Un article initialement publié sur le site lundi.am.
"Souvenez-vous de moi. J’aurai marché des milliers de kilomètres, sans pain et sans eau, sur des pierres et des épines, pour vous apporter du pain, de l’eau et des roses" : ce sont les dernières paroles de Dimitris Koufontinas, chef des opérations de l’organisation révolutionnaire grecque du 17 novembre, dénommée ainsi en hommage à la répression meurtrière du 17 novembre d’un mouvement étudiant contre la dictature des Colonels.
Dimitris Koufontinas à entamé une grève de la faim depuis le 8 janvier 2021 et de la soif depuis le 22 févier pour protester contre la vindicte de l’Etat grec alors qu’il purge une peine de prison à perpétuité depuis 2002 dans des conditions déjà délétères.
Cette dernière semaine plus de 400 actions de solidarité ont été décomptées en Grèce, attaques de commissariats, occupation du toit du ministère du travail et au moment où nous publions cet article plusieurs milliers de personnes manifestent dans Athènes malgré le couvre-feu contre l’acharnement inhumain qui lui est fait par les héritiers de la junte pro-impérialiste.
Sa mort éventuelle serait une véritable infamie aux yeux d’une grande partie de la société grecque traversant une crise protéiforme dramatique. Un dispositif policier exceptionnel a été déployé pour sécuriser l’hôpital dans lequel il agonise.
Nous publions ici une tribune de soutien signée par Christina Alexopoulos, historienne et psychologue clinicienne, Christiane Vollaire, philosophe et Philippe Bazin, photographe.
Une pétition à signer pour une mobilisation en faveur de Dimitro Koufontinas est accessible ici
Pour suivre l’évolution de la situation et les compte-rendus d’actions de solidarités, consulter le blog de Yannis Youlountas
Un prisonnier politique grec, Dimitris Koufontinas, est actuellement aux extrémités d’une grève de la faim depuis le 8 janvier (et en grève de la soif depuis le 22 février), pour demander non pas sa grâce, mais tout simplement que le droit lui soit appliqué. Et le gouvernement grec s’obstine dans le déni de droit que constitue ce refus.
Koufontinas a été membre de l’Organisation révolutionnaire du 17-Novembre, créée en 1975 en réponse à la répression qui avait frappé, le 17 novembre 1973, le mouvement étudiant grec en lutte contre la dictature des Colonels. L’organisation a revendiqué plusieurs exécutions de responsables politiques liés au pouvoir fasciste ou à l’establishment politique de droite (parmi lesquels le beau-frère de l’actuel Premier ministre). Lors de la dissolution du groupe en 2002, Koufontinas s’est rendu à la police et a été condamné à perpétuité. Enfermé pendant 16 ans dans la prison de Korydallos près d’Athènes, il a été ensuite transféré dans une prison rurale. Mais il en a été arbitrairement arraché par le pouvoir actuel de droite, au moment où s’ouvrait une perspective de libération conditionnelle à l’automne prochain, pour être transféré, sans la moindre justification, dans une prison de Haute Sécurité du centre de la Grèce. Il demande tout simplement d’être remis à la prison de Korydallos pour continuer d’y purger sa peine.
Cette brutalisation actuelle du traitement des prisonniers liés à l’extrême gauche des années soixante-dix fait écho, sur le même mode vengeur des pouvoirs de droite et d’extrême droite, au sort infligé à Cesare Battisti, ancien membre des Brigades Rouges, en Italie. Comme dans un retour contemporain aux années de plomb. Mais, pour la Grèce, c’est d’une histoire bien spécifique qu’il s’agit, et c’est pourquoi la grève de la faim de Dimitris Koufontinas mobilise un nombre impressionnant de soutiens, tant dans les milieux juridiques que dans les milieux militants.
L’Etat grec a une longue tradition de violation des droits humains de ses prisonniers. S’agissant des prisonniers politiques et des déportés, des pratiques inhumaines et dégradantes ont été largement utilisées tout au long de l’histoire récente du pays, depuis le régime fascisant de Ioannis Metaxas (1936-1940), jusqu’à la dernière dictature militaire (1967-1974), en passant par l’Occupation, la Terreur Blanche, la période de la guerre civile grecque (1946-49) et la démocratie « chétive » qui lui fit suite. Des milliers d’exécutions, d’assassinats et d’exactions à l’encontre des résistants de gauche issus du Front de Libération Nationale (EAM) et des opposants au régime royaliste imposé par la Grande Bretagne, d’abord et par les Etats-Unis par la suite, ont marqué les années 40 et même 50.
