Depuis septembre 2020, à la suite d’une décision de justice du tribunal cantonal genevois, les livreuses et livreurs alimentaires de notre cité ont changé de statut, passant du soi-disant statut d’autoentrepreneur.euse.s à celui de salarié.e.s. Face à cette transformation statutaire qui semble réjouissante, notre équipe d’animatrices et animateurs sociaux s’est mobilisée pour réaliser une évaluation actualisée des conditions de travail des livreur.euse.s, pour déterminer si des problématiques demeurent, si de nouveaux besoins sont apparus, et pour constater si leurs prétendus droits de salariés sont véritablement appliqués. Ainsi, depuis huit mois, nous allons à la rencontre des livreuses et livreurs, aux abords des restaurants genevois, et nous interrogeons leurs conditions de travail. Notre étude statistique, qui compte une cinquantaine de réponses, et les environ 500 entretiens de rue que nous avons réalisés, nous permettent aujourd’hui de mieux connaître la réalité professionnelle des livreur.euse.s. Une réalité choquante, qui malgré son revêtement salarial continue de placer ces travailleur.euse.s dans des conditions matérielles rudement précaires.
Point organisation :
Depuis la salarisation des livreur.euse.s en 2020, l’organisation de la livraison alimentaire genevoise s’est segmentée en plusieurs entités. Les services de livraison traditionnels tels que UberEats ou Smood n’engagent pas directement les livreur.euse.s, mais mandatent différentes entreprises de « prêt de service » qui sont à leur tour chargées de contractualiser les travailleur.euse.s.
Notre intervention nous a permis d’identifier trois principales organisations de la livraison alimentaire genevoise : Uber Eats qui mandate plusieurs entreprises de prêt de service dont une principale, Chaskis ; Smood qui mandate l’entreprise de prêt de service Simple Pay ; et Just-Eat qui embauche elle-même ses livreur.euse.s. Les conditions de travail des livreur.euse.s sont ainsi variables, selon le service de livraison qui chapote leur activité et selon l’entreprise de prêt de service qui les embauche. Une cacophonie organisationnelle qui va de pair avec la confusion ambiante en ce qui concerne l’organisation du travail, la distribution des horaires, la communication interne, l’application des lois du travail et le juste versement des salaires.
Un travail de funambule chez Chaskis :
Les livreur.euse.s embauché.e.s sont ainsi soumis.es à un barème de productivité : réaliser une moyenne d'environ trois courses par heure (...) qui implique, pour être atteint, le non-respect des règles de circulation routière.
Dans l’entreprise de prêt de service Chaskis, mandatée par Uber Eats, la carotte et le bâton semblent se situer du côté des horaires. Les livreur.euse.s embauché.e.s sont ainsi soumis.es à un barème de productivité : réaliser une moyenne d’environ trois courses par heure. Un barème qui ne tient pas compte des aléas du réel, lorsqu’aucune commande n’est reçue par le.la travailleur.euse pendant une heure par exemple, et qui implique, pour être atteint, le non-respect des règles de circulation routière. Dans le cas où cette moyenne de productivité n’est pas atteinte, les livreur.euse.s se voient retirer du temps de travail le mois suivant. En cas de mauvaise note accordée par le.la client.e, le renouvellement des horaires est également menacé. Un livreur Chaskis nous raconte :
« une fois, du coca s’est renversé dans le sac, le client m’a mis une mauvaise note, et l’on m’a retiré une partie de mes horaires du mois suivant ».
Nombreux sont les livreur.euse.s Chaskis qui racontent ces incessants changements d’horaires, variant au gré de l’évaluation de leur productivité, des retours de la clientèle, mais parfois aussi sans grande raison, comme un message implicite venant de la hiérarchie. Cette situation place les livreur.euse.s dans une perpétuelle pression de voir leurs horaires renouvelés et donc leurs revenus maintenus. De fait, ce manque de sécurité et de pérennité des revenus contraint les livreur.euse.s dans leurs engagements parallèles au travail : contracter un bail est rendu plus difficile par exemple, entretenir une famille également.
