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Qui combat l’État Islamique ? Sinjar (Reportage au Kurdistan #2)

Deuxième partie d’un repor­tage au Kurdistan réa­lisé par des cama­ra­des ita­liens. Il y est ques­tion de la bataille de Sinjar et de ses enjeux à tra­vers le témoi­gnage de plusieurs ex-habi­tants de la ville.

La premiere partie se trouve ici : Qui combat l’EI ? Sinjar, Reportage au Kurdistan, première partie.

Nous continuons notre reportage dans les camps du Kurdistan où vivent les réfugiés yézidis qui ont fui le massacre perpétré par l’État islamique en août 2014. Les témoignages de ces événements terribles nous ont fait connaître sa dynamique et son contexte politique, ce qui nous ramène au problème de la désinformation à ce sujet et sur les intérêts de ceux qui en sont la cause. La personne que nous avons interrogée nous a parlé de l’attaque de l’EI et de l’invasion de la ville, de la retraite « pacifique » des Peshmergas sous les ordres du président du gouvernement régional autonome du Kurdistan irakien – Massoud Barzani (allié des USA et de la Turquie dans la région), de la conviction de notre témoin que Singal avait été « vendue » par Barzani à l’EI à travers un accord secret, et du soutien qu’a reçu la population yézidie de la part des forces armées du PKK, le HPG, et du mouvement kurde au Rojava, le YPG. Voilà la suite de cet entretien, auquel s’ajoutent de nouveau témoignages, recueillis dans le même camp de réfugiés ou dans d’autres.

Des nouvelles reconstructions de ce qui s’est passé, et se passe encore, à Sinjar suivront dans les prochains jours.

Avertissement. Les lieux de l’entretien et les noms des témoins sont maintenus anonymes pour des raisons de sécurité. Aucune des photographies publiées sur cette page ne montrent des lieux visités ou des personnes interrogées.

Quels étaient les effectifs du PKK et des YPG et quel était leur équipement ?

Il y avait entre 100 et 200 soldats partagés entre le PKK et les YPG et aussi une dizaine de véhicules conduits par des femmes. Les soldats étaient principalement équipés de kalachnikovs. Sur les voitures, ils avaient monté des fusils mitrailleurs. Mais, ils n’avaient pas d’armes lourdes.

Au moment où vous avez vu de vos propres yeux l’attaque que Sinjar a subi de la part de l’EI, quels étaient les forces de cette organisation ? Quel type d’armement, combien de troupes, etc ?

Ils étaient très bien équipés, du point de vue militaire. Ils avaient un armement important qu’ils devaient avoir récupérés lors de leur récente conquête de Mossoul. Ce qu’il faut souligner avant tout, c’est que les villages arabes qui entourent Sinjar les ont aidés. Une personne par famille a rejoint les convois de l’EI et leur a montré la route pour atteindre notre ville. Même les kurdes musulmans de Sinjar ne nous ont pas aidés. Au contraire, certains d’entre eux ont soutenu l’EI contre nous. Le soutien logistique principal à l’EI, en particulier le travail de guide, est venu des villages arabes environnants.

À quel occasion, précisément, as-tu pu voir directement les forces de l’EI ?

Quand les Peshmergas nous ont barrés la route pour la montagne, pendant notre première tentative de fuite. Nous avons été contraints à revenir vers des zones d’habitation, dans mon cas en direction de mon village. Et là, depuis les hauteurs à une distance de 2 kilomètres, j’ai pu voir les troupes de l’EI et les dynamiques de l’attaque.

Quel a été ton parcours en tant que réfugié par la suite ? Quel a été ta route, quels villages as-tu traversé ?

