Luttes paysannes

[Colombie] “L’eau et l’agriculture, Oui ! Le pétrole et les mines, Non !”

Entre terrorisme d’état et capitalisme sauvage en temps de “paix”... - compte-rendu d’un séjour en Colombie dans une caravane de soutien avec des paysanNEs en lutte, été 2016.

Colombie |

Les informations, les intuitions, les réflexions que nous amenons dans ce texte sont inspirées des discussions auxquelles nous avons assisté en juillet et août 2016, qui ont eu lieu à l’occasion de rencontres au Sumapaz, dans des moments collectifs de réunions, de marche, de travail en groupe, organisés par une caravane de soutien avec des paysanNEs en lutte, ou dans des moments plus informels et intimes. Pour transmettre la parole des participantEs, nous avons choisi de respecter le contenu plus que la forme, aussi relative à la traduction de l’espagnol. Nous puisons également nos informations de diverses brochures publiées plus ou moins récemment et visant à faire connaître la situation socio-politique et les luttes révolutionnaires en Colombie.

Entre violence d’état et promesses d’un avenir resplendissant

Colombie, 26 septembre 2016, signature des accords de « paix » avec la « guérilla ». Les médias mainstream s’emballent, il paraît qu’on attend des guérilleros qu’ils se repentissent. Le même jour, la police – épaulée par des milices privées et des employés de chantier - intensifie ses attaques contre les indigenas Nasa en lutte depuis 2014 pour la libération de 6’500 hectares de terres dans la zone rurale de Caloto (Cauca). Les corps assassinés tombent toujours, la pauvreté s’étend, les eaux noircissent, la forêt s’amenuise, tandis que les nantis, les politiciens, les gros propriétaires, les monoculteurs, les agro-industriels et les actionnaires continuent d’empocher leur blé… dans la plus pure logique impérialiste. L’état et les entreprises, plus que jamais, font disparaître celleux qui dérangent ou qui obstruent le Plan de Développement National, celleux qui risquent leur vie pour récupérer les terres « concédées » aux entreprises transnationales, géants de l’industrie extractive et agro-alimentaire à la base de l’économie capitaliste mondiale.

Le modèle économique imposé en Colombie, comme dans le reste de l’Amérique latine, est marqué par la privatisation et la primauté de l’industrie extractive, orientée par les intérêts des secteurs économiques privés, transnationaux et nationaux. L’application de ces politiques néolibérales, commencées au tournant des années 1980 sous la pression de la Banque mondiale, s’est intensifiée à partir des mandats de Álvaro Uribe Vélez (2002-2010), et perpétuée avec le gouvernement de Juan Manuel Santos (2010 à aujourd’hui). C’est un modèle de dépossession, qui consiste à mettre en vente les biens communs et publics, afin de consolider une politique minéro-énergétique et agro-industrielle qui compromet l’accès à l’eau et à l’énergie pour tous les secteurs de la population, qui commercialise la nature, qui construit une infrastructure au service des capitaux transnationaux - notamment en assouplissant la réglementation et en contraignant les collectivités à vendre leurs terres, qui avance de plus en plus masqué derrière le discours de « l’économie verte » et qui nie les causes structurelles des conflits socio-environnementaux [1]. Le gouvernement actuel travaille beaucoup à démobiliser l’opposition et à renforcer la légitimité des entreprises extractives en les présentant comme des « locomotives » pour le pays, et en faisant miroiter leur « responsabilité sociale » et les soi-disant effets bénéfiques de leurs activités pour les communautés locales [2].

A l’heure actuelle, après des années de découpage du pays en parcelles vendues aux sociétés exploitantes, on estime que plus de la moitié du territoire national est consacrée au processus d’extraction et d’exportation d’hydrocarbures [3]. Le gouvernement s’appuie depuis plusieurs décennies sur les forces armées, de l’armée régulière aux escadrons de la mort, en leur assignant la tâche de « libérer » le territoire, c’est-à-dire d’empêcher les autochtones d’accéder aux terres qu’iels travaillent depuis des générations, de les forcer à fuir vers les villes ou de les faire disparaître, afin d’ouvrir la voie aux multinationales et de sécuriser leurs activités [4]. Au-delà de l’appropriation directe des terres par les entreprises, les habitantEs sont aussi contraintEs de partir à cause des désastres environnementaux provoqués par ces dernières. Aujourd’hui plus que jamais, les autochtones, Afro-descendantEs, CampesinXs (« PaysanNEs ») et indigènes doivent redoubler d’efforts pour survivre, pour cultiver leur sol et leurs traditions, pour revendiquer l’autonomie territoriale, l’autosuffisance alimentaire, et une vie digne. Dans certaines régions, les communautés se battent pour imposer un modèle social et économique basé sur la propriété collective et l’organisation politique communautaire, en réoccupant leurs propres terres, en menant des actions directes, sans rien attendre de l’état, bien au contraire : plutôt contre lui, ses forces armées et les entreprises qu’il protège.