De fait, ce manque de sécurité et de pérennité des revenus contraint les livreur.euse.s dans leurs engagements parallèles au travail : contracter un bail est rendu plus difficile par exemple, entretenir une famille également.
Des travailleur.euse.s payé.e.s au mouvement chez Simple Pay :
L’entreprise de prêt de service Simple Pay, mandatée par Smood, semble quant à elle s’amuser des dispositions légales de 2020. Ainsi, l’entreprise respecte effectivement l’imposition des 23.- de l’heure, mais exclusivement du début à la fin des commandes effectuées par les livreuses et livreurs. Lors des multiples temps d’attente, composante inévitable d’une journée de livraison, les travailleur.euse.s sont alors tenu.e.s d’être bénévolement à disposition, aux abords des restaurants et sous n’importe quelle météo. Nous avons donc plusieurs témoignages de livreur.euse.s Simple Pay, qui travaillent quelques 35 heures par semaine pour des revenus mensuels d’environ 2’000.-, car une partie non négligeable du temps de travail, délimité par l’entreprise, est destinée à attendre une nouvelle commande. Un livreur nous partage :
« Parfois, mes horaires m’obligent à être disponible de 18h00 à 00h15, sauf qu’à partir de 23h00 la plupart des restaurants ferment, et plus personne ne commande. Je suis pourtant obligé de rester là, dans le froid, à attendre une éventuelle commande, et pendant tout ce temps je ne suis pas payé ».
Une situation insupportable qui, au-delà de l’insécurité financière évidente, place les travailleuses et travailleurs en complète dépendance de la demande en matière de livraison alimentaire. Simple Pay peut ainsi se décharger de cette responsabilité, pourtant propre aux entreprises, d’assumer sa place sur le marché. Les livreur.euse.s se voient quant à eux chargés d’un double poids sur les épaules.
Lors des multiples temps d’attente, composante inévitable d’une journée de livraison, les travailleur.euse.s sont alors tenu.e.s d’être bénévolement à disposition, aux abords des restaurants et sous n’importe quelle météo.
Les conditions de travail de nos livreuses et livreurs
Aucun espace de repos – À l’exception de Just-Eat et de vagues ouvertures des bureaux de Chaskis, en des lieux et horaires inadaptés, les différents services de livraison ne mettent aucun espace commun à disposition de leurs salarié.e.s. Au-delà du besoin négligé d’un lieu accessible, couvert et chauffé, qui permette aux livreuses et livreurs de se reposer lors de moments sans commande, les travailleur.euse.s se retrouvent ainsi dispersé.e.s et isolé.e.s dans les rues de Genève, ayant pour seul bureau le guidon de leur vélo, et pour uniques possibilités de rencontre et de fédération quelques brefs échanges informels aux abords des restaurants.
Un manageur numérique - Le principal « manageur », qui dirige le travail des livreur.euse.s et qui fait office de première interface entre les travailleur.euse.s et les employeur.euse.s, c’est l’application mobile liée à leur service de livraison. Une application déshumanisée capable de déterminer la position des livreur.euse.s en temps réel, les heures de connexion de chacun, la rapidité avec laquelle sont réalisées les livraisons, mais incapable de s’adapter lorsque des imprévus humains surgissent. Un livreur en particulier nous raconte :
« Un jour, je suis tombé à vélo au travail et je me suis gravement blessé. Je ne pouvais pas terminer ma livraison, alors j’ai tenté d’appeler mes supérieurs, sans succès. J’ai réessayé plusieurs fois mais ne recevais jamais de réponse. Mon médecin a finalement dû me mettre en arrêt pendant deux semaines. J’ai envoyé mon arrêt à l’entreprise, mais n’ai à nouveau pas reçu de réponse. Puis, au bout de deux semaines, je reçois un avertissement automatique pour baisse de productivité et l’on m’informe que des heures me seront retirées le mois prochain. Après d’autres tentatives, j’ai finalement réussi à entrer en contact avec eux et à régler cette affaire… ».
