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Pas de Baroque à la Pointe de la Jonction ! - Episode 2 : Le Baroque

Dans le premier épisode de cette série, nous avons présenté une brève chronologie revenant sur les différentes étapes du projet de parc à la pointe de la Jonction, et surtout sur ce qu’il allait advenir des halles de la Jonction d’ici aux travaux pour la création de ce parc. Nous avons évoqué à plusieurs reprises l’un des acteurs centraux dans cette histoire : le Baroque, qui devrait s’installer aux halles de la Jonction pour y mettre des food trucks d’ici quelques mois.

Nous avons décidé de consacrer un épisode entier à cette société anonyme afin de mieux comprendre ce qui se joue derrière l’aménagement de la pointe de la Jonction.

Genève |

Pour simplifier la lecture et la compréhension, quand nous parlons du Baroque, nous désignons toutes les sociétés (notamment Baroque SA, Baroque Restaurant SA, Spice SA et Halles Jonction SA) dirigées par les mêmes individus (les frères Ghadiali). Toutes ces sociétés représentent le même groupe selon le moment et au gré de leurs magouilles financières.

C’est quoi le Baroque 

Le Baroque est créé en 1993 par Janine Dunand, l’actuelle directrice du Java Club, une boîte de nuit située dans un hôtel de luxe sur le bord du Léman. Au début, il ne s’agit que d’un café (le Baroque Café) place de la Fusterie. Mais l’entreprise ne tarde pas à s’agrandir en construisant une boîte de nuit, le B’Club, situé sous le Baroque Café. Ces deux enseignes donnent au Baroque la renommée d’“institution incontournable de la vie nocturne du bout du lac” (pas tout le monde a la même vie nocturne apparemment). Malgré cette ascension fulgurante sur la scène genevoise, le Baroque fait faillite soudainement dans les années 2000.

Place de la Fusterie. L’entrée du Baroque se situe entre les deux vitrines de cette boutique de luxe.

En 2004, la société est rachetée par Sébastien et Oliviero Bottinelli, deux frères multimillionnaires issus d’une des familles les plus riches de Suisse. Mais les affaires ne tournent plus rond, et de nouveaux mécènes rachètent la société en 2010 : encore deux frères, Misam et Mehdi Ghadiali. Les deux hommes d’affaire originaires de la Chaux-de-Fonds viennent pour l’un de la finance et pour l’autre de l’industrie du luxe [1]. Ils commencent par remettre sur pied la boîte de nuit, désormais appelée Baroque Club. Mais ils ne s’arrêtent pas là et révèlent très vite leur volonté de démesures. En effet, dès leur reprise, l’entreprise ne cesse de grandir. D’abord en ouvrant le Baroque Restaurant à la rue du Rhône “dans un écrin des plus précieux”. Puis en inaugurant une nouvelle enseigne en 2013 : la Tour du Molard. À ce moment-là, ils se vantent d’avoir une croissance de 300% en deux ans. Dans l’année qui suit la perte du Baroque Restaurant rue du Rhône en 2016, ils créent un Baroque Restaurant flambant neuf au passage des Lions “dans un tout nouvel écrin de 660 m2 [2]. En 2019, ils créent Cosette, un club de luxe pour les membres d’élite de leur clientèle. Enfin, en 2020, ils ouvrent une nouvelle enseigne de street food à Carouge : Mama thaï. Les deux frères Ghadiali ne cachent d’ailleurs pas leur envie de s’exporter dans d’autres grandes villes (Paris, Londres, Saint-Tropez, New York, Miami - rien que ça). Bref, c’est un véritable empire que les deux frères mettent en place.