La vie publique du pays a été profondément modelée par la chasse aux communistes et à toute personne qui serait soupçonnée d’idées de gauche, par un arsenal juridique et des pratiques judiciaires d’exclusion de la gauche de la vie publique, par la prolifération des déclarations de repentir et des certificats de loyauté nationale décidant de la répartition des grecs en différentes catégories de citoyenneté [1]. D’une certaine manière, plus de 40 ans après la fin de la dernière dictature, l’ombre de cette citoyenneté à géométrie variable plane toujours sur la vie publique du pays, sur la manière dont les plus fragiles sont traités, en fonction de leur appartenance ethnique, de leur classe sociale, de leurs idées politiques. La fragile démocratisation initiée après la chute des colonels semble plus que jamais compromise. En cela l’histoire récente de la Grèce fait écho à ce qui se passe actuellement en Espagne dans une commune difficulté à se défaire de cet héritage obscurantiste qui régit une partie de la classe politique du pays et qui détermine les pratiques d’incarcération des opposants dans les deux pays.
Des noms de lieux de sinistre mémoire résonnent toujours en Grèce comme autant de symboles d’une répression sanguinaire et impitoyable où les opposants politiques ont été systématiquement, niés dans leur condition humaine en même temps que dans leur identité politique, animalisés, privés d’accès à la satisfaction de leurs besoins fondamentaux. Dans l’imaginaire collectif, chaque lieu d’incarcération ou de déportation convoque une période douloureuse pour l’histoire du pays : Acronauplie, Chios, Trikeri, Makronissos, Aï-Stratis, Youra, Avéroff, Oropos, Egine, Leros, Itzedin et encore Youra, et ainsi de suite dans une liste qui ne saurait en aucun cas prétendre à la moindre exhaustivité [2] Toute une période pendant laquelle des paramilitaires d’extrême droite sévissent dans en zone rurale et même dans les centres urbains, où les mêmes familles politiques tiennent le pays et où la mainmise américaine ne cesse de s’exercer. Des années de plomb qu’on espérait avoir laissées derrière soi et que l’on retrouve.
Dans le contexte actuel de 2021, dans le temps du retour d’une droite dure, Dimitris Koufontinas, gréviste de la faim depuis 54 jours et de la soif depuis une semaine, subit l’exercice arbitraire et démesuré d’une utilisation politique et vengeresse de la justice. Sa vie est en danger imminent. D’où l’importance d’une mobilisation générale pour lui permettre de ne pas périr [3], mais aussi de ne pas subir l’alimentation de force, qui constitue une torture. S’il décédait, cet activiste de l’extrême gauche, pour qui le seul moyen d’essayer de faire entendre ses droits est de prendre le risque de mourir, constituerait un triste précédent, encore une étape de franchie dans cette lente descente aux enfers qui est le retour d’un manque profond de démocratie sur fond de népotisme et de vengeance personnelle.
Le fantôme de Margaret Thatcher ayant laissé mourir de faim le gréviste de la faim irlandais Bobby Sands, le 5 mai 1981 à la prison de Maze en Irlande du Nord n’est pas loin. L’Etat grec serait alors responsable de la mort de cet homme tout autant que de la violation préalable de ses droits fondamentaux et de la répression violente des mouvements anarchistes, communistes, trotskistes et plus globalement de tout ce qui s’oppose à un ordre néolibéral. Il renouerait avec toutes les pratiques héritières de l’esprit de la guerre civile et des différentes dictatures qu’a connues le pays. Se battre pour qu’il puisse rejoindre la prison dans laquelle il a de facto le droit d’être est aussi affirmer sa foi dans une justice capable de tenir compte de notre humanité commune et de proposer une alternative à la vengeance d’Etat et aux vendettas personnelles. C’est aussi croire dans la capacité d’une action commune, d’un « archipel des solidarités » [4], contre l’arbitraire d’un ordre politique qui viole l’Etat de droit.
Christina Alexopoulos, historienne et psychologue clinicienne,
Christiane Vollaire, philosophe,
Philippe Bazin, photographe