Anticapitalisme gilets jaunes

Gilets jaunes, un an après : récit du blocage du tunnel du Mont-Blanc

Cet article est une traduction de l’article "“Per me il gilet giallo vuol dire che per una volta si guarda a chi sta in basso” : cronaca di un sabato di blocco al traforo del Monte Bianco", paru le 27 novembre 2018 sur le site autonome italien InfoAut. Il s’agit d’une petite enquête menée sur un point de blocage durant l’acte II des gilets jaunes le 24 novembre 2018 à Passy (Haute-Savoie). La lecture de cet article n’est pas inutile un an après car elle souligne quelques uns des aspects les plus originaux de ce mouvement, notamment sa grande intelligence tactique et son rapport d’extériorité absolue avec le pouvoir en place. Alors que les gilets jaunes font l’objet d’une grande ferveur éditoriale (Noêl approche !), il nous importe de relire des récits locaux d’un mouvement qui ne peut pas être uniquement réduit à ses manifestations parisiennes.

Haute-Savoie |

“Pour moi, le gilet jaune signifie que pour une fois, on va regarder ceux d’en bas” : chronique d’un samedi de blocage au tunnel du Mont Blanc

La matinée est déjà bien avancée, ce samedi 24 novembre 2018, lorsque nous voyons pour la première fois les “gilets jaunes” à l’entrée du viaduc autoroutier des Egratz qui monte vers Chamonix jusqu’au tunnel du Mont Blanc. Nos gilets sur le dos, nous avons voulu aller voir ce que les participants avaient à dire et à raconter sur ce mouvement qui bouleverse les équilibres institutionnels français, mettant fin à l’idée que la déconnexion entre les élites européennes et la population puisse être résorbée par l’hypothèse Macron. Ce petit compte-rendu est le résultat de cette journée, nous avons essayé d’y résumer une douzaine d’interviews réalisées durant le blocage routier, en y ajoutant notre sentiment sur cette journée et quelques considérations sur le mouvement.

La mobilisation des gilets jaunes nait d’une pétition en ligne lancée par une jeune femme, Priscilla Ludosky, habitante de Savigny-le-Temple (deuxième couronne parisienne) dans laquelle elle demande une baisse du prix du carburant. Au cœur de la protestation se trouve l’augmentation générale du prix du plein et l’égalisation du prix du diesel avec celui de l’essence récemment approuvée par le gouvernement français, qui affirme vouloir promouvoir la transition énergétique et la sortie des énergies fossiles. Peu après la pétition de cette vendeuse de cosmétiques d’origine martiniquaise, des centaines de groupes Facebook sont nés contre l’augmentation du prix du carburant et l’impact important d’une telle hausse a sur le budget de nombreuses familles précaires. Grâce aux réseaux sociaux, des milliers de barrages routiers ont été organisés pour exiger le retrait de l’augmentation de carburant, protester contre la vie chère et exiger la démission du président Macron. Répartis capillairement, les réseaux sociaux puis les blocages se sont concentrés principalement dans les zones périurbaines, dessinant une géographie de la crise dans laquelle les foyers sont représentés par des territoires mal desservis par les transports publics, où l’utilisation de la voiture est presque indispensable et où le diesel a représenté jusqu’à présent un investissement pour essayer de ne pas gaspiller un salaire de plus en plus maigre dans des frais de transport.

11h35

Après avoir passé le tunnel, en descendant en direction de la France, on remarque un trafic particulièrement calme sur la voie autoroutière d’en face. Peut-être n’y a-t-il pas de blocage ? Difficile de trouver des informations, de nombreux groupes Facebook ont été supprimés après les manifestations de samedi dernier où près de 300’000 personnes ont organisé plus de deux mille blocages à travers le pays, paralysant complètement la France. En arrivant à Passy, une petite ville de 10’000 habitants au pied du Mont-Blanc, on aperçoit d’abord une longue file de camions, puis le lieu du rassemblement. Vue d’en haut, la scène est impressionnante. Quelques voitures avancent au pas vers le tunnel alors que des dizaines de camions sont coincés sur des kilomètres. Certains sont également stationnés dans le parking adjacent à la route où, après avoir fait demi-tour, nous nous garons. Nous enfilons nos gilets et commençons à marcher sur l’autoroute entre les voitures immobiles jusqu’au premier gilet jaune que nous rencontrons ce jour-là, une femme d’une soixantaine d’années, cheveux hyper-oxygénés et lèvres rouges de feu qui nous interpelle immédiatement pour qu’à son signal, nous bougions quelques cônes afin de laisser passer un autobus coincé entre les camions.