Les frères Ghadiali ne sont pas uniquement responsables de quelques établissements à Genève : ils sont à la tête d’une quinzaine de sociétés genevoises, dont le groupe Size [3], qui a des activités aussi variées que l’investissement immobilier, la construction ou encore la restauration. Le groupe possède également sa propre entreprise de sécurité (Size, anciennement IVS [4]). D’ailleurs, ce n’est pas seulement du Baroque et des frères Ghadiali dont il s’agit, car l’entreprise semble également entretenir des liens privilégiés avec d’autres sociétés privées, comme la marque de montres de luxe Audemars Piguet. Cela s’explique facilement lorsque l’on sait que l’un des frères Bottinelli, à qui les deux frères Ghadiali ont racheté le Baroque en 2010, est aujourd’hui administrateur de cette marque... 

Le Baroque : The art of fine living

Le Baroque est décrit par les critiques de luxe comme une institution incontournable de la vie nocturne genevoise ou encore comme l’“antre des soirées genevoises d’exceptions”. Regardons ce qu’il se cache derrière ces superlatifs élogieux.

Tout d’abord, les prestations sont hors de prix. Pour réserver une table (maximum 8 personnes) dans la boîte de nuit le Baroque Club, un minimum de 800 francs de consommation est requis. Toutefois, il est assez facile d’atteindre de telles sommes lorsqu’on voit le reste des prix. Les boissons les moins chères à la carte sont des bouteilles de rhum ou de champagne de 75 cl à 330 CHF. On trouve également un mathusalem de Dom Pérignon Rosé (6l) pour la somme faramineuse de 79’500 CHF. En termes d’achat de champagne et de vodka par exemple, c’est le premier client en Suisse du mastodonte du marché du luxe LVMH. Pour célébrer le passage en 2023 au Baroque, le menu coûtait 250 francs (pour une seule personne). De quoi couper l’appétit !

Les boissons les moins chères à la carte sont des bouteilles de rhum ou de champagne de 75 cl à 330 CHF. On trouve également un mathusalem de Dom Pérignon Rosé (6l) pour la somme faramineuse de 79'500 CHF.

Au-delà des prix exorbitants, toute l’identité du Baroque est construite autour d’une obsession pour le luxe et l’exclusivité, synthétisée dans leur devise “the art of fine living”. Ainsi, sur ses réseaux sociaux, l’entreprise exhibe des célébrités aussi variées que Stromae, Paris Hilton, Jason Derulo ou encore Cyril Hanouna pour bien affirmer que ceux qui viennent au Baroque ne sont pas des fêtards comme les autres, mais bien “l’élite des nuits genevoises” (selon leurs mots). Le club privé Cosette illustre bien l’élitisme omniprésent dans tous les établissements du Baroque. Il se revendique “dédié aux initiés, dans l’esprit d’un cercle exclusif”. On peut y profiter “des plus grands cigares et flacons haut de gamme”. Incontournable ? Pas pour tout le monde !

Les démêlés judiciaires

Il n’est bien sûr pas étonnant que ces hommes d’affaires et leurs multiples sociétés trempent dans des magouilles financières. Ces casseroles leur ont d’ailleurs valu quelques désagréments juridiques avec la ville de Genève...

Comme expliqué dans la chronologie du premier épisode, la Ville de Genève lance en juin 2021 un appel à projet pour les 5117 m2 dans les couverts N°2 et 3 de la Pointe de la Jonction. 
Le 20 juin 2021, les trois frères Ghadiali (les propriétaires du Baroque Mehdi et Misam, accompagnés de leur cadet Ali) déposent la candidature du Baroque à cet appel à projet. Le 28 juillet 2021, la ville les informe qu’elle leur attribue l’exploitation des halles entre le 15 octobre 2021 et le 1er décembre 2023 [5], ce qui provoque immédiatement la colère des associations et des habitant.e.x.s du quartier de la Jonction qui se mobilisent depuis et se sont réuni.e.x.s à plusieurs reprises lors d’assemblées populaires notamment. 

L'imperturbable marche en avant continue pour le Baroque : mettre la main sur un espace immense et une opportunité pour s'implanter dans un nouveau quartier.

