À QUELLE HEURE PASSE LE TRAIN ? RENCONTRES CINÉMA(S) ET PSYCHIATRIE(S)
« Il s’agissait avant tout d’être solidaire de gamins afin qu’ils échappent au sort que la société leur réservait ». C’est ainsi que Jacques Lin caractérise l’expérience de la prise en charge d’enfants autistes, jugés irrécupérables, menée à partir de 1968 dans une ferme située dans les Cévennes avec Fernand Deligny et d’autres « présences proches ». Cette solidarité dont parle Jacques Lin, s’est tissée à partir de différentes activités conduites collectivement : cuisine, élevage, maraîchage, promenades, dessins. Et au milieu de ces gestes coutumiers, le cinéma s’est parfois trouvé une place. C’est à travers les films qui découlent de cette tentative - Le moindre geste, Projet N - que l’on s’est rendu compte que psychiatrie et cinéma avaient probablement à faire ensemble. Cela nous a donné le désir de chercher. Non pas des films sur la folie, ou sur les fous (Hollywood ou Netflic encore, excellent dans le domaine), mais où le cinéma (voir et entendre) est le lieu d’un travail en commun et un point de rencontres possibles. Dès lors, on tâchera d’ouvrir quelques fenêtres chaque mois au sujet de ces questions. Avec aussi l’envie que ces séances s’enrichissent d’interventions, de discussions et de débats.
Ils sont assis, sur les marches en pierre un peu sales du château, par toutes les saisons. On n’est pas sûr qu’ils regardent la pelouse devant eux, avec les grands chênes, au fond, et la plate-bande de roses maigres, au premier plan, ni les allées et venues des autres, des voitures, des chiens. Ils attendent. Tu emploies, pour désigner cette attente, un mot, abwarten, « attente de rien ». Tu dis que les psychotiques sont comme des colis en souffrance, oubliés dans une gare de campagne. Quand ton ami et maître en psychiatrie, le catalan François Tosquelles, est venu te voir à la clinique de La Borde, il a dû regarder les marches et t’a posé une seule question : « À quelle heure passe le train ?... » Marie Depussé, À quelle heure passe le train... conversations sur la folie
https://spoutnik.info/cycle/a-quelle-heure-passe-le-train-rencontres-cinemas-et-psychiatries/
CHAPITRE 1 : Olivier Derousseau, Isabelle Ogilvie et Anne-Marie Faux
DREYER POUR MÉMOIRE – EXERCICE DOCUMENTAIRE + NAGER ; COMME SI C’ÉTAIT HIER + ISABELLE OGILVIE IN MEMORIAM
DI 5 MARS, 17h00
suivi d’un banquet-repas-discussion en présence d’Olivier Derousseau
ACCOSTER + DE NOS PROPRES MAINS
LU 6 MARS, 20h30,
en présence d’Olivier Derousseau
BRUIT DE FOND, UNE PLACE SUR LA TERRE + HIVER À VIVIERS
MA 7 MARS, 20h30,
en présence d’Olivier Derousseau
On ouvre ce chapitre avec la venue d’Olivier Derousseau. Cela fait vingt ans que ce bonhomme compose quelque chose avec le territoire français. Si l’on dit bonhomme, c’est qu’il est difficile de lui assigner une étiquette ou un rôle. Tantôt cinéaste, tantôt travailleur social, tantôt metteur en scène, tantôt militant, tantôt poète, il met - avec d’autres - toutes ses valises à l’épreuve. Ces autres, ce sont souvent des personnes en situation de handicap, des chômeur.eus.es, précaires ou pour reprendre les termes d’Olivier Brisson, « des personnes traversées par des effondrements ou des ébranlements plus ou moins sévères ». Ça se passe par exemple à Roubaix, avec Anne-Marie Faux,
