Le 21 novembre 1995, la tenue d’un défilé militaire à Genève suscite l’ire de la population dans un canton où règne un fort ressentiment contre cette institution. Un manifestation est organisée pour empêcher qu’il ait lieu et des émeutes secouent la ville jusqu’au soir, des vitrines tombent, et on résiste à la police durant plusieurs heures d’affilée. Le contraste avec la situation actuelle en ce mois de novembre est saisissant. Alors que la vie sociale est entravée par les mesures sanitaires, le mouvement social reste encore atone et le stress pandémique complique considérablement toute velléité d’auto-organisation. On ne peut donc qu’être déçu en bien lorsque l’on se plonge dans les archives des séquences de luttes passées.
C’est pourquoi le Silure a décidé de republier cet article sur le défilé militaire du journal français Apache, édité à Paris par des personnes issues de la mouvance squat. Seules quelques coquilles ont été corrigées. La collection complète a été numérisée par les camarades d’Archives autonomie et nous les remercions ! Une exposition sur ce contre-défilé aura bientôt lieu au Silure, plus d’infos dès que possible.
Le mois de novembre a vu le réveil de Genève, et la fin (momentanée) de cette insouciance si frappante quand on découvre ce pays (qui n’est pourtant que la façade d’un état répressif). En effet un colonel de l’armée, Duchosal, a voulu organiser un défilé militaire pour, selon lui « réconcilier les genevoisES avec leur armée ».
Pour mieux comprendre cette phrase, un petit rappel historique concernant Genève s’impose.
- Le 9 novembre 1932, un meeting fasciste se tient à Genève, une manifestation organisée par la « gauche ») se dirige vers le palais des expos où se tient le meeting. A une centaine de mètres du but, les militaires barrent la route, devant la volonté des manifestantEs de continuer ils tirent, tuant 13 personnes.
- En 1989, une initiative nationale du GSSA [1] pour l’abolition de l’armée recueille 36% de oui au niveau fédéral. Ce qui est notable, c’est que dans deux cantons le oui est majoritaire : le Jura et Genève.
- Il n’y a pas eu de défilé militaire à Genève depuis plus de 10 ans.
Donc, dans ce contexte, ce cher colonel « Duce-sal ») propose une grande manifestation militaire. Il ne pense pas seulement organiser un défilé mais aussi différentes activités éducatives. Il propose de faire intervenir l’armée dans les écoles, une exposition pour montrer le bel armement, un concert gratuit le soir pour les amoureuxSES des marches militaires. Même le défilé doit être imposant, il est censé traverser la ville pour que tout le monde puisse bien en profiter. Mais s’il propose autant, c’est qu’il sait qu’il va y avoir des oppositions et que son programme va être réduit. En effet, dès l’annonce des réjouissances des réactions se font entendre. D’abord, celle positive de la part du chef la police, Ramseyer, mais le contraire aurait été surprenant vu le personnage. La réaction du GSSA consiste à lancer une pétition qui recueille 10’000 signatures en deux semaines pour l’annulation du défilé.
L’accord final maintient l’expo et le concert, mais le défilé est beaucoup plus court (moins d’un kilomètre) et se déplace sur les bords du lac plutôt qu’en plein centre ville. Comme le défilé n’a pas été annulé différentes actions sont prévues. Dès le 15 novembre un spectacle d’une quinzaine de filles enchaînent chants, perfos, poèmes, peintures avec des projections simultanées de diapos, tout ça contre l’armée. Les deux jours suivants des perfos et actions ont lieu en plein centre ville pour interpeller les passants. Le samedi 18 une manif, organisée par le GSSA, a lieu et environ 1000 personnes sont présentes et assistent à des discours de « personnalités ». Certaines personnes ne sont pas satisfaites de l’antimilitarisme de bonne conscience de cette dernière prestation et veulent montrer leur désaccord le jour même du défilé et appellent donc à une manif pour le 21 qui doit débuter à quelques centaines de mètres du rendez-vous des militaires. Le GSSA considérant que ce serait une provocation n’appelle qu’à un petit rassemblement en fin de soirée devant la pierre commémorative des morts de 1932. A partir de là des affiches assez radicales commencent à fleurir dans la ville. Le 21, le rendez-vous est donné à la fameuse horloge fleurie, une demi-heure avant le défilé. Là se retrouvent environ 500 personnes, dont beaucoup masquées ; il y a beaucoup de jeunes. Une banderole faite de plusieurs matelas mis côte-à-côte prend la tête du cortège, mais, très vite, un barrage de keufs bien équipés empêche la progression. Ensuite, tout part très vite : avertissements des keufs, réponses aux cocktails de la part des manifestantEs. Les matelas sont enflammés et lancés sur les robocops, jets de peinture, de pétards et affrontements à coup de bâtons Nos amis les bêtes, eux, utilisent des gaz, des lances à eau et, évidemment, les si indispensables matraques !