Les entreprises liées à la livraison alimentaire semblent donc déléguer leur devoir de gestion et de communication à des automates, déshumanisant le rapport entre employeur.euse.s et salarié.e.s, au service probablement du sacré rendement et d’un isolement qui éloigne toujours plus les travailleur.euse.s de leurs droits.
Du matériel de qualité variable – À l’exception de Just-Eat, qui fournit l’intégralité du matériel nécessaire à ses employé.e.s, les autres entreprises semblent équiper leurs livreur.euse.s de deux manières. D’une part, elles prêtent certains accessoires, comme les sacs ou les blousons, en échange de caution de centaines de francs. De l’autre, elles ne fournissent pas les moyens de transport, mais à la place défraient les livreur.euse.s de quelques dizaines de centimes par heure (environ 0.80.-/h. : soit une année de travail pour économiser les frais d’un vélo électrique de 2000.-). Dans les faits, la qualité du matériel est extrêmement disparate. Quand certain.e.s roulent avec des vélos électriques dernier cri et un ensemble de vêtements adaptés à toute météo, d’autres roulent avec de vieux vélos de ville, aux pneus dégonflés et aux selles mal ajustées. Au-delà des risques de s’abimer le corps et les articulations, pour ceux au matériel moins favorable, ce constat montre une nouvelle fois la logique de délégation dont font preuve les entreprises de la livraison, qui dans le cas présent délèguent à la situation socioéconomique individuelle de leurs travailleur.euse.s la responsabilité d’un matériel approprié : ceux.celles qui ont les moyens de s’offrir un vélo électrique et confortable, tant mieux, les autres, tant pis.
ceux.celles qui ont les moyens de s’offrir un vélo électrique et confortable, tant mieux, les autres, tant pis.
Des travailleur.euse.s qui se sentent en danger – Comme dit précédemment, dans la plupart des cas, les livreur.euse.s genevois sont menacés de sanction s’ils n’atteignent pas les barèmes de performance et de rapidité imposés par les entreprises. La menace d’un blâme et d’un potentiel non-renouvellement des horaires, notamment chez Chaskis, pousse les livreur.euse.s, en proie au stress, à ne pas respecter rigoureusement les règles de circulation routière. Notre statistique montre que 92% des livreur.euse.s se sentent en danger lors de leur activité professionnelle, à fréquence plus ou moins élevée. Au-delà de ce chiffre, divers échanges de rue nous ont permis de confirmer que les livreuses et livreurs, s’ils se plaignent très peu de prime abord, témoignent lorsqu’on les interroge de conditions de travail extrêmement fatigantes, qui mettent les travailleur.euse.s dans un état permanent de course contre la montre, dans des environnements souvent hostiles à la sécurité et au bien-être physique.
Pourquoi font-ils donc ce boulot ? – Notre intervention nous a permis d’identifier quatre principales catégories de livreur.euse.s : en majorité, des personnes issues de la migration, dont les statuts légaux compliquent radicalement l’accès à l’emploi ; puis, des jeunes étudiant.e.s, résidant en Suisse, qui voient dans la livraison l’opportunité d’un revenu accessible en parallèle des études ; ensuite, des travailleur.euse.s frontalier.e.s ; et enfin, une série de profils singuliers, difficiles à catégoriser. Parmi toutes ces personnes, environ 60% expriment que la livraison alimentaire représente l’unique option professionnelle envisageable, et regrettent de ne pas pouvoir changer d’activité pour des raisons de statut, de qualification, de moyens, ou autre. Nous comprenons que l’activité de livreur.euse représente aujourd’hui une opportunité d’insertion professionnelle pour nombre de ces travailleur.euse.s dont le statut de précarité éloigne du marché de l’emploi. Pénétrant le monde du salariat, synonyme souvent de sécurité et d’insertion, ils finissent finalement enfermés dans une routine d’exploitation violente, roulant seuls contre vents et marées, en permanence à l’affut de la prochaine arnaque qui leur retirera quelques sous, quelques droits, quelques horaires, quelques matériels.
