Contrôle social - Surveillance Police Violences policières Drogue

Quai 9, lutte contre la drogue : maintien de l’ordre social

En s’appuyant sur les témoignages d’usagèr.e.s et des personnes qui sont intervenues professionnellement dans le cadre du Quai 9, ainsi que sur des documents officiels de la Police cantonale, cette brochure tente d’esquisser les pratiques policières qui se déroulent dans le périmètre du Quai 9 et questionne en quoi elles participent du maintien de l’ordre social à Genève.

Genève |
Cet article est une sélection d’extraits tirés de la brochure.
La brochure dans son intégralité est disponible au téléchargement en plusieurs formats :

Introduction

Lorsque les documents officiels de la Police cantonale se réfèrent à la drogue et aux opérations que celle-ci met en place pour la combattre, les grandes filières d’héroïne semblent être épargnées. La majorité écrasante des dispositifs concerne la rue en visant les « toxicomanes » qui s’y trouvent. Le cas du Quai 9 (Association Première ligne) et de ses alentours, à savoir du périmètre visible autour du centre, dans le quartier de la gare à Genève, nous offre des outils pour comprendre cette « lutte contre la drogue » que la police genevoise mène avec autant d’ardeur.

« Sentiment d’insécurité » et occupation policière du territoire

La plupart des dispositifs policiers généraux, si ce n’est tous, cités dans le Rapport d’activité de la police genevoise 2015 et le Diagnostic local de sécurité 2013 sont subis par les consommateur.trices de drogues.
Toutes les opérations « d’envergure » faisant partie du dispositif ALPHA que l­a police cantonale a mis sur pied pour répondre à un « sentiment d’insécurité » visent la drogue et l’espace public : HYDRA, TEMBO, TABAZAN, POINTS DE CONTACT. Dans la préface du Diagnostic Local de Sécurité 2013, la cheffe de la police genevoise, Monica Bonfanti, nous propose un aperçu de ces opérations. Elle justifie alors les opérations citées ci-dessus en listant une série de « souhaits » (caméras de surveillance, patrouilles, etc.) exprimés par la population genevoise. Tout en constatant que les violences interpersonnelles et la criminalité ont diminué, elle souligne que seule « l’incivilité repart à la hausse ». Quelques pages plus loin (p. 15), Coginta (l’ONG chargée de composer ce diagnostic local de sécurité du canton) et la direction des Études stratégiques de la police genevoise, collaborant également dans la rédaction de ce document, explicitent leur définition des « incivilités » : « Ce qu’il est convenu d’appeler l’incivilité n’apparaît pas dans les statistiques officielles, car elle ne relève pas du code pénal », et précisent, que « l’incivilité la plus courante est l’abandon d’objets et saleté. Les scènes de drogue représentent les incivilités les plus dérangeantes » (p.12).
S’appuyant alors sur la « lutte contre la drogue » et « le sentiment d’insécurité généré notamment par la consommation ou la vente de drogue sur la voie publique », les forces de l’ordre occupent constamment le périmètre du Quai 9 et puisent des pratiques à ce que Mathieu Rigouste décrit comme « contrôle militaro-policier des zones urbaines (fichage, quadrillage, occupation de la rue et paralysie de la vie sociale, harcèlement, système de délation, contre-terrorisme, torture, internement, disparitions) » [1].

« Unités proactives »