La caravane de la REDHER pour la défense du Sumapaz

Les habitantEs de la région du Sumapaz, à l’ouest et au sud de Bogotà, font front depuis plusieurs années face aux activités d’exploitation minière en cours ou à venir, qui mettent en danger les richesses naturelles, la biodiversité, l’accès à l’eau potable, et qui menacent la santé et les conditions de vie des populations. Dans cette région, différents groupes, collectifs ou associations sociales et politiques se sont réunies au cours de l’été 2016 autour de la campagne « Agua y Agricultura, sí ! Minería y Petróleo no ! » ("L’eau et l’agriculture, Oui ! Le pétrole et les mines, Non !") pour la défense du territoire et la protection du Páramo du Sumapaz. Pour soutenir et visibiliser ces luttes, le réseau de solidarité avec la Colombie (Red de Hermandad y Solidaridad con Colombia – REDHER – articulant des organisations colombiennes, du continent, et d’Europe) a organisé une caravane qui a parcouru les municipalités voisines de Fusagasugá, la capitale de cette province, entre 24 juillet au 2 août.

La caravane pour la défense de la vie et du territoire, organisée chaque année depuis 2001, est conçue par ses organisateurices comme un instrument de lutte pour visibiliser au plan national et international les problématiques et les violences auxquelles fait face la population colombienne, sur les questions rurales et minéro-énergétiques, ainsi qu’urbaines et carcérales. Elle sert ainsi de protection, de moyen de diffusion et d’appui aux luttes locales. En 2016, elle avait pour but de créer ou de renforcer les liens de solidarité entre les communautés en résistance de la région du Sumapaz ; de créer un espace où les expériences et les préoccupations puissent être partagées et où les stratégies d’action locales puissent se consolider ; d’examiner de plus près l’état de quelques zones de prospection et d’extraction minière ; de rendre compte des impacts socio-environnementaux provoqués par la politique minéro-énérgétique du gouvernement ; tout en dénonçant un modèle social, économique et environnemental insoutenable et répressif [5].

Páramo de Sumapaz, de quoi parle-t-on ?

Quand on parle du paramo (étendue désertique en altitude), on évoque à la fois une zone géographique avec un écosystème fragile des hautes montagnes humides (le plus grand au monde, 150’000 hectares), et les populations rurales qui y vivent, avec leurs traditions culturelles, de musique, de gastronomie, d’artisanat, de vie agricole, de croyances, de mythes, de religions et de langues. Le Páramo du Sumapaz est une zone protégée depuis 1977 par l’UICN [6] et considérée comme sacré par les indiens Chibcha.

Le paramo du Sumapaz, situé sur les départements de Cundinamarca, Huila et Meta, sur la cordillère orientale, est constitué en grande partie par le parc naturel national de Sumapaz. Ce « désert » présente en majeure partie un paysage montagneux, où l’on trouve diverses lagunes d’eau pure ainsi que des zones encore inexplorées. En son sein naissent plusieurs rivières, qui font du paramo une source hydrique cruciale pour le pays. Il compte également avec une grande variété de faune et de flore indigène typique des paramos (il compte quelques 635 espèces animales, dont certaines en voie de disparition, avec des salamandres, caméléons, grenouilles, canards torrent, piquiazul, cerfs, pumas, ours à lunette, aigles, entre autres). Différents types de cultures y sont pratiqués, dans des systèmes de production agricole et artisanale en petites propriétés. C’est une culture paysanne basée sur la métairie mais aussi sur le travail communautaire.

Les conflits pour la défense du territoire au Sumapaz sont essentiellement liés aux convoitises et aux projets concrétisés des géants de l’industrie qui veulent exploiter les biens communs et les richesses naturelles de la région du paramo. Il s’y implante des ‘méga projets’ tels que des centrales hydroélectriques, ou liés à l’exploitation minière et pétrolière. Parmi les nombreux projets qui menacent la région et les territoires de 30 municipalités, on compte des contrats de concession et des permis d’exploitation du sable de silice, des contrats d’extraction de matériaux de construction, et des contrats de concession et d’exploitation de charbon et d’hydrocarbures. Actuellement, parmi les plus importants d’entre eux, on peut citer notamment trois projets d’extraction d’hydrocarbures (COR-04, concédé à l’entreprise transnationale australienne Australian Drilling Associates PTY LTD Sucursal Colombia, COR-11, concédé au groupe canadien Camacol Energy SA Colombia, et COR-33, concédé à Allange Energy Corp sucursal Colombia, filiale pétrolière canadienne de la transnationale Pacific Rubiales, ainsi qu’au groupe argentino-espagnol YPF Colombia SAS [7]).

