Les montagnes du Chiapas
Dans nos milieux militants, la région du Chiapas est un nom qui résonne. Nous avons tous.tes en tête l’image du sous-commandant Galeano (anciennement Marcos), avec son passe-montagne, fumant la pipe sur son cheval. Nous avons aussi des idées plus ou moins claires sur le soulèvement zapatiste de 1994 et la lutte indigène menée par l’Ejercito Zapatista de Liberacion Nacional (EZLN) dans les villes et les communautés rurales du Chiapas, la région la plus pauvre du Mexique. L’espoir porté par ce mouvement, notamment avec la candidature d’une femme du Consejo Nacional Indigena, Marichuy, aux élections présidentielles mexicaines 2018, donne de la vigueur aux mouvement sociaux. Mais la vague zapatiste, dans cette région d’Amérique Centrale, ne suffit pas à faire de l’ombre à la guerre anti-insurrectionnelle menée par des groupes paramilitaires, sous l’œil passif de l’Etat, qui se fait complice, de par son inaction et de par sa possible implication dans la distribution d’armes de gros calibre à ces obscures milices.
La création de la brigade
Mi-décembre 2017, à San Cristobal de las Casas, nous entendons parler pour la première fois de ce conflit territorial. Il y aurait environ 5000 déplacé.es, un homme tué par balles, des maisons brûlées et des enfants morts de froid. À l’approche de l’hiver, la situation risque d’empirer. On entend qu’un collectif de la Ciudad de Mexico s’est organisé pour faire une collecte.
Apparemment, dans les camps, ça manque de tout. On décide donc de s’organiser en collectif et créons pour l’occasion la Brigada Internacional por la Paz y el Territorio.
Qui sommes-nous ? Nous sommes des voyageur.euses, venu.e.s de Suisse, de France, d’Argentine et du Mexique, plus ou moins proches des milieux militants et /ou punks. Interpellé.es et touché.es par cette situation d’urgence humanitaire, on se rassemble et on discute. Loin de la prétention de mettre fin au conflit ou de nourrir ces cinq milles bouches en mal de maïs et de haricots, on imagine ensemble la contribution qu’on pourrait apporter.
La vidéo suivante illustre cet article et montre comment nous nous sommes organisé.e.s :
Quels étaient les besoins à ce moment-là ?
Pour en savoir plus, nous nous sommes rapproché.e.s de trois organisations différentes, déjà impliquées dans l’aide aux déplacé.e.s depuis le début du conflit. Non seulement il nous fallait connaître les besoins sur place, mais aussi assurer notre propre sécurité. Ainsi, la coordination s’est faite avec l’Église catholique, dont les prêtres sur place ont été les premiers à faire sortir des informations. Ils sont à l’écoute des familles et font de leur mieux pour gérer l’aide nécessaire. Dans une telle situation, les éventuelles querelles idéologiques entre notre anarchisme et leur religion ont été reléguées au second plan. Ensuite, nous avons pris contact avec le Centre de Droits Humains Fray Bartholomé de las Casas (FrayBa). Cette organisation opère un suivi constant de la situation des droits humains à Chalchihuitán. Enfin, nous nous sommes entretenu.e.s avec la Colectiva Cereza, collectif féministe de soutien aux prisonnières politiques, ayant déjà effectué plusieurs visites sur place.
Comment se financer ?
On réfléchit à divers moyens de collecter de l’argent. On en a besoin pour acheter de la nourriture, et payer l’essence du transport. Le 31 décembre au soir, des camarades organisent un concert punk dans le centre-ville de San Cristobal. On leur demande si on peut profiter de l’événement pour produire et vendre un truc qu’on aime, qu’on sait faire, et qui unit les peuples du monde au-delà des frontières : des pizzas. Évidemment, pas de souci. On peut même faire les entrées, à prix libre. Eux, ils encaissent le bar.
On se charge donc de faire la promotion de l’événement. On dessine un joli flyer, et comme on aime les défis, on le fait en gravure sur bois, aussi appelé xilographie. Chacun.e met la main à la pâte pour graver cette planche à coups de gouge mal aiguisée. Puis, à coups de rouleau, d’encre et de papier, on entame la production. On apprend, on s’en met plein les doigts, on dort peu et comme ça, on apprend à se connaître. Aussi, on fait des patchs sérigraphiés. On partage des techniques jusqu’à tard et la journée, on vend tout ça.
Fin décembre, il y a le festival ConCiencias, colloque de quatre jours de sciences alternatives organisé par les Zapatistes, au CIDECI à San Cristobal. On étale donc nos œuvres d’art pour les vendre, à prix libre en soutien à notre projet. Et ça marche. On imprime en direct devant le regard curieux des passant.e.s et on sensibilise à la problématique. Ça marche bien et ça nous remplit d’énergie et de motivation.