Le Quai 9 est alors un lieu idéal pour la police genevoise car elle peut y pratiquer explicitement un rapport de force à travers un harcèlement quotidien. Elle a, à juste titre, qualifié de « points de contact » ces emplacements où elle exerce sa « présence visible préventive ou dissuasive ». Effectivement, elle cherche à rentrer en contact avec la population qu’elle cible. Et ceci notamment par des contrôles. À Genève, peu d’infractions sont commises ces dernières années, et encore moins dans l’espace public. La preuve : nous lisons dans le Diagnostic Local de Sécurité 2013 que « le volume d’interventions a diminué ». Par contre, « la courbe est clairement ascendante pour les contrôles de police ». Dans ce même texte nous apprenons qu’ « en l’espace de 7 ans, les contrôles de police ont en effet augmenté de près de 240% ».
Nous sommes face à un changement politique de la répression. Encore une fois, nous n’avons pas besoin de chercher très loin pour vérifier cette hypothèse. La police genevoise nous l’affirme noir sur blanc : « Le changement de paradigme de la police vers une police plus proactive, intensive dans les quartiers plus chauds, va dans la bonne direction ». La proactivité, à l’opposé de la réactivité (intervention suite à un appel), consiste à un « modèle [...] de lutte contre l’insécurité », et non pas contre la délinquance.
Issu du domaine de la psychologie comportementaliste, « proactif » est un néologisme anglais qui se réfère au libre choix et qualifie, selon l’Académie Française, « une personne qui prend sa vie en main et refuse de se laisser diriger par les évènements extérieurs ». Ce terme a vite trouvé une place dans le langage économique de marché, et notamment dans le management. Or ces dernières quarante années, différentes polices à l’échelle internationale, et chacune avec ses propres particularités, se réforment vers un modèle de police à deux composantes [2]. D’une part, il s’agit de la police de proximité, dont les agents se répartissent des territoires spécifiques et a comme objectif d’entendre les craintes de la population et d’y répondre. D’autre part, la police se « managérialise », ce qui se traduit principalement par l’élaboration d’une série d’indicateurs et d’outils qui mesurent sa performance, et notamment en matière de prévention. L’efficacité de ces méthodes fait l’objet d’un débat [3] à part entier que nous n’abordons ici qu’à travers notre terrain.
La Police genevoise traverse alors sa restructuration en « unités proactives ». « C’est-à-dire qu’elles sont capables de créer leur propre marché » [4] selon Mathieu Rigouste. Ce marché se crée à chaque fois qu’au moins un seul agent est persuadé qu’un crime a été commis, qu’un.e criminel.le doit être identifié.e et qu’il suffit de révéler l’affaire par ses propres initiatives. Ainsi s’opèrent la recherche du.de la criminel.le présumé.e et celle du crime présumé, que nous venons de présenter. Ainsi s’opère également la fabrication du « crime ». Dans cette démarche, les critères socio-raciaux, ce que l’on nomme souvent « précarité », sont des motifs qui seuls justifient cette proactivité. C’est sur ces conditions que la police se base pour déduire qu’un.e usagèr.e, par exemple non-francophone, a certainement participé à commettre une infraction. Et cette déduction a des effets réelles : contrôle, interpellation, interrogatoires, confiscation des biens et ainsi de suite. Avec un taux de criminalité en chute, la police genevoise a besoin de produire des chiffres afin de se créer une raison d’être et surtout de justifier sa politique en matière de répression.

De la violence visible à la violence ordinaire, le cas du contrôle

Selon Didier Fassin [5], le contrôle dit « banal » est une occasion, voire la seule, que la police puisse s’offrir pour établir ce contact dans l’espace public. L’espace public devient le terrain où se confirme et se maintient l’inégalité sociale. « Le contrôle d’identité est un pur rapport de force qui fonctionne comme un rappel à l’ordre – non pas à l’ordre public, qui n’est pas menacé, mais à l’ordre social », résume-t-il. Étant donné la baisse de délinquance à Genève accompagnée par une hausse remarquable des contrôles, ce « rappel à l’ordre social » semble se trouver au centre des préoccupations de la police genevoise. À travers ces interactions de routine, souvent accompagnés par une fouille, pratique très invasive, les agents ont l’occasion de rappeler aux usagèr.e.s leur place de dominé.e.s dans cette société. L’attitude des agents, décrite ici, pose le cadre de cette expérience ordinaire :

[les policiers] sont là, des dieux, et puis les usagers c’est que de la merde. [...] Je trouve que c’est tellement abusé qu’il n’y a plus rien au-delà. Ils peuvent faire quoi... Je ne vois pas pire. Du coup je trouve que ça s’est énormément dégradé.