Impacts sociaux, environnementaux, agricoles, économiques et culturels

Au Sumapaz, les projets d’exploitation minière se font sans la participation des communautés et sans prendre connaissance des savoirs techniques et écologiques, populaires ou académiques, accumulés au cours du temps par chacune d’entre elles et permettant d’utiliser la terre durablement, sans la détruire. La plupart du temps, aucune communication n’est faite à l’égard des communautés, et quand cela y ressemble, aucune information sur les conséquences directes ou indirectes sur la vie des personnes et sur leur environnement n’est donnée.

Dans Tolima, paysanNEs et petitEs producteurices se mobilisent depuis plusieurs années contre le projet de mine d’or à ciel appelé La Colosa, Depuis trois ans, le village de Piedras est au cœur d’un débat juridique national, autour du droit des municipalités à se prononcer sur les projets minero-énergetiques. Le gouvernement affirme qu’il s’agit d’un enjeu de sécurité nationale [8].

Pour couvrir leurs propres intérêts, des millions de pesos sont offerts par les entreprises à chaque conseil d’action communautaire - sensé pourtant représenter le peuple au sein du gouvernement -, ce qui a aussi pour résultat de contribuer à la corruption dans le pays. La question des conflits socio-environnementaux provoquées par les entreprises vont jusqu’à créer des ruptures dans les conseils d’action communal ou communautaire des habitantEs du village, où les divergences de compréhension de la situation sont source de conflit et fractionnent la population elle-même. L’arrivée d’entreprises a alors un réel effet sur la vie communautaire : d’un point de vue un peu schématique, elle divise la population entre celleux qui sont en faveur du projet (qui étaient souvent minoritaires sur les collines visitées par la caravane) et celleux qui sont contre, pour de multiples raisons. Parmi les opposantEs, certainEs commencent alors à informer le village des dangers pour l’environnement que représentent la prospection et l’exploitation pétrolière par les multinationales.

Pendant que le travail de contre-information fait son chemin, de leur côté, les entreprises font de la propagande de ferme en ferme pour convaincre les habitants de leurs projets. Pour forcer la main et pour s’accaparer des terrains, elles proposent parfois de racheter les fermes jusqu’à 3-4 fois leur prix. Malheureusement, ces offres financières importantes ont poussé certainEs à vendre. Les techniques et les stratégies élaborées par les entreprises pour « acheter » les populations locales rivalisent tantôt d’imagination et de perversité, tantôt se passent de toute parure, s’exprimant par la violence la plus brute. On a vu par exemple une entreprise envoyer un camion rempli de frigos à offrir aux habitantEs de toute une vallée. Parfois ce sont des machines, parfois de l’argent, parfois des promesses. Mais ces énormes pressions ne suffisent pas toujours… D’ailleurs, dans le village de Bachica toutes les fermes ont refusé ces cadeaux… empoisonnés. Les paysanNEs ont alors reçu des menaces d’expulsion, et parfois menaces de mort. Comme l’a dit José Rodriguez, leader d’un village voisin : « Ça a amené les gens à se battre ». Et les gens s’organisent.

Transformation des activités économiques de la région

Les activités extractivistes sur les collines du Sumapaz impliquent en général des déplacements d’habitants, brisent le tissu social, minent les habitudes culturelles, détruisent les modes de vie et de production traditionnels. Dans ce sens, les paysanNEs qui cultivent leurs propres lopins de terre pour une alimentation autonome et pour la production agricole destinée à la vente, sont dépossédés et expulsés, finissent à la périphérie des villes en quête d’un nouvel emploi. D’un bout à l’autre de ce processus de dépossession, leur dépendance à l’économie capitaliste est ainsi renforcée, et doublée d’une perte d’identité liée à la cession de la terre. Les collines du Sumapaz se transforment : la vie paysanne, l’indépendance économique des populations et leur souveraineté alimentaire sont anéanties.

