Répression - Enfermement Cybersurveillance Thème du mois

Le contrôle des pauvres - Jackie Wang

Ce mois-ci Renversé s’intéresse à l’enfermement (et décidément beaucoup à Jackie Wang). Cet entretien a été réalisé par le Panier à Salade, une newsletter hebdomadaire qui propose une sélection de liens sur l’actualité police-justice et de manières irrégulières des articles de fond ou des entretiens.

USA |

Interview

Jackie Wang est une chercheuse, travaillant actuellement sur un doctorat en études africaines et afro-américaines d’Harvard à Cambridge (Massachusetts, États-Unis). Son travail se concentre sur les questions raciales dans le système carcéral et policier américain. Elle a publié en février 2018, Carceral Capitalism (MIT Press), collection de plusieurs travaux sur ces thématiques.

Une traduction française, agrémentée d’une préface de Didier Fassin [1] et d’une postface de Gwenola Ricordeau, vient de sortir aux Éditions Divergences. Pour le Panier à salade, Jackie Wang revient sur différentes questions abordées dans son livre, autour de l’idée de contrôle des plus pauvres par les communes ou la police. L’entretien s’est fait par email, les réponses ont été traduites par nos soins.

Le Panier à salade : Votre livre s’ouvre sur la relation entre les métropoles américaines et leurs habitants les plus pauvres. Vous décrivez cette relation comme parasite et aliénante, utilisant le terme de « municipalité carcérale ». Comment résumeriez-vous les échanges entre les villes et les populations les plus pauvres, très souvent racisées ?

Jackie Wang : Ma principale inquiétude en ce moment, au sujet de la relation entre les communes et leurs populations racisées, c’est la gentrification, qui avance à rythme rapide. Ces 50 dernières années, aux Etats-Unis, les classes moyennes et supérieures ont quitté la ville pour les banlieues, en prenant toutes les ressources avec elles. Elles ont laissé les villes-centres à l’abandon. Les emplois se sont alors également déplacés vers les banlieues ou à l’étranger. Les revenus des impôts locaux ont baissé et les centre-villes sont devenus des espaces associés aux crimes et au vice.

La rénovation urbaine et la gentrification ont inversé ces dynamiques. Les millenials et les jeunes actifs préfèrent les villes. Les entreprises y établissent des commerces et les loyers explosent, tout autour du monde. Les personnes pauvres sont chassées par la hausse des prix et doivent se déplacer sur de longues distances pour aller travailler dans des emplois mal-payés, servant ceux-là mêmes qui les chassent. Airbnb, la financiarisation de l’immobilier et la politique financière post-2008 ont tous contribué à cette dynamique.

Vous montrez, dans ce contexte, que les personnes les plus pauvres sont considérées à la fois comme une menace et une ressource, lorsque sont collectées sévèrement les amendes et pénalités qu’ils doivent payer. Le contrôle policier est-elle un bon moyen de gagner de l’argent ?

JW : La question de savoir si le contrôle policier est un bon moyen de gagner de l’argent peut être vu sous deux aspects : la main d’oeuvre et les revenus du gouvernement. Les officiers de police, en tant que main d’oeuvre, ont bien résisté au néo-libéralisme, mais il n’y a pas de garanties que les syndicats policiers resteront aussi forts, vu qu’aux Etats-Unis, le gouvernement a réduit les possibilités du secteur public pour se syndicaliser. Pourtant, pour l’instant, les politiciens ont tendance à protéger les intérêts des policiers et pompiers, alors que les autres fonctionnaires, tels que les enseignants, ont souffert de coupes budgétaires, de réduction des prestations et de l’érosion progressive de leurs droits de travailleurs.

Concernant l’augmentation des revenus gouvernementaux, le contrôle policier peut être lucratif. Dans un sens, la collecte d’amendes et pénalités par la police est une forme régressive d’impôt qui utilise la force pour soutirer aux pauvres leurs ressources et financer le fonctionnement du gouvernement. Les capitalistes, les financiers, les entreprises et les plus riches ont suffisamment accaparé l’appareil pour qu’ils n’aient plus à payer d’impôts. Les plus pauvres sont ceux qui paient les factures du gouvernement en ce moment.

