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Thème du mois : Impérialisme suisse #4.2 - Holcim, une entreprise tellement suisse : Suprémacisme de classe, de genre et de race

Le thème du mois sur l’impérialisme suisse continue sur Renverse.co et avec lui un décorticage en trois épisodes de l’entreprise Holcim. S’intéresser au modèle de cette entreprise aide à comprendre comment la Suisse s’impose comme une des principales puissances impérialistes du monde bien qu’elle n’ait jamais eu de véritables colonies.

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Retrouvez l’article précédent : Holcim, une entreprise tellement suisse 1/3 - Du père fondateur au commerce avec les nazis

Holcim, une entreprise tellement suisse 2/3 - Suprémacisme de classe, de genre et de race

En 2002, le rapport Bergier est présenté au public. Celui-ci fait suite aux démarches entreprises dès 1995 aux Etats-Unis par des personnes juives méprisées par les banques suisses dans leur recherche de fonds déposés par des victimes de l’extermination nazies. Comme les banques suisses avaient négocié un accord en 1998, des voix considéraient que ce travail n’avait plus d’utilité. Kaspar Villiger, Président de la Confédération, n’avait-il pas bien résumé la situation dans ses réflexions à l’occasion du 50e anniversaire de la fin de la Guerre en expliquant les "erreurs" de la Suisse par les multiples menaces que les puissances de l’Axe faisaient peser sur le pays. "Le système totalitaire qu’elles prônaient était en complète contradiction avec nos idéaux démocratiques et humanitaires. Une idéologie, fondée sur des thèses raciales, et un nationalisme exacerbé étaient inconciliables avec le multilinguisme et le multiculturalisme de notre petit Etat [...] prédestiné" à mettre en oeuvre des valeurs telles que "démocratie, bien-être, justice sociale et respect des droits de l’homme." Même si la Commission Bergier n’a pas reçu les soutiens nécessaires à l’accomplissement complet de sa mission, elle à néanmoins montré que, contrairement à l’analyse de Kaspar Villiger, idéaux suisses et nazisme pouvaient faire bon ménage. Un des sujets qu’elle a traité est celui de l’emploi de prisonnier.ères de guerre et de travailleur.euses forcé.es dans les filiales de sociétés suisses :

"On ne connaît pas le nombre de travailleurs forcés et prisonniers de guerre dans les filiales suisses. Nous ne savons même pas le nombre exact de ces filiales ; d’autre part, les indications quantitatives n’ont qu’une valeur relative ; la proportion d’étrangers a considérablement varié selon le moment, le secteur ou la région. En admettant que les quatre plus importantes filiales suisses au Pays de Bade – Aluminium-Walzwerke Singen, Aluminium GmbH Rheinfelden, Georg Fischer (Singen) et BBC (Mannheim) – aient occupé à elles seules plus de 4000 ouvriers étrangers en juillet 1944, on peut considérer comme une limite inférieure le chiffre articulé par la presse de 11 000 travailleurs forcés et prisonniers de guerre employés dans les filiales suisses sur l’ensemble du territoire du Reich."

Dans un tableau intitulé "Proportion de travailleurs étrangers en mars–avril 1943 dans les filiales suisses examinées et jugées « importantes dans l’optique de la guerre »", deux entreprises sont ajoutées aux quatre ci-dessus : Vereinigte Aluminium-Giessereien, Villingen et Lonza-Werke Waldshut. Dans un document établi en 2000, le journaliste de l’ATS Roderick von Kauffungen en mentionne encore sept de plus : Tonerdewerk Martinswerk Bergheim/Erft, Portland Zementwerk Goileschau, Maggi Singen, Erste Deutsche Ramie-Gesellschaft Emmendingen, Escher-Wyss Ravensburg, Escher-Wyss Lindau, Nestlé Milchwerk Kappeln.

Nous savons du premier épisode de cette série, “Du père fondateur au commerce avec les nazis”, que l’entreprise Escher-Wyss était alors la propriété de Jakob II Schmidheiny depuis qu’il l’avait reprise en 1936 avec Hans Gygi, fils du fondateur d’Holderbank Adolf Gygi et beau-frère de son neveu Ernst II. Le nom des propriétaires d’Escher-Wyss n’apparait pas dans le rapport Bergier, le recours au travail forcé au sein de la DAZAG / Eternit Berlin, entreprise dans laquelle Ernst II et son frère Max étaient très directement impliqués, non plus. La seule occurence liée à la famille Schmidheiny est celle-ci :

"Heinrich Wild, qui était entré en 1908 chez Carl Zeiss à Léna et y avait développé en tant qu’ingénieur en chef le secteur optique civile et militaire jusqu’à la fin de la guerre, créa en 1921, avec du capital de Schmidheiny et des mandats de développement du Service technique militaire, un atelier à Heerbrugg dans le Rheintal saint-gallois pour la fabrication d’instruments géodésiques et optiques à des fins militaires."