Pourtant d’après Rodriguez : « La terre est très fertile, elle produit trop de nourriture. » Des fruits et légumes, comme la mûre, la tomate, le pois, la vichuela, la pomme de terre, la laitue, entre beaucoup d’autres, y sont cultivées. Au lieu que ces précieux terrains soit préservés, les autorités choisissent de favoriser l’exploitation du pétrole qui entraînera l’effondrement de l’économie rurale, quoiqu’en disent les multinationales et quelle que soit la nature des emplois qu’elles promettent de créer pour les habitantEs de la région.

Dans d’autres départements, qui en ont déjà fait l’expérience, il en est ressorti que les multinationales n’ont mis en place que du travail salarié précaire (dans des conditions instables, extrêmes et malsaines). Par ailleurs, certainEs habitantEs ont raconté que même si leur nouvel emploi leur rapporte plus que leur ancienne activité agricole, la culture maraîchère et céréalière reste malgré tout irremplaçable. Ces transformations économiques n’ont donc d’avantage que pour les entreprises et ne sont en rien une alternative à l’agriculture et à l’autonomie alimentaire.

La place des femmes dans le système de production et de reproduction

Dans ce système de production, où la division sexuelle du travail est exacerbée, les femmes sont surexploitées et/ou se retrouvent dans une plus grande dépendance économique à l’égard des hommes. Elles sont d’autant plus contraintes à effectuer du travail non rémunéré, et elles se retrouvent privées de l’accès à la terre, notamment en raison du modèle de propriété patriarcal, qui leur impose des entraves administratives, juridiques mais aussi culturelles. Car si les hommes ont la prérogative d’hériter, et par la suite de pouvoir prêter ou vendre la terre, les femmes ne disposant en général d’aucun titre de propriété, elles subissent de plein fouet l’instabilité engendrée par les convoitises des multinationales. Elles perdent notamment l’assurance de pouvoir travailler durablement une terre dont elles ne tirent pas qu’une manne pécuniaire, mais de quoi nourrir toute leur famille.

Santé

D’autant plus que les impacts sur la santé des travailleurs et des habitantEs des zones exploitées sont graves. Au Sumapaz, parmi les nombreuses conséquences de l’activité des entreprises, on a rapporté : pollution de l’air et des eaux, dégâts des sources et du réseau d’eau, déchets organiques dangereux et cancérigènes, augmentation des risques de glissements de terrain, érosion et dégradation des sols, risques de tremblements de terre provoquées par les fouilles sismiques, etc. Dans la situation actuelle, certainEs habitantEs doivent déjà retaper leur maison tous les 2-3 ans. Sans surprise, les entreprises refusent de prendre leur responsabilité et réfutent les rapports d’expertise réalisés à l’appui des dénonciations faites par les communautés. L’état soutient là encore les multinationales et leur accorde l’impunité, en prétendant même que les dégâts environnementaux constatés seraient engendrés par les habitantEs elleux-mêmes… et en profitant au passage de les traiter d’irresponsables.

De telles contraintes ne pourraient être imposées sans un dispositif militarisé, mis en place pour protéger les multinationales, qui s’accompagne d’une surreprésentation de la police et des paramilitaires sur le territoire et qui génère insécurité et angoisse dans chaque aspect de la vie quotidienne.

Caravane 2016 : Luttes et résistances dans le Sumapaz

Après une semaine passée dans la caravane, on constate que, en général, les groupes dénoncent la présence de multinationale et d’initiatives mortifères. Ils s’organisent en collectifs, en associations, ou en mettant sur pied des campagnes, et s’associent selon les problématiques, les besoins et les possibilités d’action.

Les militantEs essaient d’ouvrir le dialogue avec les entreprises qui posent problème, pour les confronter aux dégâts causés et exiger une réparation. Aucune ne l’ont fait jusqu’ici. Ainsi, la plupart des groupes engagés sur les thématiques écologistes ou sur les zones géographiques de préservation de la nature, mènent une résistance pacifique pour visibiliser les problèmes, pour empêcher ou limiter les impacts négatifs, pour la démilitariser les territoires et les vies, et pour défendre leur autonomie.

Iels font des appels larges auprès de toutes les paysanNEs et familles, mais aussi vers le reste de la population et des différentes municipalités. Les groupes militants font également appel à des municipalités et des organes de décisions comme le Corporation Autonoma Regional (CAR), qui délivrent des licences d’exploitation. Ces derniers ont le pouvoir de contrôler les conditions de préservation de l’environnement et les types d’exploitation, ils octroient ou retirent les autorisations aux sociétés exploitantes, raison pour laquelle une partie de la résistance attend de ces instances qu’elles remédient à la situation, en répondant à leurs revendications. Mais alors que les groupes actifs pour la préservation des habitantEs, des terres, des eaux, de l’air et de la biodiversité, la CAR continue à privilégier les entreprises et refusent de reconnaître les conséquences de leur présence sur le territoire, même quand des expertises professionnelles sont réalisées et que des preuves de contamination sont fournies.