D’abord, le PKK et les YPG nous ont accompagnés jusque dans le Rojava ; et depuis là, de nouveau au Kurdistan irakien, à Zakho. Une fois à Zakho, nous nous sommes approchés de gens qui offraient en passage en Turquie contre de l’argent. C’était des gens de la « mafia », on peut dire. Dès que le PKK l’a su, il a éloigné ces gens de nous et a empêché tout contact ultérieur. Ils nous ont alors proposé de passer la frontière avec eux, ce qui présupposait, en premier lieu, de les suivre dans les monts Qandil, toujours au Kurdistan irakien. Nous sommes ainsi arrivés, dans cette région montagneuse, dans un petit village qui s’appelle Roboski.

Le PKK a alors organisé notre arrivée au Kurdistan turc directement depuis l’Irak. Il a fait en sorte d’être prêt à nous accueillir à Batman, à Diyarbakir. Ils nous ont emmené en voiture de Roboski à Batman ou Diyarbakir, où nous avons trouvé des camps provisoires de réfugiés prêts à nous accueillir.

Combien de personnes étaient avec toi durant la tentative de fuite empêchée par les Peshmerga ? Combien de personnes vivaient dans ton village ?

Je crois qu’il y avait environ 8500 familles qui vivaient, plus ou moins, dans mon village qui, vous le voyez, était en fait un faubourg, une petite ville. Toute la population du village, quand elle a vu l’arrivée de l’EI dans les rues, a tenté de s’échapper et s’est mise en mouvement vers les montagnes, en voiture si possible, à pied sinon. Pas tout le monde n’a pu le faire parce que certains habitaient sur la route même par laquelle l’EI a fait son entrée. Ils ont donc été pris au piège. Je connais personnellement au moins dix personnes qui ont été tuées lors de cette attaque. Je sais qu’environ 150 personnes de mon village ont été faites prisonnières par l’EI à cette occasion. Je sais aussi que mon village ne se trouve pas dans la partie de Sinjar qui a le plus souffert. Dans d’autres zones et quartiers, ou faubourgs, cela s’est passé de manière bien pire.

Autres témoignages directs

Il existe des chercheurs indépendants et des associations d’avocats qui, de concert avec le mouvement kurde (par ex. en collaboration avec les municipalités kurdes de Bakur, au Kurdistan du sud, qui ont récemment déclaré leur auto-gouvernement vis à vis de la Turquie), sont en train de faire des recherches depuis plus d’une année pour faire la lumière sur les évènements de Sinjar. Nous avons eu accès à plusieurs des témoignages qu’ils ont récoltés, que nous ne pouvons pas rapporter sous la forme d’entretien. Nous en présentons d’abord quelques faits qu’ils nous ont appris, avant de reproduire un autre témoignage complet.

Au moment de l’entrée des véhicules des hommes de l’EI dans le centre habité de Sinjar, dès qu’il a été clair que les Peshmergas abandonnaient la ville et la cédaient de fait à l’envahisseur, la population a tenté de fuir désespérément, si possible en voiture. Le long de la route principale, qui conduit du centre à la périphérie en direction des montagnes, un bouchon s’est créé qui a empêché la fuite des voitures. Ce bouchon était causé, selon un témoignage, en grande partie par les véhicules des Peshmergas qui, s’étant déplacés en premier vers les sorties de la ville, bloquaient derrière eux les voitures des civils, suivis de près par celles de l’EI. De ces dernières sortaient des hommes armés qui abattaient quiconque leur adressait la parole, tentait d’abandonner sa voiture ou faisait des manoeuvres pour fuir. Les autres étaient fait prisonniers.

Les preuves de ce massacre proviennent de ceux qui sont parvenus à se sortir de cette situation tendue en abandonnant la route pour prendre à travers les champs qui bordent les routes dans la banlieue de la ville, pour s’éloigner des véhicules de l’EI, grâce à une rapidité d’action ou à des véhicules adaptés (4x4, SUV, etc.). Il s’agissait dans ce cas, donc, d’un bouchon involontaire de la part des Peshmergas en fuite, qui n’ont rien fait, selon un autre témoignage direct que nous avons recueilli, pour aider ou défendre les civils terrorisés ou abattus les uns après les autres.