Ici, il a été choisi de laisser les gens passer au ralenti, mais pas les marchandises qui doivent rester immobiles. Cela, on ne le saura que plus tard. Toutefois, nous comprenons immédiatement la fonction première de ce gilet fluo. Il permet d’immédiatement reconnaître les siens. Avant d’être un symbole, il semble un signe de complicité dans une pratique, celle du blocage, dans lequel nous sommes immédiatement enrôlés. Le blocage est organisé progressivement sur plusieurs centaines de mètres. Après la dame aux cônes, d’autres femmes distribuent des tracts ou plaisantent avec les automobilistes arrêtés jusqu’à ce que l’on arrive au point de blocage réel, où la petite route provinciale de Passy parvient à l’entrée du viaduc des Egratz, la partie de l’autoroute qui monte au Mont Blanc. Une tente est située sur le champ à côté du blocage avec nourriture et café à disposition. Les camions en tête du bouchon sont à l’arrêt et un petit gymkhana réalisé avec des cônes oblige les voitures à ralentir. En guise de péage, les automobilistes sont incités par les gilets jaunes à klaxonner, la foule forme une sorte de haie d’honneur et accueille les signes de soutien avec des hourras et des applaudissements.

La tente-caféteria. La nourriture et les boissons ont été données en solidarité par quelques supermarchés locaux.

Le blocage au début du viaduc des Egratz

Grâce au blocage, nous réalisons qu’une contradiction latente existe dans cette vallée alpine, qui se concentre précisément au point de blocage choisi par les gilets. Il y a comme un fossé entre la voie rapide qui relie la France à l’Italie, avec ses marchandises, et la route provinciale de Passy, avec ses habitants. La région est à la fois pauvre et très riche et la vallée de l’Arve a la primauté d’être la vallée la plus polluée de toute la France, comme l’indique la présence d’une importante zone industrielle à côté du viaduc. Le panorama industriel visible depuis le point de blocage est comme une miniature des profondes restructurations capitalistes qui ont eu lieu dans cette région entre les années 1970 et 1990. La désindustrialisation a réduit les effectifs de l’usine chimique de Pechiney, située au pied du viaduc, de 1’000 à 200 ouvriers, et ce qui était autrefois un bastion ouvrier a été démonté pierre après pierre. L’évolution de cette usine aura accompagné tous les développements productifs en Haute-Savoie. On y a d’abord fabriqué du chlorate de potassium, puis des explosifs pendant la première guerre mondiale (la “cheddite”, du nom de la banlieue de Cheddes, dans la partie nord de Passy), puis de l’aluminium et enfin, aujourd’hui, du graphite. Au fil des ans, l’usine de la ville s’est brisée en mille morceaux et de nouveaux ouvriers se sont répartis sur le territoire autour de Chamonix, ville phare des sports d’hiver où l’on peut travailler mais pas y loger ni skier. Dans ce contexte, l’essence est la condition d’accès au travail mais, contrairement à l’époque où le paternalisme patronal offrait aux travailleurs du bois pour se réchauffer en hiver, cette dépense est désormais entièrement à la charge des travailleurs.

Pancarte en hommage à Chantal Mazet, la femme décédée lors de la première action de blocage des gilets jaunes le 17 novembre 2018

