La législature se voulait placée sous le signe de la durabilité, de l’engagement contre la précarité et le changement climatique. Dans les faits toutefois, la socialiste Kitsos refuse son soutien aux chefs engagés, s’apprête à expulser le collectif LO’13’TO et nomme un proche en qualité de chargé de subventions
Genève, fin 2024. Remember ? Le thermomètre atteint des températures polaires. La Ville active son plan grand froid en ouvrant un abri PC de 583 lits supplémentaires, destinés aux sans abri - les besoins étant aux dires des experts supérieurs à 800 personnes. Interpellée par un expert des HUG sur la nécessité de mettre en place un observatoire de la précarité et se doter d’un plan comparable à ce que fait Paris, la maire socialiste de Genève Christina Kitsos répond que la pauvreté ne tombe pas du ciel - une famille sur deux en Suisse en est victime - et met en cause les politiques migratoires restrictives, celles de la santé et du logement, en particulier. Kitsos déclare qu’il y a lieu de changer de paradigme en matière d’hébergement d’urgence au profit d’un accueil inconditionnel, mais aussi d’oeuvrer à prévenir les expulsions, améliorer le suivi social et la réinsertion.
Car enfin, comment résoudre le paradoxe entre l’augmentation des inégalités et une économie genevoise florissante ?
Février 2022. Après avoir servi plus de 30 000 repas aux sans abri pendant le covid, le chef et entrepreneur solidaire Walter el Nagar ouvre son Refettorio dans le quartier des Charmilles grâce à des dons privés, de la Loterie Romande et de fondations. Un projet solidaire qui accueille le midi des clients payants pour de délicieux repas gastronomiques, le soir, des personnes dans l’incapacité de s’offrir un tel festin, envoyées par des ONG telles Caritas.
Avant de lancer coup sur coup le manifeste pour un droit universel à l’alimentation (Geneva Right to Food Manifesto), puis l’initiative européenne sur ce même thème avec le soutien de plusieurs ONG. Soumis au vote populaire dans la ville où une personne sur dix ne mange pas à sa faim - accessoirement la deuxième cité la plus riche du monde - le texte de l’activiste, prônant le droit à une alimentation bonne, saine et nutritive pour tous, remporte dans les urnes une victoire symbolique, avant de se voir ancrer dans la Constitution genevoise.
Des élus locaux, Ville et Canton confondus, on aurait dès lors pu s’attendre à ce qu’ils portent une telle initiative. Genève n’a-t-elle pas inscrit en tête des priorités de cette législature la durabilité, le droit à une alimentation locale, éthique et saine, ainsi qu’une stratégie climatique volontariste ?
En vérité, les rares élue/s (tous Verts) à soutenir le projet de Walter el Nagar et à fréquenter son resto depuis trois ans - sa cuisine est exquise, ses événements caritatifs attirent des chefs incroyables, du Parisien Pascal Barbot à la Thaïe Lauren Kim, de la Birmane Goo Goo au Palestinien Fadi Kattan - se sont systématiquement cassé les dents sur une unique et féroce détractrice, en la personne de Christina Kitsos.
Pour des raisons obscures, celle-ci semble s’acharner contre le Refettorio, nonobstant le programme porté par son dicastère d’une Genève inclusive, créative, écologique et solidaire. Lors du vote houleux du budget de la Ville, en décembre 2024, la maire s’est ainsi opposée à l’octroi d’une contribution unique de 20 000 francs au resto solidaire, décrochée finalement de haute lutte.
Plus grave, Kitsos vient de signifier son expulsion à un autre collectif emblématique de la solidarité. Ouvert dans les années 80 à l’Ilôt 13, à deux pas de la gare Cornavin, LO’13’TO est un lieu unique marqué par ses engagements dans les domaines de l’alimentation, de l’écologie sociale et solidaire, d’un féminisme humaniste et intersectionnel.
