Notre-dame-des-Landes, mardi 20 juin, il est 6h du matin. L’heure des mauvaises nouvelles en uniformes, des colonnes de fourgons blindés et des destructions. L’instant où se sont froissées de trop nombreuses fois les aubes de la ZAD ces quinze dernières années, sans pour autant nous décourager de nous y ancrer.
La nuit a déjà été brève. Je dois prendre un train tôt en direction de Paris et y retrouver mes camarades pour faire front face à la dissolution, annoncée pour le lendemain, des Soulèvements de la Terre. Ma compagne est réveillée par une série de cris, nous entrouvrons précipitamment la porte de la caravane pour vérifier. Des policiers cagoulés courent en braquant des armes partout dans le jardin. Ils hurlent « cible » en nous apercevant avant de nous mettre à terre à moitié nus et menottés dans l’herbe. Le seul homme dont on voit le visage, et qui semble diriger les opérations, m’annonce que je pars pour 96h en gare-a-vue pour « association de malfaiteurs et dégradation aggravée en bande organisée d’une usine Lafarge à Marseille ».
Trois hommes lourdement équipés m’entraînent menottés dans la caravane pour procéder à sa perquisition. Ils trouvent sous leurs yeux des téléphones et un ordinateur qui mobilisent tout leur intérêt et sont immédiatement mis sous scellés. Ils fouillent rapidement quelques placards, sans s’attarder plus que ça sur les piles de livres et la foule d’objets. Lorsque l’un d’eux ouvre un lanterneau au plafond, celui-ci révèle un nid de guêpes qui plongent dans son uniforme. Nous sortons rapidement de l’habitacle après cette confrontation subite aux alliances interspécifiques qu’affectionnent les habitant.es du bocage.
S’ensuit une perquisition tout aussi sommaire de notre maison commune. Un autre téléphone est trouvé dans le bureau et embarqué. Des fragments de nos vies punaisés aux murs sont pris en photo. Les nouveaux scellés ne sont même pas finis que certains policiers s’agitent pour faire repartir la troupe. L’officier qui m’interrogera par la suite ne cessera de se plaindre que les « bourrins cagoulés » de la BRI aient poussé à « bâcler » la perquisition de peur que des « ZADistes » hostiles ne débarquent à n’importe quel moment de par les champs et fassent dérailler l’opération. Comme quoi, mieux vaut parfois maintenir une petite réputation de ne pas toujours accueillir les bras ouverts certains types de visite.
On m’emmène dans une voiture entre 3 policiers qui me bandent les yeux. Une fois la ceinture attachée avec les menottes les mains dans le dos, ils m’appliquent, en bonus, un masque chirurgical sur le visage. Je refuse sachant qu’il s’agit pour eux de prendre mon ADN « par ruse » [3]] et tente un geste de la tête pour les en empêcher. Ils m’en couvrent de force en arguant que « c’est la procédure ». Il est 6h 30. Un mince fil résiduel de bocage défile sous mes yeux et je me demande bien pour combien de temps ce kidnapping m’en éloigne, et qui d’autres, ami .es ou inconnu.es, ont été pris au saut du lit ce matin.
J’apprendrai plus tard que certain.es de mes voisin.es ont aussi été réveillées brutalement dans plusieurs autres maisons de la ZAD. Dans l’une d’elles, la Brigade Antigang s’est illustrée en attaquant laborieusement au bélier pneumatique une porte dont l’ouverture aurait simplement nécessité d’en tourner la poignée. Après plusieurs mauvais rebonds sur le bois réfractaire de la forêt de Rohanne, une chute de bélier sur le pied et une entrée de maison défoncée, les cadors se sont rendu compte qu’ils n’avaient pas envahi la bonne maison. Ce qui n’a pas empêché l’un d’entre eux de mettre un coup de poing à son habitante et de la projeter à terre avant de l’enfermer dans une pièce avec son enfant de 4 ans, sous la garde d’un flic armé. Ils trouveront finalement leur proie ailleurs dans le hameau - celle-ci s’apprêtait à emmener son fils de 10 ans à l’école avant une journée de menuiserie - et l’enlèveront à son foyer avec un autre de ses co-habitants.
Après un arrêt sur un parking de centre commercial nantais où se regroupent bruyamment les dizaines d’agents de différents corps d’élite déployés pour l’opération, je comprends vite que je pars en fait pour un voyage prolongé jusqu’en périphérie parisienne. Je conserve les mains menottées derrière le dos, la bouche et les yeux bandés pendant les 5 heures qui suivent. Il faut être bien sûr que je ne puisse ainsi voir quoi que ce soit des 15 dernières minutes du voyage et de mon absorption à l’intérieur du bunker – classé secret défense - de la SDAT et de la DGSI à Levallois-Perret. « Ici si quelqu’un marche sans autorisation, on a le droit de tirer » me feront remarquer fièrement mes accompagnateurs, avant de me faire descendre au 4e sous-sol de l’édifice.
Ce que l’on apprend du silence
Quand on me démasque les yeux, je suis sous un néon dans une cellule immaculée, un univers de métal plein étouffé jusqu’auquel ne parviendront jamais ni la lumière du jour ni son extérieur. Quasi aucun bruit ne filtre non plus des autres personnes dont je découvrirai pourtant au fil du séjour qu’elles sont mes voisines de cellules. La configuration des lieux est sans doute propre à exacerber un sentiment d’impuissance et d’isolement. Tout semble ici tellement éloigné du monde qu’on ne doit pas s’imaginer un instant pouvoir sortir de ce caveau sans collaborer aux desseins de ses interrogateurs. Les 96 heures de garde à vue sont d’ailleurs toutes orientées autour d’un seul objectif : créer les conditions propres à extirper des aveux, en tout cas ce que les enquêteurs pourront considérer comme tel. Je comprendrai rapidement que la méthode pour y parvenir est l’alternance entre des moments d’isolement complet propres à susciter une longue introspection rédemptrice et un feu nourri de questions 1 ou 2 fois par jour. On vous a préalablement bien fait comprendre que si vous étiez ici c’était sérieux, d’ailleurs la qualification des faits pouvait vous valoir 20 ans en prison. Et puisque comme l’affirmera bientôt sans relâche mon interrogateur, la matérialité des preuves réunies dans l’enquête pour prouver ma culpabilité et celle des autres gardé.es à vue est désormais incontestable, la seule option valable sera dorénavant de discuter de la façon de l’admettre. Et de se concentrer après coup sur un « programme de réhabilitation individuelle » qui permette éventuellement à un juge d’envisager de réduire la peine.
Ceci étant, toute l’ironie de cette situation inhospitalière tient à la manière dont certains des rôles attendus peuvent finalement s’y inverser. La première des dignités quand on se retrouve emmené par des hommes cagoulés au 4e sous-sol de Levallois-Perret - mis en cause pour un supposé lien avec l’invasion retentissante d’une des usines les plus toxiques du pays - est en effet sans doute de garder le silence. Surtout quand on a pas accès au dossier d’instruction et qu’il n’y a pas la moindre confiance à avoir dans ce qui va être affirmé par les agents qui vous font face. Et quand on garde le silence, il se trouve que la seule personne qui, 4 jours durant, apporte à l’autre des informations nouvelles est finalement celle qui nous questionne en vain et se voit ainsi interrogée. Voilà que l’on se retrouve alors embarqué à son tour et à son corps défendant dans une sorte d’étrange contre-enquête : sur la Sous-Direction-Anti-Terroriste ses outils, son langage, sa lecture du monde et de ses victimes, ses mutations et ses prétentions du moment.
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