« Nous sommes ici contre l’augmentation du carburant, mais c’est vite dit, il faut creuser plus profondément. Ils ont coupé dans l’éducation, nous avons de moins en moins de ressources pour nos enfants, nous n’en pouvons plus, nous sommes obligés de vivre à crédit, chaque fin de mois même en se privant de beaucoup de choses, le découvert sur le compte est assuré. Ils taxent l’essence mais nous ne comprenons même pas pourquoi ils le font, ni ce qui nous revient à la fin. Ici, il n’y a même plus de neurologue à l’hôpital, nous devons faire 100 kilomètres pour voir des spécialistes. Je suis ici pour la santé, pour l’éducation, pour l’avenir de mes enfants », dit Valérie, une mère séparée, une oreillette à l’oreille, deux enfants, une employée de l’hôtellerie. Elle fait la navette entre le barnum et le point de blocage d’où son cousin l’appelle pour lui dire que la police est nerveuse et veut relancer la circulation des camions. « Il y a aussi des gens pour qui le blocage représente l’activité du week-end, il n’y a rien à faire ici, tout est ultra-cher, une journée de ski coûte 200 euros, quand on est du coin comment on fait ? » Non loin de là, appuyés sur le garde-corps, nous rencontrons Georges qui nous raconte l’expulsion violente qui a eu lieu samedi dernier [14 novembre 2018], lorsque les CRS ont décidé d’évacuer l’autoroute avec des matraques et du gaz lacrymogène qui a aussi touché des enfants et des personnes âgées. Lui aussi a quelques années sur le dos, il est à la retraite et n’en est pas à sa première mobilisation. Nous apprenons grâce à lui que les camions ont déjà été bloqués ces dernières années, quoique partiellement, lors des manifestations contre la pollution qui asphyxie la région. Paradoxalement, le seul héritage restant de l’ancien bastion industriel de Passy est la contamination des aquifères laissée par l’usine Pechiney en un siècle d’activité. Pendant des années, les déchets, y compris le dangereux perchlorate d’ammonium, ont été simplement déversés dans une décharge près de l’Arve, polluant les eaux souterraines jusqu’à Genève. A côté de l’usine et de la décharge se trouve un incinérateur de déchets, d’où une épaisse ligne de fumée est constamment soulevée, visible directement depuis le point de blocage des gilets jaunes.

Une manifestation contre la pollution à Passy en 2016

"D’habitude, je ne vais pas aux manifestations parce qu’il y a des partis politiques. Ici, ce que j’aime, c’est que les gens parlent, personne ne nous encadre et nous exprimons notre colère. Il n’y a pas de syndicats, il n’y a pas de dirigeants. Il n’y a donc personne à qui vous pouvez laisser quelques miettes pour arrêter le mouvement. Il y a la question des taxes, de l’essence, mais ici, dans la vallée, il y a surtout la question de la pollution ». Bernard, la quarantaine, travaille comme métallurgiste au salaire minimum. Il a sa fille de 14 ans à côté, il nous dit qu’il voulait l’emmener au blocage aujourd’hui pour « lui montrer la réalité, que tout n’est pas beau et facile ». Quand on lui pose des questions sur Macron, il nous dit que pour lui il ne le représente pas, c’est un homme riche qui ne sait pas comment vit le reste du monde : "Je n’ai jamais voté pour lui". De toute évidence, les appels à sauver la République face à Marine Le Pen en votant pour Macron au second tour n’ont eu aucun effet sur lui. En ce qui concerne les critiques faites aux gilets jaunes selon quoi ils ne se soucieraient pas de l’environnement, il a des idées claires : « L’État a fait quelques analyses et dit que l’air est bon. Il y a des collectifs qui se sont organisés pour faire des analyses indépendantes qui disent le contraire. Nous cueillons des champignons et il y a des métaux lourds à l’intérieur. C’est une catastrophe. Et l’État ne veut pas le reconnaître. Au contraire, on nous dit que nous sommes les pollueurs, ceux qui polluent sont toujours les gens, pas les poids lourds ni les usines car il ne faut pas toucher à ces choses-là. L’Etat ne se soucie pas de la pollution, il veut de l’argent. Ils font une écologie punitive. L’écologie, aujourd’hui, c’est punir les gens ».

Il y a ici deux vallées qui vivent littéralement l’une sur l’autre. Sur les sommets, les stations de ski cossues avec leurs clients tout aussi riches qui viennent principalement de Suisse, du Royaume-Uni et d’Allemagne, faisant grimper les prix dans les magasins et le coût des locations. Pour ceux qui sont là-haut, l’air est toujours propre. Lorsque le soleil réchauffe l’atmosphère à haute altitude, cependant, les particules fines sont bloquées, laissant ceux d’en bas respirer le poison et compter avec un salaire élimé par la vie chère.