Plus tard dans votre livre, vous parlez de votre frère, emprisonné après un accord lorsqu’il était mineur, pour une peine de perpétuité sans remise de peine. Vous revenez sur la construction sociale qui dépeint les jeunes racisés comme des prédateurs, voire des bêtes. Pourquoi, et quelles sont les conséquences pour ces jeunes Américains ?

JW : Il y a beaucoup de conséquences pour les jeunes Américains. La possibilité de poursuivre les jeunes comme des adultes et de les condamner à des peines de prison sévères reste un aspect important du tissu juridique américain. La détention des mineurs est une industrie générant beaucoup de profits. C’est plus commun pour les jeunes d’être détenus dans des établissements privés que pour les adultes, il y a donc une motivation financière à les garder derrière les barreaux – il y a ainsi eu des scandales montrant que des juges avaient été payés pour envoyer des jeunes en prison.

Dans les écoles où les élèves racisés sont majoritaires, l’environnement est devenu de plus en plus militarisé et contrôlé. Des policiers parcourent régulièrement les couloirs et envoient des pré-adolescents en prison pour avoir été des perturbateurs, ou simplement pour avoir regardé leur téléphone. Il y a des détecteurs de métaux et des caméras de surveillance. Cela envoie le message que la société les voit comme des criminels potentiels. Les activistes appellent cela le pipeline école-prison. Une fois qu’un jeune est intégré dans le système de justice criminelle, il lui est très difficile d’en sortir...

La légitimité de la police est remise en cause dans les communautés racisées. Les caméras-piétons ont souvent été vendues comme un moyen de re-légitimiser la police en la rendant plus transparente. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

JW : Je suis globalement critique des caméras-piétons et des réformes technocratiques. Je pense que le solutionnisme technologique – ou l’idée que le secteur technologique peut résoudre tous les problèmes sociaux – renforce un techno-utopisme naïf tout en renforçant la légitimité de la police.

Introduire les caméras-piétons accroît la surveillance par la police ainsi que l’argent alloué aux services de police. Ça renforce l’idée que documenter les mauvais comportements les corrigera. Il y a déjà eu une vaste documentation sur les abus policiers, et pourtant, rien n’est fait.

Autre outil avancé pour améliorer la police, les outils de police prédictive. Vous soulignez le manque de preuves sur le succès de ces outils, et sur la manière dont PredPol – un des leaders du secteur – le mesure. Qu’avez-vous trouvé ?

JW : Pour les chercheurs en sciences sociales, le succès est garanti lorsque des parties sans intérêts dans l’histoire réalisent des essais randomisés controlés et – en comparant les résultats sur un groupe traité avec ceux sur un groupe de contrôle – lorsqu’il y a eu une amélioration, statistiquement significative, dans le groupe traité. Même si je suis sceptique sur ces méthodes, ce que PredPol présente comme des preuves d’efficacité de son outil n’est guère plus qu’une opération de relations publiques.

Indépendamment, les taux de criminalité varient souvent en fonction des conditions économiques, des méthodes policières, de facteurs sociaux, etc. donc une baisse des taux de criminalité dans un quartier ne prouve pas nécessairement que le logiciel est à l’origine de cette baisse. Parmi les scientifiques, il n’y a pas de consensus sur les facteurs qui encouragent le crime. C’est un domaine notoirement compliqué pour les chercheurs en sciences sociales.

Toujours au sujet de PredPol, vous partagez une inquiétude : l’usage de la force par la police pourrait être plus important contre les personnes vivant les quartiers signalés comme dangereux par PredPol ou d’autres outils du même genre. Existe-il des exemples allant dans ce sens ?

JW : Il serait compliqué pour le public de savoir si un incident impliquant un usage excessif de la force serait d’une manière ou d’une autre relié à une hypervigilance provoquée par la police entrant dans un crime hotspot, un point chaud de délinquance. Un groupe d’activistes, appelé la Coalition pour faire cesser l’espionnage par le LAPD, a contraint la police à arrêter l’utilisation d’outils de police prédictive. Ils ont attaqué la ville pour faire publier des documents indiquants quelles personnes et quartiers étaient ciblés par la police et quelques documents ont commencé à être publiés.