Ce "capital de Schmidheiny" vient de Jakob II. En 1925, Heinrich Wild donne une idée de la manière dont il entend développer ses affaires : "le traité de paix interdit aux entreprises allemandes de fabriquer du matériel de guerre. Heerbrugg peut par conséquent prendre en quelque sorte la succession de Zeiss." Une orientation à laquelle Wild sera fidèle durant la Deuxième Guerre mondiale :

"De 1940 à 1944, Wild a exporté pour 30,3 millions de francs d’optique (militaire), dont 13,3 millions vers l’Allemagne, 7,7 millions vers la Suède et 4,3 millions vers la Roumanie pour sa campagne contre l’Union soviétique. Ces chiffres n’incluent pas les livraisons de Wild à Bührle (Wild équipait ses canons de systèmes optiques de visée depuis 1936)."

Emil Bührle testant un canon Oerlikon à bord d’un Dornier Superwal

Pour la famille Schmidheiny, la Deuxième Guerre mondiale est l’occasion de commercer avec les puissances de l’Axe comme les Alliés. En 1940, Ernst II en vient même à quitter la Suisse alémanique pour s’installer à Céligny afin de s’assurer que son frère Max et lui ne se retrouvent pas dans le même camp en cas de division de la Suisse le long de la frontière linguistique. Hors des zones de conflit, les affaires de la famille se développent également. Ainsi, le 22 avril 1941, Max fonde Everite Limited en Afrique du sud, pays où une cimenterie dirigée par Ernst II avait été créée aux environs du Cap trois ans plus tôt avant de fusionner, en 1942, avec Anglo Alpha Cement Limited. Everite a pour domaine d’activité l’amiante, minerai dont d’importants gisements se trouvent sur place. Combiné avec du ciment, il est la base des produits Eternit. Ceux-ci vont contribuer à la fortune de la famille Schmidheiny. Mis au point par l’ingénieur autrichien Ludwig Hatschek à la fin du XIX siècle, le brevet de cette invention a ensuite été vendu par licence.

Carte de l’Afrique du Sud illustrant l’emplacement des anciennes mines, usines et lignes de chemin de fer qui transportaient l’amiante vers les ports pour l’exportation.

En 1920, Jean Baer et Ernst I Schmidheiny rachètent Eternit Suisse, entreprise née en 1903. La société holding Amiantus est fondée en 1923 avec pour objectif de prendre des participations dans des industries d’amiante, d’Eternit et de liants. Eternit a toujours été contrôlée par des familles de référence : les Emsens en Belgique, les Cuvelier-Piérard en France, les Schmidheiny en Suisse. Une prise de participation d’Amiantus dans Eternit Belgique va permettre le développement conjoint des deux entreprises.

Groupes Eternit suisse et belge : le contrôle par l’investissement. Tiré de de Maria Roselli, The asbestos lie, 2014

Selon M. Roselli (2008), la branche suisse avait la direction des activités dans les pays de langue allemande, au Moyen-Orient et en Amérique Latine, tandis que la branche belge contrôlait les filiales dans le Benelux, en Afrique Noire et en Asie.“Ces informations proviennent d’un article d’Alain Finet et Romina Giuliano intitulé”Le groupe cimentier Eternit et le scandale de l’amiante : essai d’explication par la gouvernance". Publié en 2012, il contient des éléments intéressants sur le monde des Emsens, Cuvelier-Piérard et autres Schmidheiny :

"De l’évolution de la famille [Schmidheiny], plusieurs traits caractéristiques peuvent être mis en évidence :
  • Il y a une volonté transgénérationnelle de multiplication des biens familiaux ;
  • La famille cultive le goût pour la discrétion ; contrairement aux deux autres familles, il n’y aurait pas d’alliance matrimoniale leur permettant de consolider leur capital économique. Ce constat est corroboré par la lecture de l’arbre généalogique de la famille ;
  • Les filles sont systématiquement exclues de la vie des affaires et reçoivent leur part d’héritage en argent liquide ou en participations minoritaires ;
  • À nouveau, comme pour les Piérard, il semble y avoir un recours quasiment systématique à certains prénoms ;
  • Les héritiers sont censés faire leurs preuves au sein des entreprises qu’ils vont, par la suite, diriger ;
  • La gestion des entreprises est dédicacée à certains membres masculins de la famille : Holderbank était ainsi dévolue à Thomas et Eternit à Stephan."