L’EI a aussi attaqué les villages sur les pentes de la montagne, ou les réfugiés s’étaient abrités dans les heures qui ont suivi l’attaque. À Sardest, un de ces villages, des militants des YPG ont repoussé l’attaque de l’EI en bloquant la route et en échangeant des balles avec des miliciens de l’EI. En conséquence, le village est resté isolé pendant sept jours. Durant cette période, les réfugiés n’ont pas pu se nourrir, jusqu’à un lâcher de nourriture de la part des USA. Dans le village de montagne de Serpedin, selon un témoignage auquel nous avons eu accès, plus de cent réfugiés de Sinjar ont été défendus d’une attaque de l’EI par trois militants des YPG-YPJ, deux femmes et un homme qui ont échangé des tirs avec les miliciens pendant trente minutes, jusqu’à ce qu’un avion irakien bombarde les hommes de l’EI et les mette en fuite.

L’itinéraire suivi par de nombreux réfugiés escortés par le PKK-HPG et les YPG-YPJ coïncide. Ils ont d’abord été mis en sécurité au Rojava, puis ils sont repartis du Rojava pour l’Irak, sur les monts Quandil (à la frontière avec l’Iran, où le PKK a ses principaux camps), en particulier dans le village de Roboski comme campement temporaire. Ensuite, les réfugiés ont été conduits à travers la frontière turque, jusqu’à la ville kurde de Bakur où, par des contacts précédents, étaient déjà installés des camps pour les accueillir. Selon les témoignages, durant ces longs et difficiles déplacements, effectués en grande partie à pied, beaucoup de gens, surtout malades et âgées, ont perdu la vie. Des témoignages parlent de vieilles dames qui, sûres de ne pas parvenir à faire le chemin entre les monts Sinjar et le Rojava, se sont suicidées en se jetant de la montagne le long du trajet.

Plusieurs réfugiés yézidis ont raconté que des parents se sont joints au PKK ou aux YPG, dans les montagnes d’Irak ou du Rojava. Un témoin affirme même qu’il retournera à Sinjar uniquement si la ville passe aux mains des YPG.

Un autre protagoniste des évènement raconte :

Qu’est-ce qui s’est passé en août 2014 ?

Un mois avant qu’elles [les troupes de l’EI, Ndlr.] n’arrivent chez nous, elles étaient à Mossoul, à 120 km de Sinjar. Nous savions qu’elles viendraient jusqu’à Sinjar : à cause de la question religieuse. Nous le savions déjà à cause de leur nom : état islamique. Quand ils sont arrivés à Baaj, une ville au sud de Sinjar, nous sommes allés chez les Peshmergas et le gouvernement irakien en disant : « Nous savons qu’ils arrivent et nous n’avons pas d’armes, comment fera-t-on lorsqu’ils nous attaqueront ? » Ils nous ont répondu : « Nous sommes là, ne vous inquiétez pas, à quoi vous serviraient des armes ? » Un peu après minuit, un soir, ils sont arrivés et le gouvernement s’est échappé avant nous. Après vous savez ce qui s’est passé : ils ont tué, ils ont violé, ils ont achevé.

Moi, j’ai seulement réussi à m’échapper à ce moment-là parce que, quinze jours avant, nous avions déjà essayé d’aller dans les montagnes mais qu’il y avait des check-points peshmergas qui ne nous avaient pas permis de nous éloigner. Nous avions du revenir en arrière. C’est seulement quand l’EI est arrivé et qu’ils ont commencé à tuer les femmes et les enfants que nous avons réussi à nous échapper parce que le gouvernement [l’autorité autonome du Kurdistan irakien, Ndlr.] n’était plus là. Je suis originaire de Tir Ezir, un village au sud de Sinjar qui est près des montagnes. Mais, par exemple à Kojo, ils ont tué tout le monde, tout le village, parce qu’ils étaient trop éloignés des montagnes et ils n’ont pas pu fuir à pied. Ils ont tué tous les hommes et ils ont fait prisonniers toutes les femmes et les enfants, qui y sont encore. Certains ont réussi à s’enfuir, mais des milliers d’entre-eux sont encore prisonniers.