Une chose m’a interpellée en arrivant à Genève, raconte Imane Lauraux, Syrienne engagée alors en tant que traductrice aux Nations-Unies. Les gens ne se réunissaient pas autour d’une table. Comme on avait une cuisine commune ici, on a commencé à faire des repas pour tous. Cette femme remarquable d’intelligence émotionnelle, de beauté lucide et de créativité est une spécialiste du droit international et des questions économiques. Imane s’engage par ailleurs pour le droit des peuples autochtones, qu’ils soient Amérindiens, Palestiniens ou Tibétains. Un jour, je me suis dit : ce n’est pas possible d’être avec des Amérindiens qui te parlent de sacré, de spiritualité, de Terre Mère quand tout le monde se goinfre de Coca-Cola, d’ice cream et de toppings…
C’est ainsi qu’est né LO’13’TO. On s’est organisés en association avec ce qu’il fallait de cadre légal. On a monté une coopérative pour rendre l’habitat accessible. Pour le reste, on s’est débrouillés entre les friperies, le recyclage. Restait la nourriture, la table et le partage et là, ça devenait plus compliqué. Parce que ça coûte et qu’on est dans le vivant. On a fait des repas à prix libre, réunissant des sans-abri et des femmes portant diamant, on a organisé des conférences, des formations. S’y ajoutent une épicerie en 1987, du vrac et du bio déjà, puis un programme d’insertion.
Le quartier connaît au même moment une hausse des vols, du deal, la violence s’y fait omniprésente. Dès 2011, s’ajoutent les ennuis judiciaires avec la Ville, propriétaire des murs, menaçant LO’13’TO et l’ensemble de ses activités. Le collectif est au bénéfice d’un bail commercial, renouvelable tous les cinq ans, puis d’une convention de mise à disposition. La Ville a décidé de reprendre ses locaux : On nous écrit une première lettre recommandée, d’autres suivront : nous prenons un avocat, avec les coûts que cela implique, raconte Imane Lauraux.
De recours en tentatives de temporiser, la procédure judiciaire se poursuit, plusieurs courriers signés de la main de Kitsos réitèrent le refus de mise à disposition du lieu.
Enfin, le collectif vient d’être cité à comparaître par le Tribunal des Baux & Loyers pour évacuation le 26 mars.
L’engagement d’Imane Lauraux lui a valu le prix femme exilé, femme engagée et le prix suisse de l’éthique, pour un projet qui fait écho à l’ensemble des objectifs de la Ville en termes de développement durable. Fin janvier, Imane Lauraux et Matylda Florez ont en outre reçu le prix du public Art & Humanité de la HEAD, lors d’une cérémonie au Musée de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Enfin, le collectif collabore avec Made by Woman, l’initiative de Rania Kinge aidant les femmes en zone de guerre à parvenir à l’autonomie financière et y acheminant médicaments et vêtements.
De son côté, Walter el Nagar a conçu la Rapid Relief Kitchen avec les partenaires de sa fondation Mater. Ce module pionnier financé par des dons privés a notamment été dépêché au Liban dans des zones affectées par la crise humanitaire : son intervention, en collaboration avec l’ONG SawaBlessed de la cheffe libano-arménienne Aline Kamakian, s’inscrit dans un contexte d’urgence alimentaire.
Quand on revient sur l’histoire de LO’13’TO et celle du Refettorio, on se pince pour tenter de comprendre qui, pourquoi, comment, met les bâtons dans les roues de ceux-là mêmes qui accomplissent un travail exemplaire en termes de durabilité, de parité et de lutte contre la précarité. Dans cette cité richissime qu’est Genève, il ne resterait ainsi que des initiatives émanant de la société civile pour combattre la montée des inégalités et celle des fascismes…
Ce n’est pas tout. Christina Kitsos a engagé un proche au sein de son département en qualité de chargé de subventions pour l’Unité Vie associative, un engagement qui se serait fait sans la mise au concours légale. Il est à relever ici que le service de communication de la Ville a refusé à plusieurs reprises de répondre à nos questions, intervenant auprès de médias locaux pour empêcher la publication de notre enquête. Allant jusqu’à se livrer à une tentative d’intimidation : ex journaliste de la Tribune de Genève, la chargée de communication de la maire a contacté la soussignée à deux reprises pour exercer des pressions et dissuader, la menaçant de poursuites pénales.
En période électorale, on se passerait volontiers d’une nouvelle Genferei, mêlant gestion dysfonctionnelle et népotisme.
Genève qui vient de donner raison à un obscur auteur de la Renaissance, un certain Niccolò Machiavelli qui écrivait en substance, voici cinq cent onze ans, que les vertus nécessaires à l’exercice du pouvoir étaient incompatibles avec son exercice…
Véronique Benoit