Extrait de l’entretien avec Anne-Cécile Mermet, par Charlotte Ruggeri trouvable intégralement sur revue-urbanité.
Vous expliquez qu’après la crise de 2008 en Islande, le tourisme a été l’un des moteurs de la reprise économique islandaise. Pouvez-vous nous expliquer quelles sont les conséquences de ce développement touristique sans précédent pour le pays et en particulier pour les villes.
Parmi les nombreuses conséquences du boom du tourisme sur Reykjavík, la première, et la plus visible, réside sans doute dans l’explosion du secteur de l’hébergement touristique. La fréquentation touristique de la ville est passée de 500 000 visiteurs en 2008 à plus de deux millions en 2017 et l’offre d’hébergement touristique existant alors était loin d’être calibrée pour pouvoir accueillir un tel flux de visiteur·euses. La ville s’est adaptée à cette nouvelle demande de deux façons. Le développement du marché locatif court-terme permis par l’émergence de plateformes d’intermédiation numérique dans le champ du tourisme, comme Airbnb ou Booking, a tout d’abord permis d’augmenter la capacité en hébergement touristique de façon significative en proposant aux touristes une offre flexible et immédiatement disponible, tout en surfant sur la nouvelle mode du tourisme « authentique » et like a local. En parallèle, pour répondre à cette nouvelle demande, sont apparus des dizaines de projets de construction d’hôtels, principalement dans le centre de la ville, prenant parfois le relai de projets qui avaient été stoppés par la crise : c’est notamment le cas de l’ilot Hljómalind (Mermet, 2015). Pour la mairie de Reykjavík, l’objectif (atteint) était alors de passer de 900 chambres d’hôtels disponibles en 2008 à 5 700 en 2017. Depuis 2012, le centre de Reykjavík s’est ainsi transformé en un gigantesque chantier (à partir d’un travail d’observation réalisé sur place, on peut estimer qu’environ 15 % de la surface du centre est en chantier), la majorité de ces constructions ayant une vocation touristique. La plupart de ces projets sont portés par des grandes entreprises du secteur de l’hébergement touristique, nationales (Íslandshotel, Center Hotels) ou internationales (Hilton, Marriott). On assiste également à la transformation de nombreux appartements ou maisons à usage précédemment résidentiel en guesthouses dans l’ensemble du quartier 101 (l’hypercentre de la ville, voir fig. 1).
Deuxième conséquence, au-delà du strict secteur de l’hébergement touristique, on observe depuis 2010/2011 une vague de création d’entreprises (tour operators, booking centers, start-up proposant des services aux touristes et aux entreprises du secteur touristique) et infrastructures plus ou moins directement liées au boom du tourisme : ouverture de nouveaux musées et attractions touristiques comme la Volcano House, un centre des aurores boréales, un musée maritime, requalification du vieux port en zone récréative (Konior, 2018)…
Une autre conséquence très visible pour le visiteur qui a connu Reykjavik avant le boom du tourisme réside dans le dynamisme relativement nouveau et inédit que connait le centre-ville aujourd’hui. Le centre est aujourd’hui constamment animé d’une foule largement composée de touristes (on n’y entend parler anglais, allemand, chinois, français ou espagnol plus qu’islandais), en semaine comme le week-end, de jour comme tard le soir (alors qu’en 2010, les magasins fermaient à 16h le samedi et étaient fermés tout les dimanches). Tous les mois ouvrent de nouveaux bars et restaurants drainant une foule constante de consommateur·ices.
Enfin, une autre conséquence de ce boom touristique, très visible dans le paysage urbain, réside dans le changement très marqué de la structure commerciale du centre de la ville où les boutiques destinées à une clientèle touristique (magasins de souvenirs – les fameux “puffin shops”, booking centers, boutiques d’objets design scandinaves…) remplacent progressivement des boutiques ciblant une clientèle plus locale. Helga Nína Aas, une photographe locale avait, entre 2013 et 2014 initié un projet photographique appelé « 101 shopkeepers » dont l’objectif était de photographier des commerçant·es implantés de longue date dans le centre de la ville. Quatre années après, 70 % de ces commerçant·es avaient quitté le centre de la ville, et la plupart d’entre elleux ont été remplacé·es par une activité plus ou moins lié au tourisme.
Le lien entre tourisme et gentrification est assez récent dans la littérature scientifique. Pouvez-vous l’expliquer et peut-on considérer le secteur touristique et les touristes comme des acteurs aussi puissants que la population de la gentrification ?