13h45

Au point d’arrêt, les images de l’assaut des gilets jaunes sur les Champs Elysées commencent à arriver sur les smartphones et les coeurs s’enflamment : "à Paris c’est bien, c’est ce qu’il faut, un bon 68" (ce ne sera pas la seule référence au Mai français que nos interlocuteurs nous feront pendant les entretiens), dit en hurlant Daniel, un ouvrier de 32 ans de l’usine Pecheney. Père séparé avec deux enfants à charge, il dit qu’il ne peut plus vivre. "J’ai besoin d’une voiture pour me déplacer, on n’est pas à Paris où il y a des transports publics ". Il n’est allé qu’à une seule autre manifestation avant le blocage des gilets jaunes, contre Jean-Marie Le Pen. Plus que des impôts, c’est la question du gouvernement qui se pose avant tout. "On ne rentrera certainement pas à la maison s’il y a 20 centimes de moins sur la station service. [Le problème] c’est Macron, il doit tomber. […] Il est né avec une cuillère d’argent dans la bouche ", dit-il entre avec approbation de ses amis. Ils sont en colère parce qu’ « il y a un infiltré... un patron qui veut se mettre en avant ». Il semble que le propriétaire de certains grands magasins de vêtements a commencé à faire de la médiation avec la police de sorte que le blocage n’était en fait que partiel, avec un passage de 8 camions toutes les 15 minutes.

Il nous dit que tout est parti de Facebook « comme les printemps arabes, c’est pour ça qu’ils essaient de nous censurer » et il est énervé par la façon dont les CRS se sont comportés samedi dernier. Les usages traditionnels de l’internet sont bouleversés lors de la mobilisation. Le premier rendez-vous pour le blocus a circulé dans un groupe Whatsapp local d’achat-vente de seconde main, donc surtout utilisés par des personnes ayant un budget familial limité. Depuis le blocage du viaduc, beaucoup de Facebooklive ont également été diffusés, des vidéos prises avec leur smartphone dans le but d’assurer que l’information nécessaire à la lutte circule, sans médiations. Il n’est pas nécessaire d’appeler les journaux locaux, la question ne se pose même pas lorsque l’une des vidéos de l’expulsion de la semaine dernière a été visionnée plus d’un million de fois sur Facebook. Il ne faut pas sous-estimer l’impact des compétences acquises grâce à ces usages populaires d’Internet et de ses codes de communication partagés, ils montrent une utilisation particulière de l’audio-visuel et fonctionne comme un lieu de rencontre virtuel. C’est dans ce cadre que se construit l’organisation de la lutte des gilets jaunes, qui semble fonctionner comme une coordination invisible des pratiques, discours et objectifs. A tel point que nous n’avons pas pu rencontrer une seule personne qui était allée voir les autres points de blocages, à quelques dizaines de kilomètres de là.

Daniel transmet les images du blocage sur son profil Facebook en utilisant une perche à selfie

Quand on demande à Daniel qui sont les gens qui participent au blocage, il nous dit qu’"il y a un peu de tout, nous sommes tous des gens qui travaillent ou qui en cherchent ». Une chose attire immédiatement notre attention. Dans les propos de ce jeune homme et d’autres manifestants rencontrés ce jour-là, il y a une vision très claire de la question fiscale et de l’augmentation du prix de l’essence (et autres) comme impactant directement leur salaire. Les taxes sont un coût de reproduction répercuté sur « les personnes qui travaillent ou cherchent du travail », qui tentent de le diminuer (« Je sais que j’ai fait des conneries, deux filles, deux divorces, je dois payer une pension alimentaire »). Le monde est divisé entre ceux qui peuvent payer et ceux qui ne peuvent pas le faire. Quand nous lui demandons à lui et à son ami pourquoi ils ne font pas grève, ils nous répondent à l’unisson "parce que nous ne pouvons pas". Le blocage, par contre, est lui directement rejoignable. Ceux qui ont plus de temps disponible alternent dans la semaine (il y a ceux qui sont mis en congé de maladie, une option certainement moins dangereuse que la grève de nos jours) et le week-end, ce piquet de grève autoroutier prend vie avec plusieurs centaines de personnes. De l’usine chimique, il y en a une cinquantaine d’ouvriers en alternance dont certains participent au blocage. Gilet jaune ou col bleu ? Nombre d’entre eux portent les logos de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. Il y a quelques entreprises de locations de voitures, quelques vestes avec le logo du tunnel du Mont Blanc, d’autres avec des parkings souterrains. Et puis il y en a beaucoup qui décorent leurs gilets, les personnalisant avec des slogans et d’autres phrases.