auprès de la compagnie l’Oiseau mouche, qui compte une vingtaine de comédien.ne.s professionnel.le.s, personnes en situation de handicap mental (DREYER POUR MÉMOIRE). Cela se passe dans et autour d’une maison en ruine, à Lille (ACCOSTER). Cela se passe aussi avec des patient.e.s au centre hospitalier François Tosquelles, à Saint Alban (DE NOS PROPRES MAINS). Ou alors cela se passe simplement avec Isabelle de Paris, Grenoble, Lussas, Cerbère, jusqu’à Porbou (NAGER COMME SI C’ÉTAIT HIER). Et ailleurs encore. Au départ de tout cela, il y a une immense colère adressée à l’endroit de cette France : ses surveillants, politiciens, bureaucrates, supermarchés, protocoles, mesures, réformes qui continuent encore d’aliéner le pays. Alors, toujours cette même question : comment résiste-t-on ? Après avoir gueulé, essayons de se réunir avec celles et ceux qu’on ne veut pas réunir et qu’on préfère exclure. Lorsqu’on s’est entretenu avec Olivier pour préparer sa venue, il a décrit ainsi sa démarche : « C’est quoi les conditions matérielles d’élaboration d’une rencontre ? Que ça ne soit pas seulement la case du programme de réinsertion mais que ça puisse effectivement transformer quelque chose en mettant un outil (le cinéma par exemple) au milieu. Et c’est précisément ça dont on est empêché très souvent et c’est ça qu’il faut construire ». En effet, dans chacun de ses films, des exercices se font, se vivent, s’éprouvent sous nos yeux, pour fabriquer un “nous”. Mais il n’y a, ici, nulle tricherie, car on voit d’abord ce qui est empêché, la communion n’est pas donnée d’emblée et sera possible qu’à certaines conditions que les films se donnent les moyens de créer. Et à nous, spectateur.ice.s et témoins, nous est donc confiée la responsabilité morale de reconnaître que la rencontre fut possible, sera dès lors encore possible et qu’il y a nécessité qu’elle reste toujours possible. C’est habité, affecté, touché par cette transmission que l’on souhaite passer ces films plus loin.
Ne vous fai pas trop de bil avec moi toujour plin de courage. Mets-moi un instant la main sur le front pour me donner du courage.
DREYER POUR MÉMOIRE – EXERCICE DOCUMENTAIRE, Anne-Marie Faux et Olivier Derousseau, France, 2004, 59’
Il existe un lieu à Roubaix, la Cie de l’Oiseau Mouche, qui accueille et forme des travailleurs/ acteurs handicapés, c’est-à-dire déclarés et identifiés comme tels. Des amis. Qui travaillent. Trente- cinq heures par semaine. Cette compagnie domiciliée au lieu dit « leGarage » produit avec ces acteurs des spectacles. Et en reçoit aussi. Ces acteurs sont les protagonistes du film. Cette compagnie est aussi un C.A.T.(Centre d’Adaptation par le Travail). Les C.A.T. sont plus généralement des lieux d’exploitation et de sous-traitance dont les résidents vivent de maigres subsides et de travail ; le travail étant envisagé sous l’angle de l’accueil, de la socialisation et du rendement. Le film tente de faire face à cet ensemble de problèmes.
NAGER ; COMME SI C’ÉTAIT HIER, Isabelle Ogilvie et Olivier Derousseau, France, 60′, 2011
Ce film, coréalisé, est l’évocation d’un voyage qui commence à Roubaix, passe par Paris, Grenoble, Lussas, Cerbère, jusqu’à Porbou. Le mémorial Walter Benjamin est à Porbou. En 2003, Isabelle Ogilvie est actrice dans un film d’Olivier Derousseau, Dreyer pour mémoire. C’est dans ce contexte qu’elle transmet une irrépressible envie : « faire du cinéma ». Nous sommes en 2011, un film s’achève. Il figure l’histoire d’une rencontre et d’un malentendu. Rencontre d’un homme et d’une femme qui tente de vérifier ce qu’égalité veut dire et malentendu à propos du destin des images.