Comment avez vous réussi à fuir dans la montagne ?

Après une semaine dans la montgane, le PKK et les YPG sont arrivés et ils nous ont ouvert une route vers la frontière syrienne. Nous n’avions pas de nourriture, nous n’avions reçu aucune aide de l’Irak ou de l’Europe. Des centaines de gens sont morts pour cette raison aussi, j’en ai vu tant. Nous avions réussi à garder quelques armes et nous les avons distribuées à raison d’une par famille. Quand le PKK est arrivé et qu’il nous a ouvert la route, nous leur avons donné nos armes et certains d’entre nous sont restés avec eux pour combattre sur la montagne. Au début, près de trois mille Yézidis, en tout, sont restés, aujourd’hui il y a plus de 5000 Yézidis armés dans les monts Sinjar avec le PKK.

Combien étaient les gens du PKK et des YPG quand ils sont arrivés ?

Je ne saurais dire, une centaine, je crois. Ou peut-être 50 quand ils sont arrivés.

Nous avons recueilli des témoignages selon lesquels les premiers qui sont arrivées étaient deux ou trois, en tout cas moins d’une dizaine, qui étaient venus en ville pour vous alerter de l’arrivée de l’EI.

Ceux dont tu parles sont arrivés avant l’attaque, seulement trois ou quatre, pour dire qu’ils étaient disponibles pour se battre contre Daesh. Je crois que les Peshmergas les ont finalement arrêtés, ces premiers militants du PKK venus au début.

Les Peshmergas se sont battus contre l’EI ?

Je peux le dire avec certitude, ils n’ont jamais combattus.

Tu es de ceux qui pensent qu’ils ont « vendu » Sinjar ?

Je ne saurais dire s’ils l’ont vendue, je sais seulement qu’ils se sont échappés. Mais quand nous sommes arrivés dans les montagnes, c’est le PKK qui nous a sauvé. Si tu demandes à n’importe qui dans les camps, ils te diront la même chose : personne d’Europe, personne du gouvernement irakien ou des Peshmergas ne nous a aidé, seulement le PKK. Ils sont arrivés dans les monts Sinjar et ils nous ont ouvert la voir.

C’était seulement des hommes, ou aussi des femmes ?

Hommes et femmes.

Où êtes-vous allés, une fois en sécurité ?

Nous sommes arrivés à la frontière syrienne, puis au Rojava. Certains d’entre nous sont restés au Rojava, d’autres sont retournés au Kurdistan irakien, d’autres sont arrivés ici en Turquie.

Tu as pu voir la vie sociale au Rojava ?

Non, pas vraiment. Je peux seulement dire que nous avons été bien accueillis. LE PKK nous a sauvé et ça, crois moi, nous ne l’oublierons jamais. Moi, par contre, je ne suis membre d’aucun parti, ni en Irak, ni ici, c’est un truc qui ne me plait pas. C’est pour ça que je veux aller en Europe.

Quel est la situations, pour autant que tu le saches, des Yézidis qui sont retournés au Kurdistan irakien ?

Tu sais, la situation est difficile. Nous n’oublierons jamais ce génocide. Personne ne l’effacer de sa mémoire chez ceux qui viennent de Sinjar. C’est difficile, parce que même si Sinjar est libérée, il sera compliqué d’y retourner. Je ne veux pas aller en Europe, mais comment ferais-je pour rentrer à la maison ? À Mossoul, pas loin de notre ville, il y a tout ceux de l’EI. Ils nous ont tués. Comment pourrais-je rentrer à Sinjar ? Tout autour de nous, il y a le Kurdistan irakien : eux ils ont fui. Comment je fais pour vivre au milieu d’eux ? Ce ne sont pas les nôtres, ce n’est pas le gouvernement de Sinjar.

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