Certains de ces groupes en résistance appellent à la mobilisation dans les grandes villes et font des actions symboliques, comme par exemple, des blocages pacifiques sur le chemin des entreprises. D’autres organisent des marches et des expéditions vers les zones sensibles, ou utilisent l’art comme moyen de communication. Un groupe fait aussi des travaux de recherches sur l’environnement et les systèmes de production écologique avec l’aide d’une université locale. Ils diffusent de l’information vers la communauté de la zone où le-s projet-s affecte-nt ou affectera-ont directement ou indirectement leur vie, parlent à la radio de leurs réalités sociales, font des conférences et des présentations publiques. Plusieurs militantEs envisagent de développer des formations et des activités pédagogiques environnementales dans le village comme méthode de conscientisation, et de proposer des alternatives économiques et culturelles aux méga-projets minéro-énergétiques. Dans un village du Mont Quinini par exemple, des habitantEs ont créé une école de formation à l’écologie avec les membres de la communauté et des activités ‘’écotouristiques’’ pour les jeunes.

Bon nombre de ces groupes sont soutenus par le syndicat des travailleureuses agricoles du Sumapaz SINTRAPAZ, dont le slogan est

“No abandono, vendo ni empeño este terruño sagrado, como lo amo quiero cuidarlo, eso le exijo al estado” [9]

Répression et militarisation de la vie

La région du Sumapaz est devenue, depuis des décennies, un espace de confrontation et de conflit politique entre l’armée et la population, ainsi qu’entre l’armée et la guérilla. Pendant la caravane, on peut dire que la tension était palpable. La police nous a dérangé dès la première réunion et quand nous nous sommes approchéEs des mines, une patrouille faisait des tours en voiture. Nous avons été suiviEs, peut-être par la police en civile ou par des employés de la mine.

L’absence de Carlos Alberto Pedraza pèse sur la caravane, dont certainEs participantEs comptaient parmi ses proches, amiEs intimes et politiques. Disparu début 2015, sur le chemin d’une réunion politique, il a été retrouvé quelques jours plus tard au bord de la route, dans une région où il ne se rend jamais, une balle dans la tête. Il était prof, il faisait aussi de l’éducation populaire dans un quartier de bogota, il était membre du Congreso de los Pueblos (‘Congrès des peuples’), du Proyecto Nunca Más (projet ‘Plus Jamais’), de la coordination regionale du Movimiento Político de Masas Social y Popular del Centro Oriente de Colombia, et proche du Movimiento Nacional de Víctimas de Crímenes de Estado (mouvement des ‘Victimes de crimes d’État’) [10]. Il recevait des menaces de la part des Águilas Negras (Aigles Noirs) depuis des mois. Il parlait trop fort, dénonçait la violence d’état et ne s’en cachait pas.

Son frère, qui dénonce ce meurtre et protège la mémoire de Carlos depuis sa mort, a dû sortir du pays, malgré lui, suite aux menaces faites à son encontre. Il a rejoint el Programa Asturiano de Atención a Víctimas de la Violencia en Colombia (programme asturien d’aide aux victimes de violence en colombie), en Gijón (Espagne), qui a déjà accueilli plus de cent personnes. Deux d’entre elles ont été assassinées à leur retour en Colombie : Henry Ramirez Daza et Luciano Romero Molina.

“Al final, no nos preguntarán qué hemos sabido, sino qué hemos hecho.” [11]
Carlos Alberto Pedraza

La stigmatisation, la persécution et les violences à l’encontre des populations rurales, des organisations politiques et des individuEs qui résistent se traduisent par différentes formes d’exaction : expropriations, déplacements forcés, emprisonnements, harcèlement par sms, intimidations, descentes sur les lieux de vie ou de réunion, menaces, enlèvements, mais aussi, nombre d’assassinats ciblés. Dans ce système dénoncé comme du terrorisme d’état, la valeur des luttes et des vies est réduite à néant.

