La situation a-t-elle changé en Érythrée pour que les autorités suisses durcissent leur pratique ? En dépit d’un accord de paix signé avec l’Éthiopie voisine, rien ne montre que la situation des droits humains se soit améliorée. La difficulté à trouver des informations fiables et indépendantes sur ce qui s’y passe réellement persiste. Les travaux menés par la Commission d’enquête du Comité des droits de l’Homme des Nations Unies constituent l’une des plus solides références. Ils témoignent de crimes contre l’humanité commis depuis un quart de siècle : réduction en esclavage, détention arbitraire, représailles contre des tiers, disparitions forcées, tortures, persécutions, viols, exécutions extrajudiciaires, etc. « L’Érythrée est un régime autocratique », a rappelé Veronica Almedom, codirectrice de l’Information Forum for Eritrea et membre de la Commission fédérale des migrations, lors de la conférence de presse organisée à l’occasion de la publication du rapport de l’ODAE romand. Pour elle, c’est ce régime que fuient les Érythréen-ne-s qui prennent la route de l’exil.
Cédant aux pressions politiques appelant à durcir la pratique – l’ODAE romand observe que cette communauté suscite un grand nombre d’interpellations au Parlement fédéral – la Suisse appréhende toujours plus strictement la situation juridique des requérant-e-s d’asile provenant d’Érythrée. En juillet 2018, le TAF a jugé que les renvois étaient en principe « licites » et « exigibles » y compris pour les personnes risquant d’être enrôlées dans le service national à leur retour (arrêt E-5022/2017). Les durcissements reposent également sur une appréciation toujours plus exigeante quant aux motifs d’asile évoqués par les requérant-e-s. Dans la pratique, les cas dans lesquels les récits ont été jugés invraisemblables sont toujours plus nombreux. Pour Sarah Frehner, collaboratrice juridique à l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés également présente lors de la conférence de presse de l’ODAE romand, « ces durcissements ont été décidés sans qu’un réel changement ait été constaté sur place, ce qui a été admis par le TAF ». Les juges ont également reconnu que le service national érythréen constitue du travail forcé, mais pas « une violation flagrante » de l’article 4 CEDH qui le prohibe. « Malgré un réel besoin de protection, on produit ainsi des situations d’illégalité », affirme Sarah Frehner.
L’ODAE romand constate les difficultés des requérant-e-s d’asile à remplir ces exigences de vraisemblance : départ à un âge très jeune, traumatismes liés à la route de l’exil, paranoïa et méfiance vis-à-vis de l’autorité, méconnaissance de ses droits et du déroulement d’une procédure administrative, temps écoulé entre les faits et le moment des auditions sur les motifs d’asile, etc. La situation des Érythréen-ne-s est emblématique et illustre un constat plus général : le fardeau de la preuve repose de plus en plus sur les requérant-e-s et leurs vulnérabilités individuelles ne sont pas suffisamment prises en compte.
Malgré l’absence d’accord de réadmission et, partant, l’impossibilité d’effectuer des renvois forcés, les décisions de renvoi continuent de tomber. Parallèlement, les levées d’admissions provisoires se poursuivent, alors même que certaines requêtes décisives sont pendantes devant le Comité de l’ONU contre la torture. Conséquence : la seule perspective en Suisse pour les personnes déboutées réside alors dans la précarité de l’aide d’urgence. Ce régime anéantit tout effort d’intégration et tout processus de reconstruction de personnes déjà fragilisées par l’exil, notamment les enfants, sans oublier ses conséquences sur la santé physique et psychique. Le coût humain et social à long terme en vaut-il la peine ?
Sur le terrain, on s’inquiète des conséquences sur les personnes concernées : désintégration sociale et précarisation, sans oublier l’impact psychologique dévastateur. Hayat*, arrivée en Suisse comme MNA il y a trente ans et active dans l’accompagnement psychosocial des jeunes réfugié-e-s témoigne : « Avec la menace d’un départ à une échéance inconnue, ces jeunes sont mis de côté et leur parcours s’interrompt pour une année, deux ou trois, peut-être même plus. Pourtant durant cette période d’attente ils auraient pu suivre une formation. Au lieu de cela, ils se retrouvent à l’aide d’urgence à ne rien pouvoir faire, c’est du gâchis ! ».
Avec ces menaces de renvoi, qui ne peuvent pas se concrétiser vu l’absence d’accords de réadmission avec Asmara, la Suisse se tire une balle dans le pied. Elle se place de surcroît au ban du droit international en refusant de reconnaître le besoin de protection de personnes qui fuient un État de non-droit.
* Prénom d’emprunt
MÉLISSA LLORENS
Coordinatrice de l’ODAE romand
Genève | Manifestation en soutien à la communauté érythréenne
10 avril | 16 h 00 min - 17 h 00 min
Droit de rester pour les Erythréennes et les Erythréens
A l’occasion de la remise de la pétition au Grand Conseil genevois, une manifestation est organisée par des jeunes Érythréens des mouvements solidaires et la Coordination asile.ge. Pour rappel, de nombreuses décisions négatives et levées d’admissions provisoires ont été rendues dernièrement dans les cas concernant les ressortissants Érythréens. Une pétition en soutien aux Érythréennes et Érythréens qui subissent ce durcissement de la politique d’asile à leur égard, adressée au Grand Conseil et au Conseil d’État genevois, a été lancée en décembre.