Peux-tu nous expliquer ce qu’est une critical mass ?
Alain - C’est un rassemblement spontané de cyclistes qui a lieu à date et heure fixes dans beaucoup de villes. Des cyclistes occupent la rue pendant la durée de la critical mass et disputent cet espace public aux automobilistes et aux motocyclistes. Le but est, en circulant à travers la ville, de faire une promenade urbaine, une réappropriation de l’espace public.
Qui sont les personnes qui participent à celle de Genève ?
Alain - Actuellement, la plupart des participants sont très jeunes. Ce sont surtout des personnes en formation : collégiens, étudiants. La moyenne d’âge doit péniblement osciller autour de 17-18 ans. Il y a quelques universitaires, pas très nombreux, et un ou deux vieux dans mon style. Le nombre est variable : en hiver il baisse, à celle de décembre qui tombe entre Noël et Nouvel An, il y a très peu de monde. Celle du mois dernier (mai, NDLR), on était près d’un millier, parce qu’il faisait un temps superbe.
Comment expliquer cette forte présence des jeunes qui sont souvent décrits comme peu politisés et engagés sur les questions publiques ?
Eddie - Il y a sans doute un effet d’entrainement, très marqué chez les jeunes. Je pense aussi que la critical mass telle qu’elle existe, c’est-à-dire une réappropriation fulgurante de l’espace, donne un sentiment de liberté assez recherché par des jeunes, ce besoin d’autonomie. Ils se retrouvent sur la route, à décider où ils vont avec leurs copains, sans aucune direction prédéterminée. Ce n’est pas forcément lié à une politisation effective et aboutie.
La critical mass constitue plutôt un premier pas vers l’action militante
Inévitablement, il doit y avoir des tensions avec les automobilistes. Comment cela se passe-t-il ?
Alain - Curieusement, il y en a plutôt moins qu’avant. Au début, il y a eu plusieurs critical mass avec des incidents. Mais peu ces derniers temps, je ne sais pas si les gens ont pris l’habitude ou leur mal en patience. La critical mass est aussi plus jeune, plus circulante que certaines que j’ai connues au début.
Eddie - Il y a en fait beaucoup plus de gens qui expriment leur soutien depuis leur voiture que de gens qui manifestent excessivement leur mécontentement. La plupart en fait nous ignore. Pour ma part, j’essaie d’éviter d’aller chercher la tension avec les automobilistes ; nous ne sommes pas là pour bloquer des voitures, mais pour montrer qu’on est beaucoup, qu’on est à vélo. Nous disons : « Pour une fois dans le mois, on est plus nombreux que vous, c’est vous qui devez vous adapter à nous ». L’objectif n’est donc pas de bloquer des 4x4, ce que certaines personnes aimeraient. Moi j’ai tendance à aller leur dire : « ça n’a aucun sens, ce gars-là peut passer, il n’y a personne devant lui ». Comme la critical mass est un événement spontané, ce que peu de gens arrivent à croire, il n’y a pas une réponse d’un comité, d’un service d’ordre. C’est plus à force d’expérience qu’on se sent légitime pour intervenir. Il y a de toute façon un effet de solidarité entre cyclistes et si un automobiliste s’énerve trop, une interposition se fait spontanément.
Y a-t-il des passages obligés où la critical mass passe à chaque fois ?
Eddie - Obligés, non. Mais de fait, on passe souvent par le pont du Mont-Blanc. On traverse les deux rives, donc à partir de là, on est donc obligés de passer par des ponts. Il y a aussi des endroits plus sympathiques, par exemple arriver au coucher de soleil sur la fin de la rue des Eaux-Vives et tomber sur les quais, c’est absolument génial. Comme le parcours n’est pas prédéfini à l’avance, ce sont les personnes présentes à ce moment-là qui décident, et a priori, si quelqu’un a la sono, les gens ont tendance à la suivre, ou la sono suit les gens qui sont devant. Sur le moment, il y a une collaboration entre les participants pour décider au fur et à mesure des itinéraires.
La critical mass peut-elle être considérée comme une sorte de zone d’autonomie temporaire ?
Eddie - Oui, tout à fait. C’est d’ailleurs l’occasion pour des gens de sortir des véhicules atypiques, venant notamment des ateliers vélos, mais pas uniquement. Il y a des vélos surélevés, des triporteurs. Il y a aussi des gens qui viennent avec des charrettes avec un canapé dessus, qui distribuent des bières, des fanzines. En général la critical mass finit dans des lieux symboliques, où il se passe quelque chose de particulier. Comme il n’y a pas d’itinéraire, il y a quelqu’un qui va guider à un moment pour finir à un endroit particulier. L’une des premières critical mass à laquelle j’ai participé, il y a eu une tentative d’occupation à Champel. Ça s’est soldé par un gazage en bonne et due forme et on n’a pas réussi à récupérer la maison.
Au cours de l’histoire de la critical mass, les autorités ont-elles tenté de la réprimer ?
Alain - Très nettement. Moi-même, j’ai été interpellé en 2000 lors de la 2e critical mass à laquelle j’ai participé. On a contesté nos amendes devant le tribunal de police et on a eu gain de cause. Quelques années plus tard, deux autres personnes ont été amendées par décision de justice parce que la police considérait qu’elles étaient les organisatrices. Elles ont pu démontrer devant le tribunal qu’il n’en était rien et elles ont été acquittées. En tout, il y a eu 4 ou 5 tentatives de mise à l’amende de participants isolés. Cela fait un certain nombre d’années que ça ne s’est plus reproduit.
Y a-t-il eu ces dernières années des améliorations dans les aménagements cyclables ?