Cela dure une bonne demi-heure avec en prime une voiture militaire renversée et incendiée. Voyant la situation bloquée, le cortège repart pour essayer de rejoindre le défilé par un autre chemin, mais, de nouveaux barrages et de nouveaux affrontements avec, ce coup-ci, l’aide d’un chantier qui fourni les manifestantEs en provisions. Les possibilités d’intervenir sur le défilé étant definitivement bloquées, le cortège se dirige sur le centre ville en direction de l’arsenal. Chemin faisant, le quartier commerçant est traversé. Là, des vitrines de banques et de Mac Donald sont brisées ainsi que celle d’un magasin religieux. Sous le coup des charges de flics, le cortège se divise un peu, mais tout le monde se regroupe pour aller devant l’arsenal qui est correctement protégé.
Même scénario qu’en début d’après-midi, sauf que là, les interpellations commencent. Cependant, deux personnes ayant été attrapées par des flics en civil ont pu être libérées par d’autres gens qui avaient vu la scène (ils finiront la manif menottés). Ensuite, le groupe se dirige vers la caserne où attendent aussi les militaires armés de jolies barres ; des pierres volent, et les manifestantEs décident de se rendre au rendez-vous du GSSA. A l’arrivée, il y a très peu de monde. Gilardi
[2] prend le micro et des discussions ont lieu entre le GSSA qui veut « calmer les esprits pour éviter les débordements » et les jeunes qui refusent la récupération politicienne et veulent montrer leur détermination antimilitariste et leur insatisfaction générale face à une société qui se veut très conciliante, mais où l’argent et le luxe côtoient la répression et le racisme (mesures de contraintes). A ce moment, c’est le grand retour en force des flics, en réponse une barricade est érigée grâce à des palissades. Les charges de keufs se succèdent face à des groupes qui se déplacent dans la ville. Un hélicoptère suit les manifestantEs avec un énorme projecteur ce qui facilite la chasse. Tout se termine vers 9 heure du soir, alors que les policiers sont de plus en plus violents.
A part ce cortège, d’autres actions ont été menées en opposition au défilé. Des personnes ont éssayé d’arrêter les militaires en se couchant devant les chars, il y a eu aussi des bateaux sur le lac avec des banderoles antimilitaristes. Chaque fois les policiers sont intervenus de manière rapide et violente. Ceux et celles qui se sont couchéEs devant les chars ont eu aussi à encaisser les insultes des pro-défilé, parfois plus virulentEs que les keufs. Il y eu aussi plusieurs petits groupes de manifestantEs qui essayaient de bloquer la circulation à différents endroits de la ville.
Le résultat de l’entêtement de Duchosai est que 1’700 militaires ont défilé sur moins d’un kilomètre protégés par un dispositif impressionant de flics (toute la police de Genève était mobilisée, tous les congés ayant été suspendus). 9 personnes ont été interpelées, dont 7 mineurEs et plusieurs matraquées. Parmi les interpeléEs, un homme d’une trentaine d’année qui voyant la violence avec laquelle les flics chargeaient, a jeté un pot de fleur de chez lui (troisième étage) sur les forces de l’ordre. Il a été accusé de tentative de meurtre alors que le pot a atteri à plusieurs mètres des policiers et que son geste était plus une réaction à la violence policière qu’autre chose.
Le soir même, la solidarité s’organise, on essaye de savoir qui a été interpelléE et une manif pour la levée des inculpations est prévue pour le samedi suivant. Les interpeléEs sont conduitEs en prison mais seront relachéEes dès le lendemain. A la manifestation de samedi, sont présentes environ 2’000 personnes, ainsi qu’un important dispositif policier.
Pendant des semaines, la presse ne parle que du défilé, certainEs parlant de casseurSEs, d’autres parlant de violence policière et de provocation de la part de Duchosal et Ramseyer. La presse a même parlé de casseurSEs professionnelLEs venant de l’étranger (la presse raciste ? Vous plaisantez j’espère !). De toute manières tout le monde est surpris par la détermination des jeunes, qui malgré les charges se regroupaient toujours pour repartir (il y avait beaucoup de mineurEs). Pendant des semaines, les débats vont bon train sur le malaise des jeunes.
Début janvier, l’affaire reprend avec la plainte d’une banque (UBS : Union des Banques Suisses) pour bris de vitrines (selon eux, environ 300’000 francs français de dégâts). Sur dénonciations, des jeunes sont convoquéEs. Comme par hasard ils/elles sont proches ou membres d’un groupe d’une vingtaine de jeunes très actifs/ves (répression ciblée envers les milieux radicaux et squatters). Un d’eux/elles sera détenu plusieurs jours. Un concert sauvage de soutien est organisé devant la prison pour sa libération. Finalement, grâce à des témoignages l’inculpation est levée : le signalement fait par le dénonciateur ne correspondant pas à l’arrêté. Fin janvier, une manifestation pour la levée des inculpations a lieu, de la peinture et des pétards sont jetéEs sur l’arsenal, devant la caserne et sur la banque qui a portée plainte, ainsi que sur le palais de justice et sur les policiers. Quelques journalistes prennent aussi des couleurs, mais quand on est menteurSEs professionnelLEs au service de l’Etat et du côté de la répression, on doit s’attendre à tout.
Maintenant, tout le monde attend les procès en espérant une forte mobilisation et solidarité s’il y a des condamnations.
A Genève tout n’est pas insouciance, la contestation est là, elle couve et parfois explose malgré la répression et les tentatives de récupérations. Je crois que pour une fois, il y a eu le feu au lac !
Josépaldir