L’imperturbable marche en avant continue pour le Baroque : mettre la main sur un espace immense et une opportunité pour s’implanter dans un nouveau quartier. Pourtant, un obstacle à son ascension apparait soudain. En novembre 2021 se tient le procès de l’ancien comptable du Baroque, accusé de détournement de fonds (4,2 millions de francs). Au même moment, un article du Temps révèle que l’ancien comptable n’est pas le seul à être accusé de magouilles. Les deux patrons du Baroque, Mehdi et Misam Ghadiali, sont également accusés pour abus de confiance, entrave à l’action pénale, faux dans les titres et complicité d’abus de confiance [6]. L’ancien comptable est finalement condamné. Les deux patrons ne sont quant à eux toujours pas passés devant le tribunal suite au report de leur procès.

A la suite de ces révélations, la ville estime que le lien de confiance est rompu car les patrons du Baroque ne leur avaient pas informé qu’une procédure pénale était ouverte contre eux. La décision est prise de retirer l’attribution des halles à leur société [7]. Le Baroque se défend immédiatement en contestant fermement les accusations de détournement d’argent et invoquant la présomption d’innocence. Il fait recours contre la Ville et demande à ce que le projet des halles de la Jonction lui soit réattribué. 

Le 20 septembre 2022, la Cour de Justice donne raison au Baroque [8]. Elle indique que celui-ci n’avait aucune obligation de déclarer à la ville que Mehdi et Misam Ghadiali faisaient l’objet de poursuites pénales et que le principe de présomption d’innocence doit être respecté. Elle ajoute que dans ses tentatives de retirer l’exploitation des halles au Baroque, la ville s’est comportée de manière contraire à la bonne foi, notamment en chipotant sur des aspects du projet du Baroque qui ne semblaient pas lui poser problème au préalable. La ville renonce à poursuivre la bataille juridique. Le Baroque sort vainqueur de ces démarches et récupère les halles de la Jonction.

La ville renonce à poursuivre la bataille juridique. Le Baroque sort vainqueur de ces démarches et récupère les halles de la Jonction.

Pas de quartier pour le Baroque !

Bien que le Baroque n’a de cesse de clamer qu’il ne proposera pas les mêmes prestations à la pointe de la Jonction qu’à la place de la Fusterie ou au passage de Lions, il est évident que des halles ouvertes et accessibles à touxtes sont incompatibles avec le Baroque. Les deux frères promettent des “spritz entre 8 et 9 francs”... Super, mais non merci !

Marie Barbey-Chappuis, la maire de Genève, annonçait dès août 2021 qu’“[i]l s’agit de faire vivre ce site exceptionnel, d’en faire profiter toute la population dans l’esprit de la Jonction”. Force est de constater qu’elle n’a pas choisi le bon candidat.

Tout ce qu’on peut voir sur le projet du Baroque pour les halles de la Jonction fait froid dans le dos. Le Baroque défend son projet en faisant référence au street food festival et le succès qu’il connait à Genève, déduisant ainsi qu’il y “a une demande forte pour ce type de cuisine”. Pourtant, l’esprit du jardin anglais n’est aucunement le même que celui de la Jonction. Rappelons qu’à la Jonction il existe déjà de la restauration rapide populaire et variée. Alors quelle est l’utilité de se pourvoir d’une offre comparable qui sera à n’en pas douter plus chère et plus prétentieuse ? A la Jonction, les associations et les habitant.e.x.s se mobilisent depuis des années pour que cet immense espace de la pointe de la Jonction soit accessible, gratuit, ouvert à touxtes et propices aux activités populaires. Malgré les processus soi-disant participatifs, la Ville de Genève a fait le choix de leur offrir l’exact inverse.

C'est pourquoi nous ne répéterons jamais assez : Pas de baroque dans nos quartiers ! Pas de quartier pour le Baroque !

Ripostes urbaines

P.S.

Dans le prochain épisode, nous parlerons de la gentrification et la densification de la Jonction.

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