Cette situation n’est pas nouvelle, bien que les vagues de meurtres qui ont eu lieu depuis le début du processus de paix avec les FARC et l’ELN rendent peut-être plus visible le rôle de l’état dans la violence endémique vécue en Colombie. Depuis bien avant le début des dialogues en 2012, et jusqu’à aujourd’hui, des organisations telles que la Marcha Patriótica, el Congreso de los Pueblos (qui fait notamment partie du sommet national agraire, ethnique et populaire - la Cumbre Agraria, Campesina, Étnica y Popular), ainsi que les syndicats, les organisations étudiantes, et en particulier, les groupes écologistes et opposés aux mines, sont la cible d’assassinats organisés par l’état [12]. Le gouvernement tente pourtant toujours de faire porter le chapeau aux groupes révolutionnaires, bouc-émissaires bien commode d’un « terrorisme » dont il est le réel responsable. Car, on s’en doute, l’application des politiques minéro-énergétiques ne se fait pas sans violence.

« Depuis leur arrivée, les multinationales sont responsables de 12’000 assassinats, 3’700 disparitions forcées […]. Selon le contrôleur général de la république, 80% des violations de droits humains et 90% des crimes commis contre des communautés autochtones ou afro-descendantes se produisent dans des zones de production minière ou énergétique. » [13]

Quand elles ne profitent pas directement de l’instabilité provoquée par le conflit social et armé dans les régions, obligeant les habitantEs à les fuir, les entreprises peuvent ainsi s’appuyer sur l’état pour menacer les familles qui résistent à abandonner leurs terres. Pour semer la terreur, saper les révoltes, immobiliser la population, l’état utilise tour à tour les forces publiques légales (l’escadron mobile anti-émeutes ESMAD et l’armée régulière [14]), la police (qui enfile parfois des cagoules et se fait passer pour des « paracos »), la justice, mais il compte également sur le travail des paramilitaires, que les autorités, pour ne pas admettre leur présence, préfèrent nommer « bandes criminelles émergentes » (BACRIM).

Paramilitaires ou « Paracos »

En 1959, c’est la révolution castriste à Cuba. L’état colombien a peur de la contagion et veut se débarrasser des opposants qui veulent une réforme agraire. Il emloie pour ça l’armée et les paramilitaires ou « paracos » d’extrême droite. Dès 1965, l’état avec le soutien des USA légalise l’entraînement et l’armement de troupes de « civils armés » par l’Armée. Grâce au soutien de l’Armée, les groupes paramilitaires, alors au service des grands porpriétaires terriens et des éleveurs bovins, se structurent au sein d’une stratégie nationale de contre-insurrection. Prenant le nom de coopératives d’auto-défense agraires, les « CONVIVIR » signifiant « vivre ensemble » (sic), les paramilitaires fusionnent et prennent le nom d’AUC « Autodéfenses Unies de Colombie ». […] Quand les USA ont fini par blacklister les paramilitaires ou « paracos » comme narcoterroristes, Uribe a dû organiser une démobilisation ultramédiatisée de plus de 30’000 paramilitaires par la loi « justice et paix » en 2005. Les paracos continuent sous le nom de « bacrim » (bandes criminelles) à réaliser la sale besogne de l’armée. [15]

Selon le gouvernement, les paramilitaires ont cessé d’être une menace depuis le processus de démobilisation de 2003 où les paramilitaires ont accepté un cessez-le-feu. Cependant, du point de vue des communautés, cette stratégie s’est plutôt avérée être un moyen de permettre l’impunité de leurs crimes. [16]

Le terrorisme d’état ne peut s’expliquer sans comprendre ce que représente la sauvagerie capitaliste, dénoncée par la caravane. L’un va avec l’autre, comme dans tous les pays où s’étalent les monocultures d’huile de palme, de café, de cacao, où les sols contiennent du silicium ou du pétrole, etc. La violence d’état n’a rien de contradictoire non plus avec la proclamation des accords de paix, qui sert les intérêts des conglomérats financiers.

« Ils tuent un leader, et tout le monde demande ‘pourquoi ?’
A cette question, nous ne pouvons que répondre par une autre : ‘N’est-ce pas évident ?’
C’est pour les mêmes raisons qu’hier et l’année passée,
et pour les mêmes raisons que bientôt ils en tueront d’autres.
Les assassinats n’entrent pas en contradiction avec le processus de paix,
mais sont partie intégrante de ce processus et de l’après-conflit.
Le capitalisme a gagné
et il sent la nécessité de continuer à éliminer ses adversaires [...] » [17]

Guerre sourde

Pour la plupart des mouvements de contestations actuels en Colombie, et même si les récents accords de paix sont souvent observés avec espoir, il ne peut y avoir de paix réelle sans un changement profond du système socio-économique. Mais, comme l’avait affirmé le président Juan Manuel Santos au début des négociations avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie - FARC - en 2012, « le modèle économique ne fait pas partie des négociations ». Alors à qui profitent les crimes ? Suivez l’argent...