Alain - C’est extrêmement lent, notamment depuis qu’on a ce conseiller d’Etat et motocycliste acharné qu’est Luc Bathassat, un fan de la circulation automobile. Tout est au point mort. La volonté populaire qui a accepté l’initiative en faveur de la mobilité douce est bafouée, parce que sa mise en œuvre est constamment retardée par la droite majoritaire et par un ministre totalement sourd à toute préoccupation écologique de base. Depuis quelques années, ça patine, voire ça régresse : il y a des pistes cyclables qui disparaissent, comme la fameuse rue de l’Ecole de Médecine où sa mise à double sens s’est faite sur le dos des cyclistes. S’il y a de plus en plus de gens qui font du vélo, c’est dû au fait qu’il y a une prise de conscience. Et aussi, tout simplement, parce que la circulation automobile est saturée. On ne roule pas.
Que dire aux personnes qui ne sont jamais venues à une critical mass pour les encourager à venir ?
Alain - Tout d’abord, je leur dirais qu’ils manquent un moment assez savoureux, un moment festif, de partage. Il y a une très grande solidarité qu’on sent entre les gens. L’automobile envahit les rues, 90 % du temps, les voitures ne roulent pas, mais elles sont forcément parquées dans l’espace public. La rue telle que j’ai pu la connaître quand j’étais enfant où on jouait au football est aujourd’hui impossible.
Il s’agit de donner à la rue un autre sens que celui d’aller d’un point A à un point B
Il s’agit de donner à la rue un autre sens que celui d’aller d’un point A à un point B le plus vite possible et en s’imposant, comme le font les automobilistes. La rue ne doit pas être uniquement un espace de circulation motorisée et donc monopolisée uniquement par le groupe des gens qui se déplacent dans des véhicules à moteur. Pendant la critical mass, cette situation change et c’est nous, les vélos, qui en devenons les maîtres. C’est une manifestation dans le sens strict du terme, c’est-à-dire qu’on montre une réalité, on montre que la rue pourrait être quelque chose de différent, une espace de sociabilité, où les gens ne se marchent pas dessus et communiquent les uns avec les autres.
Eddie - Se retrouver à deux cents pour se balader ensemble en ville est tout à fait exceptionnel. Parfois quelqu’un fait un discours, il peut y avoir des highlights où tout le monde va se mettre à porter son vélo sur un carrefour. C’est un moment de lâcher prise. Pendant deux ou trois heures, on fait une balade entre amis, on profite de la vie en passant un bon moment, en rencontrant des gens, en buvant des bières à vélo. Il y a aussi un aspect de réussite qui est de faire chaque mois une manif durant trois heures. On passe de la passivité à l’activité. En faisant une fête dans un squat ou en venant à une manif de syndicat, on reste complètement passif. Que l’on vienne ou pas, les autorisations ont été demandées (dans le cas des manifs). Dans une fête, on est consommateur de la fête, et on repart.
Dans la critical mass, chacun est partie prenante. On est la critical mass.
Dans la critical mass, chacun est partie prenante. On est la critical mass. Sans nous, elle n’existe pas. C’est une respiration, un souffle dans la grisaille urbaine. Elle est appréciée pour ça. Je regrette quand même que la critical mass ne soit pas plus politisée.
Les personnes qui portent un discours politique, que ce soient les associations ou les partis, ne sont donc pas impliqués dans la critical mass ?
Eddie - Non, je vois peu de gens qui en profitent pour venir discuter et échanger des idées. Pourtant il y aurait plein de gens réceptifs et très heureux de prendre connaissance de différents points de vue et d’en débattre, de se conscientiser. C’est dommage ! La majorité des participants sont jeunes et sont à l’âge où ils se politisent.
La critical mass de Genève va-t-elle continuer encore de nombreuses années à exister ?
Alain - J’en sais rien, je suis pas devin. Actuellement, on est plutôt dans une phase favorable, j’espère qu’elle va se poursuivre et que le nombre de jeunes va grandir. Il est frappant de voir que la génération de leurs parents est seule dans sa voiture et elle voit passer des gens sur des vélos qui peuvent être ses propres enfants, qui manifestent de cette manière le ras-le-bol de la situation dans laquelle on se trouve. C’est plutôt encourageant.
A quel moment la critical mass ne serait-elle plus nécessaire à Genève ?
Alain - Quand on aura interdit la circulation automobile ! Je veux dire, quand la voiture ne sera plus un véhicule privé. On pourrait très bien imaginer une société dans laquelle la circulation automobile est réduite au minimum. La circulation privée et motorisée en ville est une aberration. Donc si elle cessait, elle deviendrait une critical mass permanente, en quelque sorte.
Tu serais donc pour l’abolition du déplacement motorisé privé en ville ?
Alain - Oui, je le pense. Il faut prendre en compte le fait que les ressources, notamment en espace, ne sont pas infinies, et que par conséquent, si la population augmente, et son besoin de mobilité avec, cette évolution se fait dans un espace fini, avec des ressources finies. L’abolition de la circulation automobile me paraît logique et peut s’obtenir sans forcément passer par des interdictions, des lois. L’idéal serait une prise de conscience graduelle des gens qui se disent : « oui, effectivement, avoir une voiture en ville, ça sert à rien, c’est inutile, c’est polluant, c’est contre-productif ! ». La propriété privée, c’est la même chose. Pourquoi des gens disposeraient-ils d’un espace immense, au détriment du plus grand nombre ? Est-ce qu’on préférerait imposer des mesures eugénistes de limitation de population ? Il faudra bien faire des choix !
Propos recueillis par Philippe Huguenin
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