Thomas et Stephan, ce sont les fils de Max, sur lesquels nous reviendrons plus tard. Quand au fait que, chez les Schmidheiny, “contrairement aux deux autres familles, il n’y aurait pas d’alliance matrimoniale leur permettant de consolider leur capital économique”, des exemples semblent montrer le contraire. Ainsi, Ernst II épouse Anna Maria Gygi, fille du fondateur d’Holderbank Adolf Gygi ; sa soeur Marie-Louise épouse Anton Schrafl II, fils d’Anton Schrafl I, président des CFF (1926-1938) puis directeur de l’Office central des transports internationaux par chemins de fer (1938-1943). Nous retrouverons bientôt leur fils, Anton Schrafl III, ou Anton E. Schrafl, dont la soeur Annette épouse Gustav Grisard, un des rares membres suisses de la Société du Mont-Pèlerin, structure fondée en 1947 pour la promotion du néolibéralisme dont une des expressions les plus célèbres est l’alliance d’Augusto Pinochet et des Chicago Boys de Milton Friedman.

Le commerce de la famille Schmidheiny avec l’appareil nazi fut suffisamment discret pour ne pas la prétériter au sortir de la guerre. Au contraire, l’Allemagne fut un pays où elle pu lucrativement participer à la reconstruction. Notons que, comme le montre le cas d’Eugen Schwab dans le premier épisode de cette série, le degré de collaboration toléré avant que des conséquences ne soient envisagées était assez élevé. C’est ce que raconte aussi la carrière de l’avocat Conrad Meyer, étudiée dans le volume 9 des travaux de la Commission Bergier, “Camouflage, transfert, transit. La Suisse, plaque tournante des opérations occultes du régime nazi (1938–1952)” :

“Membre de 18 conseils d’administration, presque tous liés à l’Allemagne (15/18 entreprises sur listes noires alliées) [...] Participe à certaines opérations de camouflage, notamment création d’entreprises fictives [...] Authentique profiteur de guerre (là l’enrichissement est évident). Inquiété à la fin de la guerre, mais s’en tire grâce à son réseau social inscrit dans la bonne société zurichoise (Max Schmidheiny, Dietrich Schindler, Heinrich Blass, Hans Hürlimann, etc.). En 1948, va même présider la nouvelle chambre du commerce Allemagne-Suisse et il sera au faîte de sa carrière en 1955, quand les relations entre les deux pays seront à leur apogée.”

Authentique profiteur de guerre (là l’enrichissement est évident). Inquiété à la fin de la guerre, mais s’en tire grâce à son réseau social inscrit dans la bonne société zurichoise (Max Schmidheiny, Dietrich Schindler, Heinrich Blass, Hans Hürlimann, etc.)

"Max Schmidheiny", "la bonne société zurichoise". C’est dit. Holcim, comme l’ensemble des entreprises liées à la galaxie Schmidheiny, donne à voir la vision du monde d’un groupe de personnes qui se considèrent au-dessus des autres et fondées à utiliser tous les moyens pour s’enrichir. Il s’appuie sur des arguments religieux, comme le résume Maria Roselli en s’appuyant sur un document de Werner Catrina :

« La religiosité n’a jamais été de façade dans le clan, mais elle fait partie de la philosophie et de l’éthique de la famille. La doctrine calviniste de la prédestination a donné sa base et son sens au travail de ses fondateurs. La sobriété de l’enseignement de Zwingli et de Calvin, l’éthique du travail des deux réformateurs ont influencé l’activité des Schmidheiny. C’est le travail, à tous les niveaux, qui donne sens à la vie calviniste », écrivait Werner Catrina dans son Eternit-Report publié en 1985. Cette conception d’un capitalisme intègre illustre de manière exemplaire la notion développée par Max Weber sur le lien entre l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1905)."