L’humiliation exercée au quotidien par la police dans le but du maintien de l’ordre social devient ainsi une violence ordinaire, difficilement identifiable au point où l’on peut l’ignorer. Elle se pratique sans scrupules dans les alentours du Quai 9. C’est alors dans cet espace que la police ramène les jeunes candidats afin de faire une démonstration de ses opérations les plus banales :

Un jour, il faisait super beau, [les usager.e.s] étaient dehors, ils avaient plein de bières, ils étaient tout joyeux. Ils attendaient l’ouverture après la pause. Et il y a un policier en bleu avec une dizaine de futurs recrues qui sont là pour voir s’ils ont envie de bosser chez les flics, pour voir d’avance dans quoi ils s’engagent. Ils ne sont pas en uniforme mais ils sont tous avec des gilets de sécurité. Donc ils était quand même fichés que ce n’est pas le groupe de jeunes qui se ballade. C’est quand même dans un cadre de police, d’une visite avec un flic qui leur montre un peu comment ils vont travailler dans le futur. Et effectivement ils arrivent vers le Quai 9. C’est très intéressant, je trouve aussi, que le flic leur montre : « On vient ici souvent » et puis comment ils pratiquent leur devoir.
“Il y avait un bonhomme, de religion musulmane qui ne boit pas, qui était dehors, en train d’attendre l’ouverture au Quai 9. Donc, [le policiers et les jeunes candidats] arrivent direct sur ce bonhomme, le seul rebeu qui était dans le tas, et puis [le policier] dit : « Alors toi, machin, vide tes poches ». ça se passe devant le Quai 9, dehors du Quai 9, sur le début de la rue de la Servette. C’était en pleine journée, début de l’après-midi vers 15h, où il y a plein de gens dans la rue, il y a des bus qui passent, des passants. Et puis il le fouille. Il regarde les paperasses, malgré que le flic connaissait par cœur l’identité de ce bonhomme. Et puis il a fini par lui faire baisser son pantalon, en plein milieu de la rue. [Le flic] était assez fier de ses actes, de montrer aux futurs flics que : « Voilà, on fait notre boulot bien, et s’il cache quelque chose dans le slip on voit » [...] Si moi je baisse mon froc dans la rue, je me fais arrêter pour exhibitionnisme, et il y a des gens qui appellent les flics pour ça. [...] On a réagi, on s’est fait envoyer chier en [nous] disant qu’ils faisaient leur boulot. Et puis, dans les 10-15 futurs flics, il en y avait qui étaient surpris, dégoûtés, il y en avait qui rigolaient, il y en avait qui ont sorti leur téléphone pour filmer.
[...] Si [l’usager] avait de la came, qu’il n’en avait pas, il avait complètement le droit de l’avoir. Parce qu’il est dépendant et on ne peut pas lui enlever ce truc. Ils ne l’ont même pas embarqué [pour le fouiller à nu au poste]. En plus je crois que c’était ciblé, c’était très facile de choisir. Il y avait des blondinets aux yeux bleus qui parlaient couramment le français. Ce bonhomme parle aussi couramment le français. Mais il est un peu basané, avec un peu les cheveux bouclés. [...] Je ne sais pas si [les jeunes candidats] vont vouloir devenir flic. Y en a qui ont rigolé et ont filmé. Peut-être eux oui.

Ce témoignage, aussi choquant qu’il soit, n’est malheureusement pas une exception. Comme le souligne Mathieu Rigouste, nous ne sommes pas face à des bavures racistes de la part de la police, mais face à son fonctionnement ordinaire. C’est l’État même qui a besoin de l’inégalité sociale pour exister. Et ce besoin fondamental est satisfait par la police, à savoir l’institution étatique dont l’objectif premier est le maintien de l’ordre social.