Pour comprendre la pertinence du lien entre gentrification et tourisme, et donc de la notion de gentrification touristique, il faut faire un petit détour par les évolutions qu’a connu la notion de gentrification lors des dernières décennies et qui ont donné une portée plus générique à la notion. Initialement forgée pour décrire une forme de rapport de classe spatialisé spécifique aux espaces (péri)centraux des métropoles anglo-saxonnes au moment du tournant post-fordiste, dont le mécanisme majeur était la réhabilitation du bâti ancien à des fins résidentielles, la notion est aujourd’hui comprise comme une forme de domination économique et sociale spatialisée dont l’un des critères d’identification fondamental est la question du déplacement (displacement) de classes populaires au bénéfice de groupes sociaux d’un niveau économique plus élevé. Les travaux les plus récents sur la gentrification la définissent ainsi comme le changement d’usage de l’espace bâti se traduisant par le déplacement physique ou la dépossession symbolique des usagers préétablis par des groupes sociaux économiquement plus puissants (Shin, Lees et López-Morales, 2016). Cette redéfinition permet d’appliquer cette notion de gentrification à des types de changement urbain qui vont donc au-delà du strict secteur résidentiel : la mise en tourisme d’un quartier peut se traduire par de telles formes de « déplacement » des populations en place.
C’est dans ce contexte que la notion de gentrification touristique a été proposée en 2005 par Kevin Gotham, un géographe américain qui la définit comme « un outil heuristique permettant d’expliquer la transformation d’un quartier de classe moyenne en une enclave relativement riche et exclusive caractérisée par la multiplication d’aménités touristiques » (Gotham, 2005). Une façon intéressante de voir l’impact du développement du tourisme sur les processus de gentrification est de voir dans quelle mesure le développement de segments du marché immobilier directement dédiés aux touristes peut produire des formes variées de « déplacement » de populations locales. Martin Philipps a par exemple travaillé sur l’impact des résidences secondaires sur l’accessibilité des logements dans les zones rurales britanniques (Phillips, 2005). D’autres segments du marché immobilier dédiés aux touristes permettent aussi une réflexion intéressante sur la question de la gentrification touristique, comme l’immobilier hôtelier ou encore le marché locatif court-terme, majoritairement dédié aux touristes et qui a connu un boom inédit du fait du développement des plateformes numériques d’intermédiation comme Airbnb.
Un nombre croissant d’études tendent ainsi à montrer qu’Airbnb – comme les autres plateformes numériques de location touristique – se révèle être un puissant moteur de gentrification touristique. En effet, l’offre Airbnb se déploie sur un parc immobilier déjà existant, constitué de logements initialement dédiés aux habitant·es locaux. Ce marché est principalement dédié à la « classe visiteuse » (Eisinger, 2000) dont le pouvoir d’achat est, au moins temporairement, plus élevé que celui des populations résidentes (un touriste est prêt à payer plus cher par nuit qu’un·e habitant·e qui y vit à plein temps). Les propriétaires ont donc dès lors la possibilité de louer leur bien soit sur le marché long ou court terme, générant une nouvelle forme de rent gap. Pour le cas de Reykjavík, j’ai calculé que le marché locatif court-terme, pour les petits logements (qui sont les plus recherchés par les touristes et par les locataires – il est encore plus élevé pour les grands logements) était presque 4 fois plus profitable que le marché long terme (loyer mensuel moyen pour un deux pièces sur le long terme : 1 200 €, sur le marché court terme : 4 000 €) (Mermet, 2017). Cela introduit une nouvelle forme de compétition entre touristes et habitant·es pour l’accès aux logements, pouvant générer différentes formes de déplacement, directes (éviction du locataire pour transformer le logement en location touristique) ou indirecte (impossibilité de trouver un logement abordable dans le centre pour les populations entrant dans le marché du logement). L’enquête que j’ai conduite à Reykjavík montre l’existence de formes originales, courantes et préoccupantes de « déplacements temporaires » (un·e propriétaire demande à son locataire de quitter son logement pendant les mois d’été en lui proposant de revenir en octobre à la fin de la haute saison touristique).
A l’image de Barcelone, San Francisco ou Paris, vous utilisez l’expression d’"airbnb syndrome" pour qualifier le marché du logement à Reykjavik. De quoi s’agit-il et quelles sont les conséquences de ce syndrome ?