Pendant que les accords de paix se négociait à la Havane, on a vu défilé les diplomates de la Communauté Économique Européenne (CEE), du gouvernement norvégien, des Nations Unies et de son Conseil de sécurité, ainsi que les conseillers nord-américains de l’OCDE, parmi d’autres encore, qui venaient mettre le grapin ou garder leur mainmise sur les morceaux de territoire fraîchement « pacifiés » [18]. Ce sont les mêmes qui profitaient hier de la guerre et du conflit social, en s’appuyant sur le discours de la sécurité nationale, de la lutte anti-drogue, de la défense des droits humains, et qui maintenant, depuis la signature des accords, bénéficient d’une politique néolibérale dure. Changement de ton, on entend désormais parler de « paix », de « développement rural », de « garanties » offertes à l’opposition, d’une page qui se tournent dans l’histoire [19].

La « paix , c’est une promesse, qui brille jusqu’au loin, c’est une image qui crève les écrans de télé de tous les foyers européens. C’est une glue qui s’étale dans les médias et empêche tout autre débat d’avoir lieu, que ce soit sur le système de santé, la réforme fiscale, la destruction de la nature, ou la pauvreté. Ça se négocie aussi dans les urnes, pour un président qui tient au pouvoir sûrement autant qu’à son fric. Mais ça ne profite qu’à une frange de la population et aux gros entrepreneurs, qui ont désormais le champ libre pour implanter leurs activités. Mais pour la population colombienne, la paix n’existe pas.

La lutte continue...

Du point de vue de celles et ceux qui résistent jour après jour, le brouhaha autour de la célébration de la « paix » empêche la société colombienne de voir que le silence des fusils n’est pas la solution au conflit politique, économique et social qui touche la majorité de la population [20].

L’extractivisme n’est pas simplement un problème d’extraction de « ressources ». C’est un problème de pouvoir, où s’opposent les intérêts des entreprises minières transnationales, des gouvernements provinciaux et nationaux loyaux à ces intérêts, et ceux des populations luttant pour le respect de leur souveraineté et de leur territoire. C’est un problème politique, entre des conceptions contradictoires du bien-être et du développement d’une société, ainsi que de la vie et de la nature [21]. Quand les puissants ont « la paix », les gens crèvent.

Nadie defiende lo que no conoce, nadie conoce lo que no ve. Recorrer y comprender el territorio es el primer paso para quererlo, y quererlo es defenderlo.

  • Retrouvez ce texte au format brochure ici :

Les assoc’ actives pour la défense des terres

  • Nuestro parámo Sumapaz
  • Tierra Libre
  • Campana Agua si, petroleo no !
  • Comité de Impulso de la Zona de Reserva Campesina
  • FEAC (un groupe d’étudiantEs agronome)
  • Colectivo Alisos
  • Asociación de Productores Ganaderos de Cabrera
  • Sindicato de Pequeños Agricultores
    ...entre autres

Liste des principales entreprises

http://www.colombiamineralesindustriales.com.co
http://www.canacolenergy.co
https://www.emis.com/php/company-profile/CO/Alange_Energy_Corp_Sucursal_Colombia_en_2652259.html
http://www.cemex.com
http://www.emgesa.com.co
http://www.bnamericas.com/company-profile/en/empresa-de-generacion-electrica-machupicchu-sa-egemsa
http://www.australiandrilling.com.au
http://www.ypf.com

Sources

Série de brochures ‘NOUVEAUX CAHIERS COLOMBIENS’, Éditions de l’infokiosque mondial

  • n°1 : « Réforme agraire », octobre 2003
  • n°2 : « AFROCOLOMBIENS – histoire et luttes – La lucha continua », mai 2006
  • n°5 : « MINERIA – L’exploitation minière à grande échelle en Colombie », septembre 2013

Brochure « ///textes et paroles de ColombienNEs/// », septembre 2013 (complétée en 2015)

Brochure « Entreprises extractives et militarisation : définir les liens de collusion », Projet Accompagnement Solidarité Colombie (PASC), 2016, www.pasc.ca

Rosa Maria Ballesteros Cárdenas, Juan Manuel Buritica Espitia, « Entre el agua y la codicia : conflictos territoriales por extractivismo en la provincia de Sumapaz, Cundinamarca », TIERRA LIBRE, novembre 2015.

