Depuis le 25 mars, la bagarre médiatique a pris le relais pour attribuer les responsabilités des corps mutilés par la police à l’un ou l’autre camp. Preuve d’un certain changement dans la tonalité de l’époque, l’idée d’une responsabilité gouvernementale n’est pas totalement inaudible. Une partie de la gauche semble même prête à revendiquer une conflictualité dont elle semblait incapable depuis 50 ans, et probablement aussi à en tirer parti.
Notre comité local fait formellement partie des Soulèvements de la terre (SDT) depuis un an, mais pour des raisons géographiques nous n’avons pas participé à la coordination de collectifs organisateurs de la manifestation de Sainte-Soline. Nous écrivons ce texte pour continuer une discussion interne aux mondes de l’autonomie et de l’écologie radicale sur les raisons de la défaite [1] qui y a eu lieu. Il nous est impossible ne pas nous demander quelles ont été nos erreurs après pareille journée.
Soyons clairs : ce sont les armes de la police qui ont blessé nos ami.es et les tendres inconnu.es qui nous entouraient. La haine que nous leur vouons en a été ravivée à jamais. Nous comprenons aussi les exigences de la stratégie de défense médiatique menée par les SDT qui doivent se protéger des attaques judiciaires et politiques. Cette dernière rend cependant difficile l’émergence d’une parole sincère sur certains points depuis l’organisation nationale, menacée de dissolution. Il est plus facile de nous interroger, par exemple, sur les raisons de l’attaque de la bassine depuis notre comité local.
La discussion à laquelle ce texte entend contribuer ne peut selon nous pas être menée sans la confiance qui vient du sentiment d’appartenir au même camp, malgré des différends parfois profonds. L’espace de la critique a jusqu’ici été largement occupé par une critique-dissociation, venue de celleux qui estiment avoir été trahi.e.s par des organisateur.ices malveillant.es. Quelle que soit l’histoire politique et les griefs réels qui mènent à nourrir un tel ressentiment, l’exprimer de cette manière par les temps qui courent manque d’honneur. Nous nous adressons à celleux qui étaient là ou à leurs ami.es, à celleux qui ont été touché.es dans leur cœur ou leur corps par cette journée. Nous écrivons pour celleux qui depuis ruminent leurs interrogations, et pour chercher des réponses ensemble. Nous écrivons pour que jamais le feu ne s’éteigne !
1. Avant
En deux ans, les SDT sont devenus une grosse machine. Ce n’est pas un parti parce qu’ils ne jouent pas le jeu électoral, ce n’est pas un mouvement parce qu’il ne s’agit pas de surgissements spontanés, c’est une organisation qui réunit plusieurs composantes, les branche ensemble, pour tenter des dépassements. C’est pourquoi nous parlons de machine.
Nous, comité local, avons fait le choix de faire partie de cette grosse machine, parce qu’elle défend une écologie anti-industrielle et autonome contre les planificateurs et autres green-washeurs, parce qu’elle a ouvert des possibles politiques dans une séquence dominée par la déprime post-covid et la montée du fascisme, parce qu’elle a rendu largement partageable des pratiques de sabotage et de confrontation, parce qu’elle a contribué à construire des réseaux de résistance entre les mondes de la paysannerie, de l’autonomie et de l’écologie et au sein de chacun d’eux.
Le choix de construire une machine politique de cette ampleur n’a cependant rien d’évident. Il amène nécessairement à commettre des erreurs d’autant plus lourdes de conséquences. Dans la lutte contre les bassines, la mobilisation a rapidement grandi sans rencontrer de limites apparentes : le 25 mars, nous avons eu le sentiment que cette grosse machine était dépassée par l’ampleur de l’événement et la dynamique de massification produite depuis un an. Chacun.e de notre côté, et certain.es beaucoup plus assidûment que d’autres, nous avons travaillé à faire grandir cette machine : mais peut-être Sainte-Soline a-t-elle marqué un palier dans ce que notre organisation était capable d’absorber pour demeurer fidèle à ses promesses, notamment sur le plan tactique [2], mais aussi éthique et médiatique.
Cela pose la question des choix d’échelle [3], que nous ne pouvons ici qu’esquisser : doit-il y avoir des limites à la croissance d’une machine politique, et lesquelles ?
L’ampleur de l’événement et la brutalité policière ne suffisent pas entièrement à comprendre ce qu’il s’est passé quand les cortèges ont foncé sur la bassine. Nous avons collectivement fait preuve d’une bêtise tactique que nous ne pouvons pas nous expliquer sans un certain niveau d’impréparation. De toute évidence, le dispositif « fortin » (à savoir plusieurs milliers d’hommes armés et de leur matériel concentrés autour de la bassine) n’avait pas été suffisamment anticipé, et nous l’avons payé très cher.