La doctrine calviniste de la prédestination est un ferment majeur du suprémacisme blanc. Ce n'est donc pas un hasard que la famille Schmidheiny se soit sentie chez elle dans l'Afrique du Sud de l'apartheid ainsi qu'au sein de la Swiss-South African Association, "Un organe du capital helvétique en Afrique du Sud"

La doctrine calviniste de la prédestination est un ferment majeur du suprémacisme blanc. Ce n’est donc pas un hasard que la famille Schmidheiny se soit sentie chez elle dans l’Afrique du Sud de l’apartheid ainsi qu’au sein de la Swiss-South African Association, “Un organe du capital helvétique en Afrique du Sud” pour reprendre le sous-titre d’un ouvrage de David Gygax sur le sujet publié en 2001 et présenté ainsi par Sandra Bott dans la Revue suisse d’histoire en 2003 :

“Dans son étude, David Gygax a choisi d’analyser les relations entre la Suisse et l’Afrique du Sud par le biais d’une association privée et très discrète, la Swiss-South African Association (SSAA), qui a réuni, depuis sa création en 1956 jusqu’à aujourd’hui, des représentants influents des cercles financiers et industriels suisses dans la conquête du marche sud-africain. On retrouve à la présidence ou comme membres de ce cercle, des personnalités telles que Adolf Jann (directeur général de l’Union de Banques Suisses), Ernst Schmidheiny (président de Holderbank), Dieter Bührle (directeur general et propriétaire d’Oerlikon Bührle) ou encore Georg Sulzer (président de Gebrüder Sulzer AG) [...] Pour expliquer les fondements d’une telle Organisation, l’historien revient sur les conditions politiques et sociales en vigueur en Afrique du Sud, qui font de ce pays un partenaire économique particulier. Depuis l’arrivée au pouvoir en 1948 du Parti National afrikaner, le pays vit sous le régime de l’apartheid : les blancs détiennent le pouvoir politique et économique, les non-blancs représentent une main-d’oeuvre bon marché à laquelle on refuse tout droit politique et pratiquement toute possibilité de s’organiser pour revendiquer et défendre ses propres besoins et aspirations. En parallèle à l’intégration de la discrimination raciale dans les lois, le Gouvernement nationaliste poursuit dès ses débuts une politique très libérale en ce qui concerne les importations de capitaux étrangers et offre un certain nombre d’avantages et de garanties aux investisseurs internationaux, par exemple la possibilité de rapatrier librement le capital investi. Si ce système politique et économique garantit la protection des investissements helvétiques en Afrique du Sud, il représente un potentiel point de friction politique en Suisse et mérite donc une attention particulière. C’est pourquoi certains dirigeants d’importantes firmes helvétiques, intéressés par les possibilités de profit qu’offre le marche sud-africain au sortir de la Seconde Guerre mondiale, voient l’avantage de fonder une Organisation qui permette non seulement d’intensifier les relations économiques entre les deux pays, mais également de défendre et protéger leurs intérêts (présents et à venir) en Afrique du Sud contre diverses attaques, et particulièrement celles que pourrait susciter la nature raciste du régime sud-africain.”

FOR USE BY WHITE PERSONS, panneau de l’époque de l’apartheid

Avant de se pencher plus avant sur les activités des Schmidheiny en Afrique du Sud et au sein de la Swiss-South African Association, passons par une autre structure réunissant plusieurs multinationales suisse dans laquelle cette famille est également très impliquée, Industrie-Holding. Sabine Pitteloud consacre une importante partie de sa thèse présentée à la Faculté des Sciences de la Société de l’Université de Genève en 2019, "« Les invisibles deviennent visibles » : le rôle politique des multinationales et les débats sur l’internationalisation en Suisse [1942-1993]", à cette association créée durant la Seconde Guerre mondiale par plusieurs multinationales industrielles suisses afin de défendre leurs intérêts auprès des autorités fédérales. Elle nous apprend ceci :