Ó Loingsigh Gearóid, « La Ola de Asesinatos y La Paz en Colombia », 22 novembre 2016 [http://www.kaosenlared.net/la-ola-de-asesinatos-y-la-paz-en-colombia/]

REDHER, « Los acuerdos que dejaron por fuera a la paz », 9 novembre 2016 [http://www.redcolombia.org/index.php/produccion/materiales/articulos/2748-los-acuerdos-que-dejaron-por-fuera-a-la-paz.html]

REDHER, « ¿ Por qué una caravana por la defensa de la vida y el territorio ? », Document d’introduction à la Caravane 2016, 2016.

JUCHS Blandine, « La Colombie contre le capitalisme », lettre ouverte en collaboration avec le Projet Accompagnement Solidarité Colombie (PASC), 1er juin 2016. [https://ricochet.media/fr/1192/la-colombie-contre-le-capitalisme]

« “Nos están matando y nadie hace nada” : Gustavo Pedraza », article paru dans El Espectador, le 20 janvier 2017.
[http://www.elespectador.com/noticias/judicial/nos-estan-matando-y-nadie-hace-nada-gustavo-pedraza-articulo-675880]

Site actualisé toutes les semaines, qui recense les violences et les assassinats de défenseureuses des droits humains en colombie, et visant à prévenir de nouvelles agressions :
[www.somosdefensores.org]

Notes

[1Document d’introduction à la Caravane 2016, « ¿ Por qué una caravana por la defensa de la vida y el territorio ? », REDHER, 2016.

[2« Entre el agua y la codicia : conflictos territoriales por extractivismo en la provincia de Sumapaz, Cundinamarca », Rosa Maria Ballesteros Cárdenas, Juan Manuel Buritica Espitia, TIERRA LIBRE, novembre 2015, p.5.

[3Idem.

[4Idem.

[5Document d’introduction à la Caravane 2016, op.cit.

[6Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN)

[7« Entre el agua y la codicia... », 2015, op.cit., p.22.

[8JUCHS Blandine, « La Colombie contre le capitalisme », lettre ouverte en collaboration avec le Projet Accompagnement Solidarité Colombie (PASC), 1er juin 2016. - https://ricochet.media/fr/1192/la-colombie-contre-le-capitalisme

[9« Je n’abandonne, ni ne vends et ni ne mets en gage ce territoire sacré, car l’aimer c’est en prendre soin, c’est l’exiger de l’état ».

[10Congreso de los Pueblos, « Denuncia publica por el asesinato de Carlos Alberto Pedraza », 23 janvier 2015 - http://congresodelospueblos.org/ejes-y-sectores-vista/derechos-humanos/item/294-denuncia-publica-por-el-asesinato-de-carlos-alberto-pedraza-salcedo.html

[11“À la fin, iels ne nous demanderont pas ce que nous avons su, mais ce que nous avons fait.”

[12Ó Loingsigh Gearóid, « La Ola de Asesinatos y La Paz en Colombia », 22 novembre 2016 - http://www.kaosenlared.net/la-ola-de-asesinatos-y-la-paz-en-colombia/

[13Brochure “Entreprises extractives et militarisation : définir les liens de collusion”, Projet Accompagnement Solidarité Colombie (PASC), 2016, www.pasc.ca, p.3.

[14La Colombie dispose de la 2e plus grande armée d’Amérique latine, comptant 281’400 soldats, soit 6,2 soldats pour 1000 habitants (brochure ‘Entreprises extractives et militarisation...’, op.cit., p.14).

[15Brochure « ///textes et paroles de ColombienNEs/// », septembre 2013 (complétée en 2015), p.5, 9.

[16Brochure ‘Entreprises extractives et militarisation...’, 2016, op.cit., p.13.

[17« Ya no, matan a un dirigente y todos preguntan ¿por qué ? Y a esa pregunta solo podemos responder con otra ¿No es obvio ? Es por las mismas razones de ayer y el año pasado y por las mismas razones porque pronto matarán a otros. Los asesinatos no entran en contradicción con el proceso de paz, sino son una parte integral de ese proceso y el posconflicto. El capitalismo ganó y siente la necesidad de seguir eliminando a opositores [...] » Ó Loingsigh Gearóid, « La Ola de Asesinatos y La Paz en Colombia », 2016, op.cit.

[18REDHER, « Los acuerdos que dejaron por fuera a la paz », 9 novembre 2016 - http://www.redcolombia.org/index.php/produccion/materiales/articulos/2748-los-acuerdos-que-dejaron-por-fuera-a-la-paz.html

[19REDHER, « Los acuerdos que dejaron por fuera a la paz », 2016, op.cit.

[20REDHER, « Los acuerdos que dejaron por fuera a la paz », 2016, op.cit.

[21Document d’introduction à la Caravane 2016, op.cit.

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