu des manifestations de plus de 50’000 fermier.e.s réunis uniquement sous cette bannière. Mais les appuis se trouvaient avant tout à la campagne où mon père revendiquait 10 millions de supporters. Maintenant encore, le mouvement compte des milliers de personnes dévouées, et il n’est pas rare de croiser des fermier.e.s à l’écharpe verte, symbole du KRRS, dans cet état de 61 millions d’habitant.e.s ».
La lutte contre le capitalisme, ici aussi
« L’idéologie du mouvement se base sur deux principes : la non-violence gandhienne et le socialisme. Le système de castes y est combattu tout comme le patriarcat et la hiérarchie qui sont des institutions encore très présentes en Inde ». Le KRRS organise d’ailleurs des mariages inter-caste sous sa bannière. « La décentralisation est aussi perçue comme primordiale : les ressources naturelles d’un lieu appartiennent à ce lieu et non aux capitalistes et ce dans le domaine économique, mais aussi politique et technologique (...). L’Inde est principalement encore rurale, les villages ont donc un pouvoir à s’approprier. Le KRRS croit que l’on est tou.te.s éga.ux.les et que l’on doit donc être traité en conséquence. Le système indien repose sur des milliers d’années de rapports hiérarchiques et le KRRS se bat contre, notamment en soutenant les politiques de "réservations" qui favorisent les intouchables et les indigènes », c’est à dire les personnes discriminées pour des raisons de caste, d’appartenance religieuse ou tribale.
Leurs outils ? Ils peuvent sembler radicaux, mais ils se sont avérés efficaces. « On fait des actions directes qui reflètent le principe de non violence gandhienne et de désobéissance civile. Pour nous cela veut dire qu’on ne va jamais s’attaquer à des personnes physiques, mais qu’à du matériel (...). Par exemple dans les années 90, nous avons attaqué le premier fast-food KFC d’Inde (3). Des fermier.e.s sont entré.e.s en demandant aux gens présents à l’intérieur de bien vouloir sortir ». Le but ? Tout saccager et rester sur place à visage découvert : « cela nous permet de surpeupler les prisons, où nous faisons tout pour exiger nos droits politiques. On embête l’administration. C’était notamment le cas une fois ou nous étions 37’000 ». Cette détermination vient du fait que « la tradition ici veut que faire de la prison n’est pas grave, tant la cause est supérieure (...). On a aussi agit de la sorte contre Monsanto, après leur avoir demandé de quitter l’Inde, ce qu’ils n’ont pas pris au sérieux ». Autres pratiques ? Le fauchage d’OGM, l’occupation de terres mais aussi des blocages de villes, de ports ou bâtiments administratifs à travers des manifestations à rallonge auxquels les paysan.ne.s vont en squattant les trains. « Plus récemment, on a cherché à interrompre des grandes réunions d’investisseurs, tous capitalistes. Des gens du KRRS se sont introduits à l’intérieur de manière anonyme et ont interrompu les discussions avec des slogans. On essaye de rendre notre point de vue public, de mettre la situation des fermièr.e.s en avant ».
Après l’euphorie, la construction
« Actuellement, c’est Syngenta qui est très offensif sur le marché Indien et le combat pourrait les viser. (...). Nos luttes sont toujours les mêmes et restent axées contre l’OMC, contre les accords de libre-échange et contre les OGM ». Mais pour ça, il faut du monde et de l’énergie : « j’évalue le nombre de fermiers nous étant liés à 50’000 ou 60’000, eux mêmes séparés en différents groupes.(...). Nous avons besoin de revitaliser le mouvement. Il nous faut des nouveaux moyens de travailler, une nouvelle énergie, notamment en tant que jeune leader face aux anciens qui ont maintenant 50-60 ans ». Chukki cherche donc à mettre des jeunes en avant, mais aussi les femmes qui n’ont, jusqu’à maintenant, pas eu beaucoup d’opportunités au sein du mouvement. « Récemment des activités dans les universités nous ont donné de l’espoir de pouvoir trouver de jeunes activistes. Il nous faut regarder les perspectives à 360 degrés. Il ne suffit pas de croire en des banderoles, des logos et des noms ».
Chukki nous fait savoir qu’elle espère que les gens changent leurs habitudes alimentaires. C’est le millet, adapté au climat, qu’Amrita Bhoomi cherche à promouvoir. Tant consommé à l’époque, il est maintenant décrié par les jeunes générations, en lieu et place du riz. Mais c’est avant tout une question de modèles de production, et ceux-ci changent petit à petit : « je pense que les mouvements qui luttent contre les grandes cultures, l’agriculture industrielle, grandissent de manière silencieuse. Il y a de plus en plus de paysan.ne.s qui produisent de manière soutenable ». On voit que deux modèles s’opposent, l’un constructif et créatif, favorisé et enseigné par Amrita Bhoomi et le KRRS ; l’autre destructeur, promu par de grandes multinationales souvent basées en Suisse. On peut espérer que les succès observés, cumulés à la baisse de croissance tendancielle du modèle capitaliste, amèneront à un nécessaire changement de paradigme, d’autant plus nécessaire que l’état de l’environnement se péjore de jour en jour, dégradant encore plus les conditions de vie des paysan.ne.s indien.ne.s mais aussi d’ailleurs. Et à Chukki de conclure : « les choses vont vites (...) des mouvements constructifs grandissent malgré le fait qu’il n’y ait pas de grandes luttes actuellement pour nous ».