Pénétrant le monde du salariat, synonyme souvent de sécurité et d’insertion, ils finissent finalement enfermés dans une routine d’exploitation violente, roulant seuls contre vents et marées
Les sous-sous-sous-chef.fe.s : garant.e de l’autorité – Certain.e.s livreur.euse.s de chez Chaskis possèdent une double casquette qui leur permet d’augmenter de quelques centaines de francs leur revenu. D’une part, ils livrent, comme tout le monde, de l’autre ils surveillent leurs camarades, agissant comme agent.e de contrôle au sein même de la communauté de travailleur.euse.s. Lors de l’une de nos permanences de rencontre, aux abords du Macdonald de Plainpalais, l’un d’entre eux nous rejoint en criant à ses collègues : « vous ne travaillez pas pour l’association, vous travaillez pour Uber ! Ici tu ne captes pas les commandes, va ailleurs ! ». À nouveau, l’entreprise préfère déléguer à certain.e.s de ses employé.e.s la charge de contrôler les travailleur.euse.s, brisant par la même tout élan de fédération communautaire, puisque les pairs deviennent les yeux de la hiérarchie.
Des livreur.euse.s sans papier – Lors de notre intervention, nous rencontrons un livreur sans papier qui nous raconte sa situation :
« Je travaille tous les jours, mais je ne peux pas travailler avec mon propre compte, car je n’ai pas de papier. En fait c’est un monsieur à Genève, je roule sur son compte, et chaque mois il me verse 70% de mes revenus, il se garde les 30% restants… Je dois lui faire confiance là-dessus, c’est lui qui gère l’argent, moi je ne vois rien. Croyez-moi, j’ai encore de la chance, j’ai certains amis, sans papier aussi, qui se font retirer 50% de leur revenu. Des personnes dans la même situation que moi, il y’en a plus que vous croyez à Genève, mais ils ne le vous diront jamais. »
En fait c’est un monsieur à Genève, je roule sur son compte, et chaque mois il me verse 70% de mes revenus, il se garde les 30% restants…
Comment réagir face à cela ? Quelques pistes…
En tant que consommateur.trice – Reconsidérer l’adage « le client est roi », car il s’attribue merveilleusement à la situation. L’exigence d’un repas chaud, livré rapidement chez soi, est une exigence de petit roi, ce que nous sommes pour beaucoup devenu.e.s, à l’heure de la société du tout de suite et de la consommation à outrance. Alors si nous faisons le choix de la royauté le temps d’une soirée, considérons au moins, avec la plus grande bienveillance et solidarité, celles et ceux qui apportent nos mets à notre bouche. Donnons-leur un pourboire en cash, à la hauteur de la pluie qu’il se farcissent 100 jours par années, offrons-leur un café, un grand merci, un sourire, un chaleureux encouragement. Montrons-leur notre reconnaissance (surtout dans le pourboire) c’est la moindre des choses.
En tant qu’entreprises – Fournir l’intégralité du matériel de travail, comme un bien commun à disposition des travailleur.euse.s ; signer une convention collective de travail digne de ce nom avec les différents syndicats réunis ; payer rigoureusement le travail des employé.e.s ; sécuriser les livreur.euse.s via des horaires pérennes et adaptés aux divers besoins ; assumer sa responsabilité d’organisateur, et mettre à disposition des locaux, des moyens et des conditions de travail dignes.
En tant que livreur.euse.s – Se fédérer ; se solidariser ; se syndiquer ; ne pas se positionner seul.e face aux employeur.euse.s ; trouver du soutien auprès de permanences juridiques ou de réinsertion professionnelle ; et pourquoi pas, un jour, constituer une nouvelle coopérative de livraison, qui ne profite pas aux poches de quelques-uns, mais qui soit la propriété collective des livreuses et livreurs, au service de ceux-ci.
Genève, le 03 juin 2022