Féminismes - Luttes Queer

To do-list : luttes féministes

Au lendemain de la marche de nuit féministe qui n’a pas eu lieu, je me sens débordée à la fois d’une rage contenue et d’une solitude inconsolée. Cette émotion, la puissance de groupe contre un ennemi commun - le patriarcat et le capitalisme - est une force inestimable qu’il faut entretenir.

Genève |

J’adresse ce mot à moi-même, comme piqûre de rappel, en guise de post-it pour ne pas oublier. Au lendemain de la marche de nuit féministe qui n’a pas eu lieu, je me sens débordée à la fois d’une rage contenue et d’une solitude inconsolée.

L’absence souligne l’importance des choses, et là, cette marche m’a profondément manquée. Que s’est-il passé les deux dernières années ? Ces marches, sans mecs cis, la nuit, à plein, créent pour un instant cet espace si précieux et nécessaire à la vie d’une femme.x : un moment pour décharger notre rage, notre colère, toute cette injustice, un sas pour rendre cette violence qui nous est imposée, un mouvement pour hurler ensemble et d’une seule voix combien ce monde sexiste et patriarcal nous dégoûte. Ces deux dernières marches, c’était crier de toutes nos forces « nous sommes forte, fières, féministes et en colère » jusqu’à perdre la voix, c’était voir mes copines splendides dans leur détermination à écrire des « rage » sur les murs, mais surtout : constater que nous pouvons être fâchées, unies, puissantes et y croire. Cette émotion, la puissance de groupe contre un ennemi commun - le patriarcat et le capitalisme - est un trésor précieux, une force inestimable qu’il faut entretenir.

Décharger notre rage, notre colère, toute cette injustice, pour rendre cette violence qui nous est imposée, un mouvement pour hurler ensemble et d’une seule voix combien ce monde sexiste et patriarcal nous dégoûte

Cette année, je suis arrivée comme une fleur sans avoir participé à rien avant. J’avais juste les mots d’Andrea Dworkin dans le coeur.

« Les gens, comme nous le rappellent constamment les pseudo-égalitaristes, meurent toujours trop jeunes, trop tôt, trop isolés, trop pleins d’angoisse insupportable. Mais qu’elles soient célèbres ou inconnues, riches ou pauvres, seules les femmes meurent une à une, isolées, étouffées par les mensonges emmêlés dans leur gorge. Seules les femmes meurent une à une, essayant jusqu’à la dernière minute d’incarner un idéal que leur imposent les hommes qui veulent les user jusqu’à la corde. Seules les femmes meurent une à une, souriant jusqu’au dernier moment - sourire de la sirène, sourire de l’ingénue, sourire de la folle. Seules les femmes meurent une à une, polies à la perfection ou débraillées derrière des portes verrouillées, trop désespérément honteuses pour appeler à l’aide. Seules les femmes meurent une à une, convaincues que si seulement elles avaient été parfaites - parfaite épouse, mère ou putain elles n’en seraient pas venues à haïr autant la vie, à la trouver si étrangement pénible et vide, elles-mêmes si irrémédiablement confuses et sans espoir. Les femmes meurent, pleurant non pas la perte de leur vie mais leur inexcusable incapacité d’atteindre la perfection telle que les hommes la définissent en leur nom. Les femmes tentent désespérément d’incarner un idéal féminin défini par les hommes, parce que leur survie en dépend. L’idéal, par définition, réduit la femme à sa fonction, la prive de toute individualité centrée sur ses intérêts et ses choix, ou sans utilité pour l’homme selon l’ordre masculin des choses. Cette monstrueuse quête féminine d’une perfection définie par les hommes, si intrinsèquement hostile à la liberté et à la dignité, mène inévitablement à l’amertume, paralysie ou la mort ; mais, tel le mirage dans le désert, l’oasis nourricière que l’on ne trouve pas, la survie n’est promise que dans cette conformité et nulle part ailleurs.