Arrive le 31 décembre. On descend notre four à pain DIY de la montagne où nous vivons, on achète quelques jolies bûches à un pick-up d’indigènes qui passait par là, et c’est parti. Des camarades pizzaiolos italiens nous donnent un bon coup de main et de précieux conseils pour préparer la pâte, puis s’en vont faire la fête dans un Caracol (unité d’organisation politique et économique zapatiste, regroupant plusieurs municipios autonomes), ouvert pour l’occasion afin de fêter le soulèvement du 1er Janvier 1994.
Nous, cette nuit, on s’affaire au four. On est dans la rue. Les voisin.e.s aussi. Illes font des feux, montent des barricades en palettes et font griller leurs pétards et fusées. Joli spectacle. Au fond, dans le centre social anarcho-punk Xanobil où a lieu notre fête, la distorsion s’active et le punk fait son office. Du bruit, du pogo, de la bière, on est bien. Pendant ce temps, on roule la pâte, on balance la sauce, et on étale nos petits légumes avec une habilité sans faille. On distribue ainsi nos pizzas à tour de bras durant toute la soirée. C’est une affaire qui marche.
Le premier janvier, c’est gueule de bois collective, ou cruda comme on dit ici. Mais pas question de se laisser aller. Il nous reste deux jours pour tout préparer. On refait des réunions, on fait les courses de maïs et de haricots et on se coordonne avec la Colectiva Cereza. On fait des groupes de travail, notamment en matière d’animation et de communication. Nous voulons faire sortir l’information de la zone. Jusqu’au dernier moment, on ne sait pas si on va avoir des véhicules et on ne sait pas si la route est toujours coupée par les paramilitaires. Mais la chance nous sourit. Le 2 janvier au soir, on se couche tôt. Demain, nous serons douze à partir, et c’est une longue journée qui nous attend.
Le contexte du conflit
En bref, ce qu’on savait avant d’arriver sur place, c’est qu’un conflit de territoire oppose le municipio de Chenalho à celui de Chalchihuitan. Les protagonistes du premier revendiquent depuis plusieurs décennies une partie des terres du second. Le 18 octobre 2018, un groupe armé de Chenalho attaque les paysan.ne.s qui travaillent sur la zone, tuant une personne, et forçant ainsi plus de 5000 personnes à fuir leurs maisons, sans rien pouvoir emporter. Les déplacé.e.s trouvent refuge dans la montagne non-loin, formant ainsi neuf campements de fortune. Il n’y avait alors aucune infrastructure. Les familles y vivent dans la peur permanente d’une attaque. Les températures descendent parfois en dessous de 0 degrés. La nourriture apportée par la protection civile, quand elle arrive jusqu’aux campements, n’est pas adaptée aux habitudes alimentaires locales et provoque des diarrhées en masse. Quatre enfants et deux adultes sont mort.e.s. La zone est désormais occupée par l’armée et la police, qui prétendent gérer la situation et protéger les déplacé.e.s.
On ne sait pas vraiment qui sont les paramilitaires ; ils ont des armes de gros calibre, du même type que celles utilisées lors du massacre d’Acteal en 1997 où 45 personnes ont été exécutées dans une église. Des paysans ? Peut-être, mais qui donne les armes ? Les paysans ont-ils les moyens de se payer de tels engins ? Beaucoup d’interrogations, et peu de réponses claires.
Le 2 janvier, un jour avant notre visite, une partie des familles commence à rejoindre leurs maisons, la peur au ventre ; les militaires et le gouvernement prétendent que les tirs ont cessé et mettent la pression pour démanteler les camps d’infortune.
Une journée à Chalchihuitan
Nos réveils sonnent à 4h50. On prend un café, on met nos habits les plus chauds, puis on descend de la montagne pour aller chercher les collectes du 31 décembre et celles de la Colectiva Cereza au centre-ville de San Cristobal. Finalement, on se retrouve avec trois véhicules (deux caisses et un van). On décolle à 7h30. Notre caravane traverse ainsi les montagnes du Chiapas, appelées les Altos. Le temps est brumeux. Le paysage est agricole. Il y a quelques forêts aussi. Rien ne laisse supposer que sous le calme apparent, les conflits territoriaux sous-jacents depuis quarante ans ont désormais fait place d’honneur à la poésie des armes de guerre.
On arrive au village de Chalchihuitan après environ deux heures de route. On a rendez-vous à la paroisse avec des membres de la communauté. Le village lui-même n’est pas touché par les hostilités, c’est dans la campagne proche que tout se déroule. On est accueilli à coups de café, d’œufs brouillés, de haricots et d’une montagne de tortillas. Rien de tel pour entamer cette aventure. Puis on sort le matériel collecté avec l’aide des locaux. Illes nous regardent un peu comme si on était des semi-extraterrestres. Pas de souci, c’est sans amertume. Aussi, avec nos têtes de blancs, de punks et de hippies tatoué.e.s et percé.e.s, on fait un peu contraste. J’imagine que voir un bus d’indigènes chiapanecos qui parlent tsotsil, débarquant à Plainpalais pour nous apporter du maïs nous ferait aussi un drôle d’effet.