"Lors de sa constitution décidée à Lausanne le 10 novembre 1942, Industrie-Holding compte huit grandes entreprises industrielles suisses, possédant des filiales à l’étranger [...] L’entreprise Nestlé a joué un rôle particulièrement important durant les premières années d’existence d’Industrie-Holding [...] Outre Nestlé, la famille Schmidheiny a une influence durable sur Industrie-Holding avec trois générations qui se succèdent pour défendre les intérêts des multinationales [Ernst Schmidheiny, administrateur-délégué d’Holderbank, Max Schmidheiny, Stephan Schmidheiny.] En 1948, Industrie-Holding déplace son secrétariat, qui était jusqu’alors à Vevey dans les locaux de Nestlé, à Berne « [...] afin de bénéficier de la proximité des services fédéraux avec lesquels il doit traiter constamment » [...] Le comité du groupement aborde ponctuellement la question de savoir quelles sont les approches à privilégier avec les autorités : visites ciblées auprès des fonctionnaires concernés, visites de courtoisie, invitations à dîner, etc [...] « De l’avis de M. Schmidheiny, des visites faites avant des négociations déterminées auprès du fonctionnaire compétent pour discuter d’un point particulier sont plus efficaces que des visites de courtoisie rendues par une délégation à des fonctionnaires haut placés » [citation tirée du procès- verbal de la 21e séance du Comité, à l’Hôtel Schweizerhof, Bern, 21.06.1949.]"

Industrie-Holding pour Max, la Swiss-South African Association pour Ernst II ne sont que deux lieux parmi lesquels les deux frères exercent leur influence. Au fil du temps, en plus des affaires familiales telles qu’Eternit, Hiag, Holderbank ou Wild, ils vont multiplier les sièges dans les conseils d’administration : ceux du Crédit Suisse, de la Genevoise, de Landis & Gyr, de BBC, de Motor Colombus, pour le premier, de l’Union de banques suisses et de Swissair, pour le second. Crédit Suisse pour Max, Union de banques suisses pour Ernst II. Si l’accès au soutien des banques se trouve assuré, les Schmidheiny s’intéressent également à l’argent public. Conseiller national de 1959 à 1963, Max s’engage avec succès pour la création d’une garantie contre les risques à l’investissement (GRI), instrument qu’Industrie-Holding juge indispensable dans la course aux marchés émergents mais que d’autres franges du patronat perçoivent comme une dangereuse entorse au dogme de la non-intervention de l’État dans l’économie.

"Dans la circulaire que le Vorort envoie à ses membres en décembre 1960, l’association souligne [...] les problèmes que pose la GRI en termes d’interventionnisme étatique [ ...] Max Schmidheiny [...] écrit au Vorort à ce sujet et, derrière les formes de politesse usuelles, critique vivement certaines tournures et expressions utilisées dans la circulaire, notamment la notion de « socialisation des risques » (« Sozialisierung des Risiko ») [...] La formule de « socialisation des risques » contrarie aussi fortement la Société suisse des industries chimiques (SSIC), qui fait part de son mécontentement au Vorort [...] L’industrie chimique est très intéressée à protéger les investissements, car de plus en plus de pays en voie de développement posent comme condition que la production de médicaments soit effectuée sur place. Les milieux privés ont tendance à développer une rhétorique victimisante, jugeant leurs investissements en proie aux attaques arbitraires et à la violence potentielle des États. À propos de l’interventionnisme, Max Schmidheiny ajoute enfin que la Suisse aurait beaucoup à perdre si elle laisse la main à ses concurrents pour des « motifs libéraux mal placés »."

 La formule de « socialisation des risques » contrarie aussi fortement la Société suisse des industries chimiques (SSIC), qui fait part de son mécontentement au Vorort [...] L’industrie chimique est très intéressée à protéger les investissements, car de plus en plus de pays en voie de développement posent comme condition que la production de médicaments soit effectuée sur place. »

On comprend bien ce que recouvre les “motifs libéraux mal placés” pour les Schmidheiny : tout ce qui peut mettre à mal la “White-Supremacist Capitalist Patriarchy” pour reprendre les termes de Bell Hooks.

Page de publicité vantant l’entreprise de l’empire Schmidheiny Everite dans "PUBLIC WORKS OF SOUTH AFRICA" en janvier 1948

Dans "The asbestos lie" (2014), Maria Roselli nous apprend qu’à partir de 1942, environ cinquante-cinq mille personnes travaillaient pour le réseau d’entreprises Schmidheiny pendant le régime de l’apartheid sud-africain ; la majorité des travailleurs étaient des noirs, qui n’avaient aucun droit légal. L’un des dix mille travailleurs sud-africains exposés depuis des décennies à des substances cancérigènes à leur insu est Fred Gonna. Pendant vingt-cinq ans, Gonna a travaillé dans l’usine Everite à Brackenfell. Il se souvient très bien de son passage dans « l’usine avec beaucoup de poussière » :