Comme le caméléon, la femme doit se fondre dans son environnement, sans jamais signaler les qualités qui la distinguent, parce que ce serait attirer sur elle l’attention meurtrière du prédateur. Elle est, en réalité, un gibier pourchassé - c’est ce qu’affirment si fièrement tous les auteurs, savants et philosophes du coin. Tentant de conclure un marché, la femme dit à l’homme : Je viens à toi, à tes conditions. Elle espère alors que la misogynie meurtrière de l’homme ciblera une autre femme, moins ingénieuse et enthousiaste à se conformer. Dans les faits, elle offre en rançon les décombres de sa vie - ce qui en reste après qu’elle a renoncé à son individualité - en promettant de rester indifférente au sort des autres femmes. Cette adaptation sexuelle, sociologique et spirituelle, qui agit comme mutilation de toute capacité morale, constitue le premier impératif de survie pour les femmes vivant sous la suprématie masculine.

[…]

Les témoignages portant sur le viol, les coups du mari, la grossesse imposée, la boucherie médicale, le meurtre à motivation sexuelle, la prostitution forcée, les mutilations physiques, la violence psychologique sadique et d’autres éléments courants du vécu des femmes, qu’ils soient excavés du passé ou relatés par des survivantes contemporaines, devraient nous laisser le coeur marqué, l’esprit angoissé, la conscience bouleversée. Mais ce n’est pas le cas. Si nombreux que soient ces récits, quelle que soit leur clarté ou leur éloquence, leur amertume ou leur désolation, on pourrait aussi bien les murmurer au vent ou les écrire sur le sable : ils disparaissent, comme si de rien n’était. On fait la sourde oreille ; les voix et les histoires suscitent des menaces et sont rejetées dans le silence ou détruites ; le vécu de souffrance des femmes est enseveli dans le mépris et l’invisibilité culturelle. Comme le témoignage des femmes n’est pas et ne peut être corroboré par le témoignage d’hommes ayant vécu les mêmes événements et leur accordant le même poids, il y a occultation de la réalité même de cette violence, malgré son omniprésence et sa constance accablantes. Cette réalité devient occultée dans les transactions de la vie quotidienne, occultée dans les livres d’histoire, par omission, et occultée par les gens qui se prétendent sensibles à la souffrance mais sont aveugles à cette souffrance-là.

Et si une femme, une individue et des milliards avec elle, ne croit pas en sa propre existence et ne peut donc valider l'authenticité de sa souffrance, cette femme se voit effacée, oblitérée, et le sens de sa vie, quel qu'il soit, quel qu'il aurait pu être, est perdu.

Le dilemme, pour dire les choses simplement, tient à ce que l’on doit croire en l’existence de quelqu’un avant de reconnaître l’authenticité de sa souffrance. Ni les hommes ni les femmes ne croient à l’existence des femmes comme êtres doués d’importance. On ne peut tenir pour réelle la souffrance de quelqu’un qui, par définition, n’a aucun droit reconnu à la dignité ou à la liberté, quelqu’un que l’on perçoit, en fait, comme quelque chose, un objet ou une absence. Et si une femme, une individue et des milliards avec elle, ne croit pas en sa propre existence et ne peut donc valider l’authenticité de sa souffrance, cette femme se voit effacée, oblitérée, et le sens de sa vie, quel qu’il soit, quel qu’il aurait pu être, est perdu. Cette perte ne peut être calculée ou prise en compte. Elle est immense, terrible, et rien ne pourra jamais la compenser.

Personne ne peut endurer une vie dénuée de sens.

Les femmes luttent pour le sens de la même façon qu’elles luttent pour la survie : en s’attachant aux hommes et aux valeurs que respectent les hommes. En se vouant aux valeurs masculines, les femmes tentent d’acquérir de la valeur. En prônant le sens masculin, les femmes tentent d’acquérir du sens. Soumises à la volonté masculine, elles placent en la soumission le sens même de la vie d’une femme. De cette façon, si grande que soit leur souffrance, elles n’éprouvent pas l’angoisse d’admettre consciemment que, parce qu’elles sont des femmes, on leur a dérobé la capacité de volonté et de choix, sans laquelle aucune vie ne peut avoir de sens. »

Je n’ai rien fait pour cette marche et le reste et je le regrette. Je remercie de tout mon coeur les meuf.x.s qui ont organisé tous ces événements. il en faut du courage pour se rappeler combien ces moments sont importants et prioritaires. Je ne peux plus arriver chaque année fatiguée, submergée par d’autres soucis quotidiens type le travail, les projets, les machins. Participer à créer des moments de forces collectives est indispensable. Nous luttons pour notre vie. Nous luttons pour du sens.

Ce mot, ce post-it, vaut bien plus qu’une liste de course.

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