En laissant la collecte à la paroisse de Chalchihuitan, on leur délègue le travail de distribution dans les campements. C’est plus simple pour tout le monde. Pour la suite, on demande à notre guide Fernando si on peut aller visiter les camps. Affirmatif. Nous partons donc avec nos trois véhicules à travers des chemins de terre escarpés. Après environ une demi-heure, nous arrivons au premier campement. Depuis la colline où nous sommes, Fernando nous montre la zone de conflit, les maisons abandonnées et les limites territoriales. Il nous explique que les prochaines cultures de milpa ne pourront pas être récoltées par manque d’entretien. Une crise alimentaire s’annonce.
On prend le temps de jouer avec les enfants, de jouer de la musique, et de faire un atelier de jonglage. Ça nous donne plein de motivation. Et ça nous donne plein de rage. Personne ne devrait vivre dans cet endroit et dans ces conditions.
On pose un tas de questions. La majorité de nos interlocuteur.ices ne parle pas español mais tsotsil. Fernando nous fait la traduction. Nous prenons aussi le temps de descendre dans la zone de conflit afin de visiter les familles qui sont retournées dans leurs maisons.
Illes ont peur, mais il faut s’occuper des animaux et entretenir les plantations. Une partie du bétail a disparu ou est mort de faim. Les réserves de nourriture sont inexistantes et sans aide extérieure, la survie va être difficile.
Heureusement, des organisations envoient des vivres et jusqu’à maintenant, la faim ne semble pas avoir été un problème. L’aide gouvernementale présente une ombre au tableau. Soit elle n’est pas adaptée au régime alimentaire des déplacé.e.s, soit elle n’arrive pas à destination. On soupçonne qu’une partie des stocks disparaît entre l’entrepôt et les camps.
Les familles vivant le plus près de la zone de conflit restent dans les camps. Cela concerne encore près de 1 200 personnes. Celles-ci réclament justice, réparation et le dépôt des armes. Mais rien ne se passe. Le gouvernement nie le fait que les tirs continuent et assure que le calme est rétabli ; les flics et l’armée ne font rien. Nous, on observe que des personnes de Chenalho, le municipio d’où est venu l’agression paramilitaire, sont en train de cultiver les champs dérobés aux victimes. Le constat est amer. En tout, nous avons visité trois des neufs campements. Bouleversé.e.s mais ravi.e.s d’avoir pu aider et se rendre compte de la situation, nous rentrons à San Cristobal pour une réunion avec des membres du FrayBa afin d’y faire notre rapport et de participer à une table de discussion avec d’autres collectifs travaillant sur les droits humains.
L’autonomie, partout
Nous avons beaucoup appris depuis la création de notre collectif jusqu’au jour de la visite sur place. Nous nous connaissions peu, mais nous avons su nous faire confiance pour pouvoir aller de l’avant. Chacun.e, dans la mesure de ses moyens, a apporté sa pierre á l’édifice. Face à une situation de crise, n’importe qui peut s’organiser et se solidariser avec n’importe qui. Et ce n’est pas qu’une affaire de maïs et de couvertures, nous avons aussi pu dire à ces communautés en détresse que le monde ne les oublie pas. Que si on vient, c’est qu’on tient à elleux et qu’on a envie qu’illes aillent bien.
Nous pensons que si nous voyageons, nous devons le faire avec le sens des responsabilités. Nous ne voulons pas que la notion de vacances touristiques soit séparée de celle d’action humanitaire et de celle d’engagement politique (selon le sens que chacun.e donne à sa présence ici), compartimenter ainsi nos modes de vie entre loisir, charité ou solidarité. Partout où nous sommes, des liens d’entraide peuvent être mis en place de manière simple et autonome, et c’est pour cela que nous avons décidé de partager notre expérience au Chiapas. Nous aimerions que des milliers de brigades autonomes se mettent en place de tous les côtés dès qu’un conflit fait surface, desde abajo, y a la izquierda. Pour la Paix, tout le temps, pour le Territoire, partout, nous serons présent.e.s.
La Brigada Internacional por la Paz y el Territorio
Liens utiles :
Centre de droits humains de Fray Bartholomé de Las Casas (ESP) : https://frayba.org.mx
Groupe de soutien francais a la lutte zapatiste (FR) : https://espoirchiapas.blogspot.mx/
Site de communication de l’EZLN (ESP) : https://enlacezapatista.ezln.org
Centre de formation a San Cristobal (ESP) : http://seminarioscideci.org/
Colectivo Auntónomo mobile de Autoconstrucíon y de Comunicación (ESP/FR) : https://colectivocamac.noblogs.org