Cette bêtise tactique s’explique en partie par tout un ensemble de verrous qui pesaient sur la situation. Le terrain n’offrait malheureusement presque aucun autre choix que de rejouer la scène de l’automne (22 octobre 2022) , nous privant d’un effet de surprise indispensable. Autour de Sainte-Soline, contrairement à Mauzé-sur-le-Mignon, pas de cible secondaire. Il y a bien eu quelques canalisations de démantelées, mais cela semblait trop minime pour une telle journée. L’accueil des discussions à Melle a divisé les énergies entre deux lieux et les contrôles ont rendu très compliqué de se retrouver la semaine précédente pour préparer la manifestation.
Malgré tous ces verrous, la pression et la difficulté qu’il y a à organiser ce type d’événement, il reste difficile de comprendre pourquoi la seule option publiquement envisagée a été la prise de la bassine. L’obstination dans l’optimisme apparent peut parfois faire mentir les pronostics, mais ici elle relevait du péché d’orgueil. Si la plupart des pôles formant la base arrière – garderie, infoline, communication, soin psy, juridique, RFS, etc – ont su grandir en même temps que le nombre de manifestan.tes, cela n’a semble-t-il pas été le cas du pôle chargé du tracé de la manif et du guidage des cortèges. Il nous a manqué des plans adaptés à différentes hypothèses en fonction des différents dispositifs possibles, et une préparation collective à ces différentes hypothèses, dont certaines pouvait impliquer de renoncer à la prise de la bassine.
2. Pendant
C’est faire injure à la foule, et plus encore aux dites « premières lignes », que de parler de manipulation. Nous ne sommes ni des moutons, ni des soldat.es. Si nous avons foncé sur cette bassine, ce n’est pas par obéissance aveugle aux ordres, mais parce que nous voyons du sens à percer des lignes policières, symboles de la propriété privée des choses communes.
Nous sommes des milliers à nous être préparé.es à cet événement en nous préparant à mener bataille : nous avons formé des groupes, nous avons fabriqué et acheminé du matériel, nous nous sommes coordonné.es, nous avons eu peur et nous avons eu du courage. Avec ce qu’il s’était passé lors des précédentes manifestations contre les bassines, il était clair que le 25 mars serait un moment de haute intensité émeutière. Rarement la situation a été si claire qu’à Sainte-Soline : un trou vide entouré d’hommes en armes devenu pur symbole de la loi. « Vous ne passerez pas, car nous sommes les plus forts, c’est pourquoi nous décidons de l’usage du sol ». Percer ces lignes aurait pu trouer l’ordre des choses, c’est-à-dire de la propriété : montrer qu’une foule au cœur plein de feu peut faire tomber les barrières entre ce qui est à eux et ce qui n’est à personne. Si l’État veut dissoudre les SDT, c’est qu’il sait ce que peut provoquer la destruction matérielle d’un tel symbole.
Il y a beaucoup de justes critiques à faire de l’élan guerrier, notamment lorsqu’il devient prétexte à mépriser tout ce qui n’est pas lui : mais nous voulons aussi le chérir car, lorsqu’il est partagé par la foule, il est capable parfois de renverser l’ordre des choses. Entraîné.es par notre élan, nous avons fait l’erreur de foncer dans un dispositif fortifié, sur le terrain d’un ennemi qui a pris plaisir à meurtrir nos corps. Cette faute est largement partagée : nous nous sommes pris au jeu de la guerre, et sur ce terrain-là l’État et ses sbires seront toujours les plus forts. Sainte-Soline nous a amèrement rappelé que notre guerre est une guerre asymétrique, où l’objectif n’est pas d’anéantir l’ennemi, mais de faire fuir ses lignes. Seul un virilisme enivré de lui-même a pu nous faire croire que nous pourrions vaincre dans une confrontation frontale. Ne les laissons pas nous traumatiser au point de douter de nous-mêmes, mais demandons-nous si c’est vraiment la guerre que nous voulons mener, et quelle guerre.
Il serait cependant faux de dire qu’il n’y a aucune responsabilité des SDT dans cet élan guerrier : le cadre proposé le convoquait, sans réussir à empêcher les trois cortèges de se fondre pour foncer dans le mur de grenades. Peut-être y avait-il soit trop d’organisation, soit pas assez. Trop d’organisation – cinq mois de préparation, trois cortèges, des drapeaux, des images, des discours, des mégaphones - pour que la foule prenne le temps de construire une intelligence collective de la situation en rencontrant le dispositif, comme c’est parfois le cas dans une émeute urbaine, et pour pouvoir ensuite assumer ce qui a eu lieu. Trop d’organisation pour que les SDT ne soient pas tenus en partie responsables de la situation. Pas assez pour que la foule soit réellement coordonnée, comme lors des manif’actions d’Ende Gelande et leur 5 fingers par exemple, exécute le plan, résiste à son inertie et ne se sente pas ensuite hébétée devant l’ampleur des blessures.