Un article du Los Angeles Times indique : « Les centaines de documents publiés incluent le nom de 679 personnes listées comme délinquants réguliers, ainsi que des cartes de hotspots étiquetés comme zones potentielles de menace. Ces zones incluent des quartiers résidentiels et commerciaux. Sur les personnes listées, Khan a déclaré que 44% étaient noires, 43% étaient latino et 11% étaient blanches. »

Les documents révèlent que 44% des personnes ciblées par un programme pour prévenir de prochains crimes – principalement des noirs et des latino-américains – étaient incorrectement étiquetés comme « délinquants réguliers » par des policiers qui les ont ajouté dans la base de données, exposant ces personnes à un contrôle et une surveillance soutenus.

Outre ces ajouts manuels, dans PredPol, même si les données ethniques ne sont pas prises en compte, il existe plusieurs paramètres qui permettent d’inférer l’origine ethnique, et de cibler les populations racisées. Une question importante est celle du des données, collectées par la police et utilisées par la police. Nous savons que dans l’intelligence artificielle, les algorithmes sont tout aussi important que les données utilisées. Cela peut-il être amélioré ou doit-il être simplement arrêté ?

JW : Cette question rappelle aussi un scandale récent au département de police de Los Angeles (LAPD) : au moins vingt officiers de police ont frauduleusement entré des personnes noires et latino-américaines dans une base de données de membres de gang sans raison, entraînant la surveillance et le contrôle policier de ces personnes.

Bien sûr qu’il est possible de faire de meilleurs algorithmes et de collecter des données plus précises mais cette question masque une question plus importante : existe-il des solutions politiques à ce que nous avons appris à conceptualiser technologiquement ?

Qu’est-ce qui se perd lorsque nous conceptualisons les problèmes sous un seul aspect technique qui devrait être réparé par les entreprises technologiques (peut-être l’ensemble économique le plus puissant sur la planète aujourd’hui) ? Comment le pouvoir, en tant que tel, est-il transformé par des solutions imposées d’en haut, plutôt que de venant du bas ?

Vous associez la réussite de PredPol à la réduction de l’incertitude, vu comme dangereuse. Mais les personnes sont désormais arrêtées sur ce qu’elles auraient pu faire plus que pour ce qu’elles ont fait. Pouvez-vous, pour conclure, expliquer le concept de « nécropouvoir algorithmique » ?

JW : Manuel Abreu définit le nécropouvoir algorithmique comme « le calcul de qui peut vivre et qui peut mourir ». Le terme fait référence à un pouvoir conforté par les algorithmes, vu qu’ils exercent un contrôle grandissant sur des décisions qui affectenet nos vies et déterminent qui vit et meurt. Certaines décisions semblent évidentes, comme l’utilisation d’algorithmes pour déterminer combien débourser de ressources pour l’aide humanitaire. Les décisions qui entraînent une forme de mort lente, comme l’exposition à la pollution ou aux produits chimiques, sont moins évidentes, mais sont une forme de nécropouvoir.

Nous sommes constamment triés par des algorithmes. Nous sommes testés, rangés, traqués, suivis, noté en fonction des risques et bloqués, parfois sans le savoir. Chaque dimension de notre vie est devenu un produit brut pour faire des prédictions.

Vous vous montrez plutôt sceptique sur l’outil technologique en tant que solution, que ce soit les caméras-piétons ou la police prédictive. QUelle serait votre recommandation à leur sujet ? Une interdiction, une meilleure supervision ?

JW : Pour certaines technologies, je recommenderais une interdiction. Plus de 600 départements de police ont commencé à utiliser le logiciel de reconnaissance faciale Clearview AI, qui parcourt Internet à la recherche de photos de gens et les conserve perpétuellement dans une base de données, sans égard pour le fait que les sites ou profils d’où viennent ces photos aient été supprimés ou non. De la même manière, la police de Londres a récemment mis en place la reconnaissance faciale en direct sur les images de vidéosurveillance. Selon moi, il devrait y avoir une interdiction immédiate de l’utilisation de logiciels de reconnaissance faciale par la police.

Je dirais la même chose à propos des outils de police prédictive qui ont montré des résultats racialement biaisés. Bien que je sois opposée à la fétichisation de la science des données, et à la manière dont elle est de plus en plus considérée comme la seule forme légitime de production de savoir, peut-être que les données pourraient être utiles pour la redistribution des ressources et l’étude des inégalités. Mais avec le capitalisme et la suprématie blanche, c’est principalement utilisé pour les profits et le contrôle sociale.

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