Effets durables et moins coûteux

Ainsi les forces de l’ordre vulnérabilisent les consommateurs.trices et les maintiennent en situation de vulnérabilité individuelle par tous les moyens. Contrairement aux violences physiques, où seul le corps est affecté, les violences morales atteignent la personne toute entière. Didier Fassin qualifie à juste titre ses effets de « durables » et de « moins coûteux » car ils relèvent des pratiques basées sur l’expérience ordinaire. Il rajoute que « la répétition des mêmes expériences dans une routine mortifiante est une véritable éducation physique au cours de laquelle on intériorise sa place sociale ». Comme le soulève le témoignage de la consommatrice que nous venons de transcrire ici, à force d’être traité.e de « toxe » ou de « merde », on finit par (penser) l’être.

Michael Cetewayo Tabor dans Capitalisme + Came = Génocide [6]] présente de manière très limpide le rôle que joue la drogue, et notamment l’héroïne dans la société capitaliste. Dans son texte, il fait sortir la dépendance de la sphère du « problème » individuel. Non seulement il la place dans un antagonisme de classes, mais il la nomme également « peste ». Et qui dit « peste » ne peut pas s’empêcher de penser à la « ville pestiférée » de Michel Foucault :

Cet espace clos, découpé, surveillé en tous ses points, où les individus sont insérés en une place fixe, où les moindres mouvements sont contrôlés, où tous les évènements sont enregistrés, où un travail ininterrompu d’écriture relie le centre et la périphérie, où le pouvoir s’exerce sans partage, selon une figure hiérarchique continue, où chaque individu est constamment repéré, examiné et distribué entre les vivants, les malades et les morts - tout cela constitue un modèle compact du dispositif disciplinaire. À la peste répond l’ordre […].
La ville pestiférée, toute traversée de hiérarchie, de surveillance, de regard, d’écriture, la ville immobilisée dans le fonctionnement d’un pouvoir extensif qui porte de façon distincte sur tous les corps individuels - c’est l’utopie de la cité parfaitement gouverné [7].

Contact (pour toute remarque/commentaire/question de fond ou de forme) : desordresocial@riseup.net

P.S.

Note sur le genre grammatical :
Les personnes interviewées ont employé dans leurs témoignages le masculin générique. Les citations issues de ces témoignages sont retranscrites telles quelles. De notre côté, nous utilisons le langage épicène pour les consommateurs.trices étant donné la mixité qui ressortait de ces témoignages. Afin d’assurer l’anonymat des personnes interviewées, usagères et professionnelles, nous avons opté pour la féminisation de celles-ci. Quant aux agents de police, nous avons utilisé le masculin car, d’un côté il n’y aurait pas de présence féminine sur ce terrain, et d’un autre pour signifier ce rapport de domination par l’écriture.

Agenda

Drogue et ordre social

 jeudi 20 juin 2019  18h30 - 20h30
 jeudi 20 juin 2019
18h30 - 20h30
 Silure,

 

3 Sentier des Saules

Documents joints

Notes

[1Mathieu Rigouste, La Domination policière, Une violence industrielle, La Fabrique 2012

[2Maillard Jacques, Réformes des polices dans les pays occidentaux. Une perspective comparée, dans Revue française de science politique, 2009/6 (Vol. 59), p. 1197-1230. [https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2009-6-page-1197.htm

[3Purenne Anaïk, Aust Jérôme, Piloter la police par les indicateurs ? Effets et limites des instruments de mesure des performances , dans Déviance et Société, 2010/1 (Vol. 34), p. 7-28. [https://www.cairn.info/revue-deviance-et-societe-2010-1-page-7.htm

[4Mathieu Rigouste dans l’entretien La domination des surexploités est l’un des piliers de la police, L’Humanité.fr, mardi 15 janvier 2013 [http://www.humanite.fr/societe/mathieu-rigouste-la-domination-des-surexploites-es-512870

[5Didier Fassin, La Force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Paris, Seuil 2011

[6Michael Cetewayo Tabor, Capitalism plus dope equals genocide, 1969, New York, traduit et présenté par les éditions Premiers Matins de Novembre et le Collectif Angles Morts, [http://www.bboykonsian.com/attachment/558300/

[7Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 2006 (1975)

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