Quelques minutes s’écoulent et la situation s’accélère. Un homme d’une cinquantaine d’années s’exclame : “Ce que nous faisons est inutile. A l’Elysée, ils vont bien rigoler [de nous]. Moi je dis, IL N’Y A PLUS AUCUN CAMION QUI PASSE”. Un autre gilet jaune le rejoint avec enthousiasme, ils se tiennent par le bras et se placent devant le premier camion qui attendait de partir, rapidement suivis de quelques dizaines de compagnons. Un cône de signalisation fait office de mégaphone pour lancer la Marseillaise et le slogan le plus en vogue “Macron si t’es pas con, présente, présente, Macron, si t’es pas con, présente, ta démission”.

Les gendarmes, toujours présents sur les côtés et au milieu des manifestants, commencent à faire pression sur les lignes de front. Ils tentent de les convaincre de laisser passer au moins huit camions. Il y a de l’incertitude, certaines personnes perdent espoir, elles sont sur le point de céder quand une femme d’une trentaine d’années (on découvrira ensuite qu’elle s’appelle Debora et qu’elle travaille dans un magasin de vêtements) crie au chef des opérations « ce n’est pas Noël, on va pas faire de cadeaux : le camion ne bouge pas ! » En tête de la longue file d’attente se trouve un chauffeur de camion avec une plaque d’immatriculation bulgare qui essaie d’avancer en klaxonnant et en exaspérant les esprits. Un jeune chauffeur de camion qui participe au blocage dénonce la sous-enchère salariale et dit que c’est aussi parce qu’il y a beaucoup de camionneurs de l’Est dans la région que les salaires sont si bas. La police tente alors de dégager la voie en poussant les manifestants, principalement des jeunes (y compris ceux à qui nous avons parlé tout à l’heure) qui ont apporté des masques de ski et des écharpes trempées dans du citron, conscients de ce qui s’était passé la semaine précédente. A la première poussée des forces de police, les gens réagissent, la police ne tape pas et finit par se coincer entre les camions et la foule. Un peu abasourdis, ils se retirent quelques minutes plus tard sous les applaudissements des gilets jaunes et le slogan "les gendarmes avec nous ! » L’attitude à l’égard de la police est ambivalente, avec les gendarmes locaux c’est une question de franche discussion, avec les CRS venant de l’extérieur, il y a davantage d’hostilité. Tous sont très partagés entre la dénonciation de l’injustice subie et la volonté d’avoir la police "du côté du peuple".

Les gendarmes veulent essayer de libérer la voie

Nous approchons Deborah, la vendeuse qui a tenu tête à la police : "on voit que la France est devenue une dictature quand nous voyons les CRS lancer des gaz lacrymogènes sur les gilets jaunes". Elle n’a jamais fait de manifestation de sa vie, mais elle est déterminée à rester aussi longtemps qu’il le faudra. "Je me bats pour mes deux enfants, c’est comme un amortisseur de chocs, on prend des secousses, on prend des secousses, et à la fin le mécanisme se brise ». Pendant ce temps, certains gilets démontent le garde-corps qui sépare l’autoroute de la route provinciale de Passy pour faciliter la construction d’une grande barricade faite de palettes. Le bois est empilé un peu par tout le monde pendant que des braseros sont posés sur la route pour se réchauffer, d’abord à gauche sur la route provinciale.

16h04

Le trafic de fret vers l’Italie est complètement bloqué depuis plusieurs heures lorsqu’un jeune homme avec ses vêtements de travail sous sa veste nous dit qu’ils ont décidé de "bloquer ici parce que c’est un point stratégique, chaque camion représente 300 euros de péage que nous faisons perdre à l’Etat". Frapper l’ennemi dans son portefeuille est un discours très présent ce jour-là (" il n’y a que ça qui compte "). Ils nous parlent d’un centre de collecte qui a été bloqué non loin d’ici pendant toute la semaine qui vient de s’écouler, alors que de nombreux radars ont été sabotés pour réduire les recettes provenant des amendes (on en verra certains retourner dans le tunnel).