"Il y avait de la poussière partout. Personne ne nous a dit que c’était mortel. Si l’un de nous tombait malade, l’entreprise le ramenait dans son pays natal. Personne ne savait pourquoi les ouvriers tombaient malades. Les explications n’ont commencé que dans les années 1980, lorsque les syndicats se sont organisés à Everite. La direction a été mise sous pression et elle a réalisé qu’elle ne pouvait plus garder le silence. Ils ont distribué des dépliants pour nous dire de faire attention à la poussière. Ils ont appelé la poussière mortelle d’amiante « Monsieur Fibre » dans ces dépliants et nous ont dit que ce monsieur ne nous ferait rien tant que nous ne le dérangerions pas. Mais si nous le dérangions, cela deviendrait dangereux. C’était absurde. Ils nous traitaient comme des enfants stupides. Ils auraient dû dire que la poussière d’amiante provoque le cancer."

Production d’amiante et sensibilisation aux dégâts. Tiré de de Maria Roselli, The asbestos lie, 2014

En effet, la poussière d’amiante, minerai qui, mêlé au ciment, est à la base d’Eternit et de la fortune des Schmidheiny, provoque le cancer. La négation criminelle de ce constat par certains milieux est raconté ainsi par Alain Finet et Romina Giuliano :
"Dès 1906, des liens entre exposition aux fibres d’amiante et décès professionnels sont manifestement établis ; plusieurs occurrences de mésothéliome vont également être constatées dans les années 1930 mais ces observations n’ont a priori que peu de consistance scientifique et sont systématiquement contestées par Eternit.

En 1929, afin de créer des usines dans des pays neutres, de regrouper les achats d’amiante, de mettre en commun certaines connaissances techniques mais également pour lutter contre la guerre des prix, les différentes entreprises européennes Eternit se sont réunies en cartel, la SAIAC (Sociétés Associées d’Industries Amiante-Ciment) ; cette association avait également pour objectif de centraliser toutes les informations scientifiques sur les dangers de l’amiante afin d’assurer la canalisation de celles-ci. Évidemment, à l’époque, les relais médiatiques étaient peu présents et les conséquences sanitaires de l’utilisation de l’amiante demeuraient relativement confinées et la SAIAC va constituer l’organe officiel d’institutionnalisation de la négation des problèmes sanitaires engendrés par l’amiante.

Toutefois, en 1964, un congrès de médecine se déroula à New York (présidé par les docteurs Selikoff et Churg) et a débouché sur la concrétisation d’un ouvrage de plus de 700 pages au sein duquel est consignée toute la connaissance nécessaire pour gérer le risque d’amiante en compilant des études épidémiologiques précises. Les conclusions de cette conférence scientifique furent confiées aux industriels qui qualifièrent les deux docteurs de dangereux… « Notre souci est actuellement de trouver un moyen d’empêcher Selikoff de créer des problèmes et d’influencer notre chiffre d’affaires », Owens Corning (1964).

Les milieux patronaux vont infiltrer les conseils et commissions censés évaluer les risques engendrés par l’utilisation de l’amiante. À chaque apparition d’une nouvelle évidence des conséquences oncologiques provoquées par l’amiante, les milieux patronaux trouveront une parade afin de poursuivre leurs activités sans y apporter de modifications fondamentales alors qu’ils ne pouvaient pas ne pas ignorer les désastres sanitaires latents."

Cet important congrès présidé par les docteurs Selikoff et Churg se tient alors que les activités de la famille Schmidheiny en Afrique du Sud sont en croissance, comme on peut le lire dans l’étude "Zementierte Profite – verwässerte Nachhaltigkeit" publié par MultiWatch en 2012 et dont sont tirés la plupart des éléments qui suivent.

Page de publicité vantant l’entreprise de l’empire Schmidheiny Anglo Alpha dans "Die Suid-Afrikaanse instituut van Siviele ingenieurs - The South African Institution of Civil Engineers" en juillet 1956

Les années 1960 et 1970 voient Anglo Alpha se développer en reprenant plusieurs petites entreprises. Dans les années 1980, Anglo Alpha détient 35% du marché sud-africain. Holderbank n’est alors pas seulement impliquée dans Anglo Alpha, mais dispose également d’un système d’investissement extrêmement large dans le secteur des matériaux de construction. En 1988, selon une liste de la Confédération internationale des syndicats libres (CISL), Holderbank détenait des intérêts dans 144 entreprises et sociétés différentes en Afrique du Sud.

