Féminismes - Luttes Queer

Quand le stigmate de putain mène au harcèlement et empêche de vivre

Au lendemain de la journée de lutte contre les violences faites aux travailleureuses du sexe nous apprenons le décès d’une de nos soeurs, Thelma Hell pour la plume, Zelda Weinen pour la musique. Si c’est elle qui aura fini par prendre sa propre vie elle dénonce dans le texte qui suit le harcèlement qu’elle a vécu en tant que travailleuse du sexe et militante de la cause à visage découvert. Son texte est paru sur le blog “Ma lumière rouge” qu’elle tenait avec Thierry Schaffauser avec qui elle militait au STRASS (syndicat du travail sexuel).

La criminalisation tue, le stigma tue, la pathologisation du travail du sexe tue

Rest In Power Thelma, le combat continue.

France |

Quand le stigmate de putain mène au harcèlement et empêche de vivre.

Au départ il y a le luxe et la misère. La misère, dans une de ses formes les plus élitistes, c’est d’être diplômée de plusieurs grandes écoles sans avoir aucune place sur le marché de l’emploi. Le luxe, c’est celui du choix. De pouvoir choisir, en gros, entre les cuisines d’un MacDo, la caisse d’un grand magasin, le deal ou le tapin. Après les avoir tous testé une fois mon choix a été vite fait. Le tapin me permettait d’être auto-entrepreneur, de choisir mes horaires, mes tarifs, mes conditions et, parce qu’il se construit historiquement autour de luttes ouvrières et féministes, de m’y retrouver politiquement. J’ai commencé seule et isolée. C’est là que l’on est le plus vulnérable sur le marché du sexe. Je n’en connaissais aucun code, aucune règle, aucune notion, pas-même celle d’outing, et je me retrouvais face à des propositions obscures où l’on attendait de moi que je prenne des risques inconsidérés. Heureusement, j’ai vite compris la stratégie du faux client. Il te demande, par exemple, de réserver une chambre d’hôtel et de l’attendre avec une bouteille de champagne. Cela implique donc de révéler son identité et d’avancer des frais, c’est un faux plan. Certains proposent trente mille euros pour une croisière d’une semaine dans un yacht. Évidemment, personne ne sait ce qu’il adviendra de toi une fois le bateau en mer. C’est aussi un faux plan. D’autres proposent un bel appartement en centre-ville contre quelques passes. Encore un faux plan. Accepter serait montrer une vulnérabilité béante autant que son manque d’expérience, et c’est exactement ce que recherchent les personnes mal intentionnées qui se cachent derrière ces propositions. L’un d’eux m’a écrit un jour que je ne l’intéressait pas car j’étais « trop intelligente et trop saine ». En tant que jeune femme isolée, maitriser parfaitement la langue française, avoir un toit sur la tête et un équipement solide entre les deux oreilles a été une chance qui m’a permis de me mettre à l’abri du danger. J’ai appris plus tard que la législation prohibitive qui encadre le travail du sexe en France se fait toujours sur le dos des populations les plus vulnérables, mais qu’elle ne permet pas de sécuriser d’avantage qui que ce soit.

Revenons aux notions, je parlais de celle d’outing. Être out dans le travail du sexe c’est être reconnu comme tel sans avoir à le cacher à qui que ce soit. C’est faire le choix de ne pas rester anonyme, de l’assumer pleinement et de le considérer avant tout comme un choix politique. Les slogans sont plutôt clairs : « sex work is work », « pute autogérée », « my body my choice », « putain de féministe »… Être out c’est pouvoir dire que l’on est travailleuse du sexe sans qu’un raz-de-marée de railleries et de jugements s’abattent sur nous. Tout le monde n’a pas cette chance. Certain.e.s d’entre nous ont des enfants, une vie de famille et une vie privée à protéger de la violence des autres. Pour ma part, je me considérais comme un électron libre et ne pensais pas avoir à cacher à qui que ce soit mon statut de travailleuse du sexe. Je me suis vite encartée au STRASS, j’ai fait mes premières manifs, mes premières prises de parole dans les médias, j’ai participé à des projets où l’empowerment pute était le mot d’ordre. Je voulais assumer publiquement d’être une femme, pute, artiste et activiste. Je n’ai rien inventé. D’autres l’ont été avant moi et ont marqué l’histoire. Je suis fière de cette généalogie et je l’ai toujours mise en avant.

Ma vie a changé le jour où j’ai pris un micro et que j’ai commencé à faire de la musique. Au début plutôt du chant, mais qui a vite basculé en rap. Je suis donc arrivée dans le rap comme je suis arrivée dans le tapin : seule, isolée, sans expérience, avec aucune notion des codes du milieu. Des oreilles altruistes me conseillaient de partager mon travail avec un tel ou d’aller à la rencontre d’une telle, mais le discours pro-pute de mes textes ne passait pas. J’ai aussi fait des erreurs en tant que jeune rappeuse, exactement comme lorsque j’étais une jeune travailleuse du sexe isolée de tout conseil et de toute bienveillance. Pourtant ce que j’ai trouvé dans le rap game n’a rien à voir avec mon expérience du tapin. Puisque j’étais out, la voie était laissée libre au harcèlement et à toute la chiennnerie humaine. Une pute qui rap ne se fait pas accepter par ses textes ou par son talent, elle reste une pute. Un statut a priori incompatible avec celui de rappeuse.