L’accès au tunnel est complètement bloqué

On voit peu de moins de 20 ans, malgré quelques scènes mémorables, comme cette adolescente au visage couvert poursuivant sa mère qui rentrait chez elle pour lui demander de venir la chercher plus tard et l’une des trois amies qui se prennent un selfie avec un Bob l’éponge affublé d’un gilet jaune. Un lycéen nous dit qu’il y a très peu de gens de son école mais qu’il y a beaucoup plus d’élèves des écoles techniques et professionnelles. “Par contre, il y a une de mes ancienne prof, elle m’a aidé à mettre le Maalox dans le mouchoir au cas où la police utiliserait gaz”. Un autre lycéen que nous rencontrons est membre de Lutte Ouvrière, un parti trotskyste (“Je suis le seul militant de la région”). Il nous raconte que le premier jour, il est arrivé comme un homme-sandwich avec les journaux du parti et un marteau et une faucille, mais que les autres gilets l’ont forcé à les enlever. Maintenant, il est ici pour soutenir le mouvement parce que “c’est ici que passe l’émancipation de la classe ouvrière”. Il dit que pour l’instant, seule la Marseillaise est entendue, mais il espère que bientôt, le blocage va aussi chanter l’Internationale.

Bob l’éponge !

Le rejet de toute appartenance politique et syndicale, le désir de ne pas avoir de dirigeants est un élément constant dans tous les discours. C’est comme si à partir du temps suspendu du blocage une année zéro devait commencer “il n’y a pas de partis et le peuple s’exprime”, dit Aurélie, une professeure avec un casque de ski sur la tête qui nous révèle à mots couverts qu’elle est sympathisante de la France Insoumise, parti de Mélenchon : “mais ici je ne le dis jamais. Ce contexte requiert une certaine sensibilité, les militants doivent rester à leur place”. Nous lui demandons si elle voit une continuité ou une filiation avec les mobilisations contre la Loi travail et elle nous dit que les gens présents ici sont complètement différents. Elle nous parle des discussions dans les associations locales (elle fait partie d’une ONG écologiste) qui ne veulent pas rejoindre le mouvement. Elle s’est aussi disputée avec des collègues de l’école, un seul d’entre eux participe au blocus. “Ils ne comprennent absolument pas pourquoi nous sommes ici. Pour eux, c’est une protestation méprisable parce qu’ils disent que les gens sont là juste pour penser à leur portefeuille. Ce sont des gens qui se sentent au-dessus de tout cela. J’ai l’impression qu’il y a vraiment un grand fossé entre l’élite intellectuelle et les gens d’ici, ils ne se comprennent pas, ils ne se parlent pas”, conclut-elle.

18h23

Nous demandons à Debora ce que le gilet jaune représente pour eux. Selon elle, la visibilité qui permet cet accessoire désormais obligatoire dans chaque voiture devient une visibilité politique qui fait la différence. Il répond en disant "nous nous reconnaissons, au moins maintenant on nous voit". Elle a été la seule à souligner l’importance du bouche à oreille et le fait que beaucoup de ceux qu’elle voit dans le blocage, elle les connaît "dans la vraie vie" même si, ajoute-t-elle, "ici c’est différent". A côté d’elle se trouve Sara, une femme de ménage : "Pour moi, le gilet jaune signifie que pour une fois, on va regarder ceux d’en bas".

Sur le toit d’un hangar voisin, des gilets jaunes ont installé une sono avec de musique dance à plein volume. C’est le soir et les visages commencent à se détendre. La rumeur se répand que la police n’a pas assez de compagnies pour exécuter une expulsion forcée. Pendant ce temps, on nous dit que le propriétaire du magasin de vêtements a été expulsé ("il est peut-être ici quelque part, mais il ne peut plus parler"). Nous nous préparons à passer une nuit sur les barricades, tandis que certains jeunes commencent à se couvrir le visage, d’autres courent sur le viaduc, enfin libérés des camions. Avant de partir, nous prenons un café à la station-service, la radio annonce en français et en anglais que toutes les liaisons de fret entre la France et l’Italie sont suspendues jusqu’à nouvel ordre et recommande aux camionneurs de s’arrêter au premier parking disponible. Alors que nous nous mettons en route depuis la partie du blocage, on entend le tube « Narcotic » du groupe Liquido : “So you face it with a smile, There is no need to cry…”.

P.S.

Pour aller plus loin, quelques conseils de lecture : Rouen dans la rue, CQFD, Jaune - le journal pour gagner, Pierre Souchon, etc…

Notes

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