Par l’intermédiaire d’Anglo Alpha, Holderbank contrôlait toute la chaîne de production des matériaux de construction. Même Cappa-Sacks, le fabricant des sacs en papier dans lesquels le ciment était rempli, faisait partie de l’empire Holderbank. Le groupe Asbesco, qui exploitait plusieurs mines d’amiante en Afrique du Sud et en Rhodésie (aujourd’hui Zimbabwe), et Everite n’étaient pas affiliés à Anglo Alpha mais contrôlés par la famille Schmidheiny. Même si Anglo Alpha, Everite et Asbesco étaient formellement trois groupes d’entreprises différents, des liens très étroits existaient entre eux. Cela apparaît clairement dans la composition de leurs conseils d’administration. Des représentants de la famille Schmidheiny ou des collaborateurs de longue date de l’entreprise, qui ont également déterminé l’orientation de la société mère en Suisse, ont joué un rôle crucial dans les conseils d’administration des trois filiales sud-africaines.

Entre 1958 et 1980, les activités en Afrique du Sud ont contribué à environ 10% des revenus totaux d’Holderbank. A partir de 1980, les revenus des investissements sud-africains ne sont plus mentionnés dans les rapports annuels. La rentabilité du travail en Afrique du Sud peut être illustrée plus en détail par les chiffres de 1970 : alors que la participation sud-africaine dans l’ensemble du groupe ne représentait que 5,8%, la part des bénéfices de la même année était de 10,3%. "L’« Anglo-Alpha-Cement » de Johannesburg paie ses employés blancs neuf à douze fois autant que ses travailleurs noirs. Le salaire des Noirs est bien en dessous du minimum vital" nous apprend Jeanlouis Cornuz" dans "Domaine public" en 1974.

L'« Anglo-Alpha-Cement » de Johannesburg paie ses employés blancs neuf à douze fois autant que ses travailleurs noirs. Le salaire des Noirs est bien en dessous du minimum vital" nous apprend Jeanlouis Cornuz" dans "Domaine public" en 1974.

Campagne Anti-Outspan, Genève, Halte à la collaboration suisse en afrique du sud, Bienne Hiver 1977/1978

Anton E. Schrafl a joué un rôle crucial pour Holderbank en Afrique du Sud. Le neveu de Max et Ernst II Schmidheiny a fait ses premières expériences en Afrique du Sud en tant que stagiaire dans l’entreprise familiale dans les années 1950. À partir de 1960, il travaille comme directeur chez Holderbank et à partir de 1969, il est membre du conseil d’administration. Il a occupé le même poste chez Anglo Alpha à partir du début des années 1970. En tant que directeur d’Holderbank, il entretenait des relations étroites avec le régime de l’apartheid de l’époque et, à partir de 1982, il travailla pendant plus de vingt ans en tant que président de la SSAA pour de bonnes relations entre la Suisse et l’Afrique du Sud.

L’ancien président de la banque nationale Fritz Leutwiler (au milieu) lors d’une rencontre avec le ministre sud-africain des affaires étrangères Botha (à dr.) et le responsable de la South African Reserve Bank, de Kock, en 1986.

Même le discours Rubicon du président sud-africain Pieter W. Botha en août 1985, dans lequel il réaffirmait qu’il ne permettrait pas de négociations sur l’abolition de l’apartheid et que Nelson Mandela ne serait pas libéré de prison, n’a pas fait douter Schrafl. Après la fin de l’apartheid, en 1992, Schrafl a continué à défendre sa position, affirmant qu’un exode de toutes les entreprises étrangères aurait ruiné le pays et que la présence d’entreprises internationales pendant l’apartheid avait bénéficié à la population noire. Holderbank avait eu des activités en Afrique du Sud avant l’apartheid et s’appuyer sur un régime particulier plutôt qu’un autre n’aurait pas eu de sens. Les cimenteries sont des investissements à long terme et ce n’est pas possible de fermer et s’enfuir quand un gouvernement ne vous convient pas.

Anton E. Schrafl est mort en 2013 d’un cancer dû à l’amiante. Né en 1932, il a vécu bien plus confortablement et longtemps que l’immense majorités des victimes du même mal, dont il a bon nombre sur la conscience.

Retrouvez la semaine prochaine le troisième épisode de la série : Holcim, une entreprise tellement suisse

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