ISABELLE OGILVIE IN MEMORIAM, Olivier Derousseau, France, 2006, 15’
Il y a Bruno, Baptiste, Jean Baptiste, Nathalie, Élisa, Sébastien, Olivier, Chantal, François, les enfants dans la cour, le gîte, le paysage, le son les caméras. Et Isabelle Ogilvie inoubliable au milieu du monde parmi ses camarades de cinéma.
ACCOSTER, Olivier Derousseau, France, 2007, 55’
Un départ, la fin de quelque chose. Nous devions quitter une maison promise à la démolition. Cette maison, lilloise – de bois recouverts d’une peau de briques, autrefois habitée par des bourgeois en villégiature, fut un refuge pour des gens qu’on ne tarda pas, à l’aube du XXIe siècle, à qualifier « de précaires ». Ses murs et fenêtres furent témoins d’événements heureux, de déchirures, d’arrivées impromptues, de décisions sans retour, de sommeils et de veilles indécentes, de préparations laborieuses. Je me suis mis à photographier cette maison alors qu’il fallait en partir. Il s’avère qu’à ce moment-là, la pensée et le travail de Fernand Deligny occupaient une place quotidienne. Ces phrases notamment : » Nous sommes hantés par un peuple d’images, si vous entendez hanter comme quelqu’un d’antan l’aurait entendu, c’est-à-dire habités tout simplement. Mais aussi : « le cinéma, un toit pour les images qui n’ont plus de maisons ». Un livre de Jacques Rancière aussi : « Courts voyages au pays du peuple ». Il fallait quitter une demeure à demeurés et envisager un accostage. O.D
DE NOS PROPRES MAINS, Olivier Derousseau, France, Saint Alban sur Limagnole, 2014’ 30’
Fabriqué en Compagnie de Patients et Soignants du centre hospitalier François Tosquelles.
BRUIT DE FOND, UNE PLACE SUR LA TERRE, Olivier Derousseau, France, 2001, 45′,
Quelque chose ne passe pas, on pourrait dire le passé c’est ce qui ne passe pas. Soit une projection, soit dans cette projection un trajet qui passe par l’aire des champs d’amour, va jusqu’au bout de l’Europe dans l’embouchure voir passer le grand fleuve et ses chariots de plaintes. Au commencement, au départ, on se place, nous sommes placés dans une zone obscure limitée par l’impossibilité de faire fond sur une distinction nette entre un “ nous ” et un “ eux ” comme si elle était déjà donnée. Cette distinction flotte comme quelque chose qui pourrait nous saisir, quelque chose qu’il y aurait à construire. Quelqu’un parle au présent mais c’est du passé, c’est une projection, c’est un film. Un film où l’on entend parler un employé de l’usine monde, mon frère. Ce qu’on y voit pendant, ce sont de pauvres images qui tentent de montrer ce que dehors la nuit nous observons alors que cette parole nous travaille ; des lieux communs. Des images en lutte pour devenir des plans. Et puis il y a un passage comme qui dirait un passage de témoin dans un relais. Quelqu’un prends la parole ; nous passons d’un registre à un autre, on pourrait dire du positif au négatif. Et consubstantiellement, le film se barre. Apparaît ce qui pourrait être nécessaire : une colère qui s’incarne dans la douceur et le désespoir. Colère de femme marquée par le désir et d’en finir, et pourquoi pas d’en découdre avec l’incommensurable servitude volontaire qui chaque jour nous apporte son lot de nouvelles molles et dévastatrices, même si par ici nous survivons à nos problèmes. Besoin du cinéma afin de “ diagnostiquer ” un nous en tant que quelque chose d’abord nous regarde, et voir le monde depuis le lieu fraternel, mais pas nécessairement confortable, de l’autre ; besoin du cinéma afin qu’apparaisse, comme une conséquence, une figure qui porte sa parole. Le prolétariat.
HIVER À VIVIER, Olivier Derousseau, 40’, 2008
Réalisé à l’école de la deuxième chance en compagnie de jeunes chômeurs et chômeuses, Viviers au Court. Prod : La Pellicule Ensorcelée.