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Mais le point central du débat sur ce « syndrome Airbnb » porte sur l’évaluation de l’impact de cette nouvelle offre sur les dynamiques plus larges des marchés locaux du logement. À ce sujet deux points de vue s’opposent. D’un côté, Airbnb essaie de capitaliser sur l’image positive associée à la « sharing economy » en défendant l’idée selon laquelle la plateforme offre aux habitant·es une possibilité de gagner un supplément de revenu et donc de les aider à payer leur loyer ou à rembourser leur emprunt immobilier dans un contexte de crise économique et de politique d’austérité. De l’autre côté, des chercheur·euses d’inspiration critique, et des activistes urbain·es, soulignent qu’Airbnb est une nouvelle force alimentant les logiques de gentrification.
Enfin, le « syndrome Airbnb » pose des problèmes relatifs à « l’uberisation » de l’économie et de la précarisation des formes de travail intrinsèquement liées aux spécificités de cette économie de plateforme. Comme pour Uber, l’écosystème économique qui s’est créé autour d’Airbnb, notamment sous la forme de sociétés de conciergerie, recourt massivement aux services d’auto-entrepreneurs payés à la tâche pour des services comme le ménage des appartements.
Plusieurs villes se mobilisent pour limiter ce syndrôme airbnb, qu’en est-il à Reykjavik ? Ces mesures politiques parviennent-elles à réguler le marché du logement ?
Le développement de ce marché locatif court terme et les défis nouveaux posés par ces plateformes numériques sont en effet un problème majeur pour les métropoles touristiques. En Islande, le gouvernement a tout d’abord voté une loi en avril 2016, mise en application en janvier 2017, mettant en place un système de régulation proche de ce que l’on peut trouver dans la plupart des villes touristiques. Cette nouvelle loi offre la possibilité aux individus de louer tout ou partie de leur logement jusqu’à une limite de 90 nuits par an, sous réserve de s’enregistrer auprès des autorités locales afin d’obtenir un numéro d’enregistrement et de procéder à des vérifications concernant la sécurité des logements. Louer à des touristes plus de 90 nuits par an n’est désormais (théoriquement) possible qu’aux personnes détenant une licence officielle pour opérer comme une guesthouse (ce qui nécessite donc de respecter les obligations sanitaires, sécuritaires, et aussi, de payer des taxes comme une entreprise). Néanmoins cette nouvelle régulation peine à être appliquée, pour des problèmes techniques et de moyens humains. Un an après sa mise en application, on pouvait estimer qu’environ 60 % de l’offre disponible sur Airbnb était illégale (constat qui reste valable aujourd’hui).
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Les métropoles touristiques européennes tentent néanmoins de s’organiser en tant que force de pression. Les représentants des départements tourisme d’Amsterdam, Barcelone, Berlin, San Sébastian, Madrid, Munich, Paris, Reykjavík, Saint-Jacques-de-Compostelle, Stockholm et Vienne se réunissent en effet annuellement pour échanger sur leurs différentes expériences. Amsterdam apparait comme la métropole européenne étant parvenu au degré de négociation le plus avancé avec Airbnb afin que la plateforme communique ses données aux autorités locales, mais les négociations se font au cas par cas et les villes ont finalement assez peu de visibilité sur la stratégie que va adopter Airbnb pour leur cas particulier.
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Entretien réalisé en février 2019, mis à jour en mai 2019
Bibliographie
Eisinger P., 2000, « The Politics of Bread and Circuses Building the City for the Visitor Class », Urban Affairs Review, vol. 35, no 3, 316‑333.
Gotham K. F.,2005, « Tourism Gentrification : The Case of New Orleans’ Vieux Carre (French Quarter) », Urban Studies, vol. 42, no 7, 1099‑1121.
Konior A.,2018, « The Revitalization of the Old Harbor in Reykjavik by a Cultural Economy », Space and Culture, vol. 21, no 4, 424‑438.
Mermet A.-C., 2015, « From wasteland to a Hilton hotel : the trajectory of a block in Reykjavík after the economic crisis (2008-2015) », Via@ Tourism Review, no 8, en ligne.
Mermet A.-C., 2017, « Airbnb and tourism gentrification. Critical insights from the exploratory analysis of the “Airbnb syndrome” in Reykjavik » inMaria Gravari-Barbas et Sandra Guinand (eds.), Tourism and Gentrification in Contemporary Metropolises : International Perspectives, s.l., Taylor & Francis, 52-74.
Phillips M., 2005, « Differential productions of rural gentrification : illustrations from North and South Norfolk », Geoforum, vol. 36, no 4, 477‑494.
Shin H. B., Lees L. et López-Morales E., 2016, « Introduction : Locating gentrification in the Global East », Urban Studies, vol. 53, no 3, 455‑470.
Wachsmuth D. et Weisler A., 2018, « Airbnb and the rent gap : Gentrification through the sharing economy », Environment and Planning A : Economy and Space, vol. 50, 1147‑1170.