J’aimerais pouvoir écrire quelque chose à la hauteur de l’horreur que j’ai vécue. Être complètement enveloppée par les mots comme par un jour de mistral, les laisser glisser hors de ma pensée, de toute forme d’affect, de toute difficulté. Retranscrire la cruauté dans ce qu’elle a de plus cru, de plus brutal et de plus abject. Mais je renonce d’emblée. La terreur, l’angoisse, l’agonie me semblent au-delà des mots et de toute pensée cohérente et limpide.

Le cyber-harcèlement prend la forme d’une toile immense, une arborescence d’inconnus ou de connus rassemblés dans le seul but de nuire à un tiers. Il est pernicieux en ce qu’il s’engouffre partout, il prend tous les chemins possibles, aussi sinueux soient-ils, pour pervertir et annihiler à la fois l’amour, la famille, les amis, les proches, le travail, le corps, l’intimité, la sexualité et toute forme de désir. Le harcèlement installé détruit tout. De la pensée logique à l’ordre du discours, des capacités emphatiques et affectives jusqu’à l’estime et l’image de soi.

L’image en tant que telle est la première arme du cyber-harcèlement, tout comme elle est sa première défaite. Ici j’ai trouvé la putain, l’indigne violable de tous ; là-bas la malpropre, l’artiste négligée ; là-bas encore la petite fille fragile, chagrine et paumée ou l’inverse, la femme forte, indestructible. En ce sens, le cyber-harcèlement est d’abord une injonction à être réduit ce que l’on n’est pas ou à n’être réduit qu’à ce que l’on est partiellement. Rien, dans le cyber-harcèlement, n’est l’écho d’une réalité empirique, incarnée et sensible. Tout n’est qu’objectifications et présupposés, palimpsestes d’images, de stéréotypes et de clichés.

C’est noyé par la foule de ceux qui pointent du doigt sans jamais se regarder eux-mêmes (surtout pas, cela rendrait potentiellement caduc le statut d’agresseur) que l’on parvient à oublier qui l’on est vraiment. Sous les projecteurs d’une masse hargneuse et narquoise, on peut sentir disparaitre, se liquéfier, se dissoudre tout ce qui fait force de résilience et beauté singulière. Bien plus complexe que les injonctions insipides et les schémas sociaux, la réalité d’une personne harcelée échappe à la majorité. La toile d’araignée immense du cyber-harcèlement est d’une matière poreuse qui s’enveloppe autour de soi, qui paralyse et momifie le corps, serre la gorge, recouvre le visage, rentre dans la bouche, entoure chaque organe et étouffe. Se débattre est sans effet. Tout mouvement, toute tentative d’extraction ne fait qu’épaissir la toile gluante et filandreuse qui enserre.

Pendant plus d’un an, ceux et celles qui pensaient bien faire m’enjoignaient d’éteindre mon écran, de me couper des réseaux, de disparaitre numériquement. D’autres conseillaient des neuroleptiques, une hospitalisation, une retraite quelconque. Comme pour me soigner d’être. Être pute donc nuisible et abimée ; être artiste donc instable, précaire et bonne à rien ; être femme donc folle et coupable. Après tout, je l’avais bien cherché. Moi la catin rassembleuse, l’hypersensible affligée par un monde malade, moi l’insoumise, l’incapable des rapports de pouvoir et de domination, je suis la marge. Et cette marge, comme toutes les autres, comme nos cousins les SDF, les fous, les toxicomanes, doit être soignée afin d’être réinsérée dans la société. Merci papa, merci Macron.

Me voilà donc. Harcelée et, dans le même temps, acculée par le mirage de la réinsertion sociale. La psychiatrie traditionnelle échoue dès qu’elle propose un traitement et médicamente la victime. Les résultats sont à deux doigts d’être catastrophiques. Sous neuroleptiques et / ou sous anxiolytiques on s’en fout un peu plus. Les langues de vipères qui me lèchent la chatte à longueur de temps semblent un peu moins rêches, un peu plus à distance, un peu plus loin du réel. Mais le sont-elles vraiment ? Pendant que les médicaments endorment ma rage, les langues continuent à se délier et à exercer autour de moi leur danse folle, en bavant comme des garces. On recommence l’éternelle injonction à être : être pute, être artiste, être femme, être malade. Enfin. Voilà un truc sexy.

Une fois que l’excitation du harceleur est fixée sur sa proie, il semble que rien ne puisse l’en détacher. Manger, dormir, chier, baiser deviennent des prétextes à détruire toute forme de vie. Fascination, dégout, fantasme et haine se mélangent et s’exprime aléatoirement avec plus ou moins de véhémence. En sortir n’est pas possible, on peut tout au plus l’ignorer. La quête de vérité est elle aussi sans effet. Il faut accepter de ne pas comprendre, de ne jamais pouvoir obtenir d’explication rationnelle.

La capacité des personnes mal intentionnées à ne jamais privilégier le dialogue sain est telle que toute tentative dans ce sens alimente le bourbier d’une haine mal dirigée. Il n’est pas question d’accepter l’autre. Parler de paix n’est pas dans les compétences requises par une femme harcelée, encore moins d’une pute harcelée. On attend d’elle qu’elle ferme sa gueule et qu’elle subisse. Toute autre parole alimente les stratégies de harcèlement. Persécutions, intimidations, railleries, vol et réappropriation n’ont que deux finalités sacrées : jouir et faire taire.

Thelma Hell

P.S.

Pour découvrir sa musique : https://soundcloud.com/zeldaweinen

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