3. Après
Après cette défaite, aucune parole n’a été prononcée sur l’attaque elle-même. Rien n’a été dit sur pourquoi nous avons attaqué cette bassine. Il y a eu la culpabilité de l’élan guerrier, il y a eu de la peur, de l’angoisse pour les blessé.es, de la tristesse, de la colère et encore de la colère. On est avec notre rage et à la télévision, on nous raconte que les flics nous ont attaqué.es, pour ne pas prêter le flanc à la judiciarisation et parce que la violence est taboue. Les Soulèvements, menacés dans les jours qui ont suivi, se défendent avec les mots et les armes avec lesquels on joue dans le grand jeu médiatique. C’est une stratégie compréhensible mais nous savons qu’il n’y a pas de sincérité possible dans cette parole publique. Et pourtant, entre ami.es, dans des appartements ou des cafés, on voulait se dire des choses vraies, parce qu’il y avait des blessé.es et parce que nous voulions faire quelque chose de tous ces sentiments mêlés. De retour au travail, salarié ou non, au chômage, en préparant le goûter après l’école, en faisant la vaisselle, ou du jardin, on cherchait le sens, et le vent nous apportait des échos des mêmes questions posées ailleurs. On voulait qu’il y ait des mots justes et vrais prononcés avec nous, depuis nous, pour nous ou sur nous. S’est rejouée, comme à la Zad ou ailleurs, cette alternative infernale entre parole vraie et stratégie. Or, nous ne voulons renoncer ni à l’une ni à l’autre.
Pendant quelques semaines [4], il n’y a pas eu d’espace pour dire pourquoi nous avons attaqué cette bassine, pourquoi nous pensons qu’il est juste de l’attaquer, pourquoi nous pensons qu’il est juste de continuer à l’attaquer. Dans ces situations d’urgence, on cherche du soutien qui se quantifie en pouvoir, et dans ce tourbillon, la stratégie défensive a été d’abord de chercher du soutien auprès de la gauche institutionnelle. Le camp autonome a été laissé seul, avec un goût amer que parfois les choses se passent mal, à se demander si la faute est à remettre entièrement sur le dos de l’État, ou s’il faut se dédire de la manière dont nous nous opposons à lui. Sainte-Soline nous a rappelé notre vulnérabilité. Nous voulons la préserver parce que nous ne sommes pas des soldat.e.s et parce que l’humilité n’est pas toujours un manque d’ambition. Gardons la joie des élans et l’exigence de la justice, pour continuer de nous jeter dans les mouvements qui surgissent au coin des rues. Ils auront toujours plus de bombes, nous aurons toujours plus de cœur.
Les soulèvements ne sont ni un parti de masse ni un réseau affinitaire. Ils ont relié entre elles des luttes locales contre des projets inutiles, depuis l’expérience de la ZAD de notre dame des landes. C’est une organisation structurée, avec des rôles qui parfois se figent. Tout cela ne va pas sans nous poser des questions – sur le professionnalisme militant, sur l’ampleur des récits autour de la reprise de terre, sur l’opportunisme dans le rapport à l’écologie, sur une forme de déconnexion d’avec les mouvements sociaux. A nos yeux, les promesses des soulèvements méritent largement l’aventure, avec les impuretés de toute tentative. En deux ans, s’est constituée une force capable de peser dans le jeu politique. Au moment de l’adaptation des infrastructures capitalistes à la crise climatique, nous avons peut-être une chance de mettre un frein à leur déploiement et de gêner réellement l’extension du capital à de nouveaux territoires.
Aujourd’hui, nous avons l’impression que les Soulèvements sont à la croisée des chemins. L’organisation bénéficie d’une ouverture médiatique sans précédent, qui permet notamment de parler de dissolution du gouvernement à la télé. Cette dynamique médiatique fait des soulèvements une image à laquelle on peut s’identifier par un hashtag. Les images sont trop puissantes pour qu’elles restent des images sans modifier la consistance des choses. Sainte-Soline aurait pu être une trouée dans l’ordre médiatique, nous avons peur que la trouée qui a eu lieu modifie l’organisation à laquelle nous avons choisi d’appartenir. Alors, c’est aussi à nous, comités locaux, de faire que cette parole publique ne recouvre pas la réalité des Soulèvements, une réalité multiple, de paysannes, d’autonomes, de sabotage et de tout ce qui ne se dit pas sur les ondes.
Des participantes aux Soulèvements de la terre et à la coordination du 22/23 avril contre l’autoroute A69