Antiracisme - Luttes décoloniales Violences policières MIKE Justice pour Mike

JUSTICE 4 MIKE : Retour sur le procès en appel

Victime d’un passage à tabac raciste d’agents d’État, MIKE a été tué par six policiers en 2018. En 2023, les six policiers ont été acquittés et le sont à nouveaux aujourd’hui à l’issue du procès en appel. Retour sur les jours au tribunal et quelques analyses du collectif Kiboko.

Lausanne |

RDV CE SAMEDI 13 JUILLET POUR RENDRE HOMMAGE À MIKE ET MANIFESTER CONTRES LES VIOLENCES POLICIÈRES

Le verdict du lundi 8 juillet 2024

S’il y avait encore besoin de le confirmer, ces deux procès nous rappellent que la justice ne condamnera jamais la police. Pour la seule et unique raison qu’elles protègent toutes deux l’Etat. Ministère public, flics, tribunaux, politique, il n’y a qu’en théorie qu’on peut postuler une séparation des pouvoirs. Ça n’a toujours été qu’un voile masquant que le seul pouvoir est celui de l’Etat, représenté par les différentes branches de son organisation.
Cela nous rappelle que ces institutions sont si imprégnées de racisme qu’il n’est pas dans leur intérêt de le combattre.

L’allégorie de la justice est une femme avec un bandeau sur les yeux, supposément signe d’impartialité. Elle ne verrait pas qui elle juge. Mais c’est toute la différence entre une allégorie et la réalité : dans la réalité, la justice est ancrée dans les cas qu’elle a pu jugé, elle est conservatrice, et elle soulève d’un doigt le bandeau qu’elle a sur les yeux, elle triche... Ce doigt, c’est celui des individus rémunérés par l’Etat et qui font d’elle une réalité qui broie tout ce qu’elle ne sait pas (encore) voir, alors même qu’elle en a les preuves sous les yeux.

Restitution du procès en appel

Malgré tous les éléments nouveaux amenés par l’avocat de la famille de Mike Ben Peter, le débat n’a pas beaucoup évolué lors de ce procès de deuxième instance. Les principaux éléments nouveaux amenés au dossier par Me Ntah, avocat de la famille, sont les expertises effectuées à sa demande par différentes pointures du monde médico-légal au niveau international. Et celles-ci sont claires, l’immobilisation au sol est une cause directe du décès de Mike Ben Peter.
Cette restitution revient sur les enjeux principaux du débat et les positions respectives de Me Ntah, du Procureur et de la Défense ainsi que sur des éléments de contexte qu’il paraissait important de rappeler.

Cadre de l’opération

Me Favre, l’avocat du flic qui s’est attaqué le premier à Mike le soir de sa mort, commence par rappeler que l’intervention des 6 policiers en question s’inscrit dans une mission plus large de la police de Lausanne contre le deal de rue et en vante ses soit-disant effets positifs sur la sécurité de la population. Cette mission a donné lieu depuis 15 ans à différentes opération de Police (Strada, Heracles, Bermudes, et on en passe).
Me Favre a décrit l’opération Bermudes comme l’avait déjà fait le major Stéphane Dumoulin, chef opérationnel de la police de Lausanne, lors du procès de première instance : L’opération Bermudes a fait suite à « la crise médiatico-politique survenue en 2011, relative au deal de rue, la mendicité et les cambriolages, les bagarres et les incivilités. À cette époque, Lausanne était la première ville criminelle selon l’Office fédéral de la statistique. Bermudes était concrètement une opération de visibilité et de dissuasion en lien avec le deal de rue, qui était important sur les grandes places, dont celle de la Gare. Ainsi, les policiers se montraient de 7h à 23h pour rassurer la population ».
Nous rappelons que l’Opération Bermudes allait de pair avec l’Opération Strada et autres outils de l’arsenal anti-deal de la Ville et du Canton. Ces opérations avaient pour objectif "d’endiguer le trafic par un harcèlement soutenu des revendeurs de drogue dans la rue et leur interpellation en flagrant délit de vente, en vue d’aboutir à une condamnation pénale rapide des auteurs ou à la prise de mesures administratives en application de la loi sur les étrangers."
L’amalgame volontaire et déshumanisant entre deal et personnes étrangères est criant. C’est dans ce contexte et avec ce biais raciste que les patrouilles disposent d’une "liberté d’agir" lors de "jours libres" durant lesquels elles n’ont pas de mission précise, si ce n’est celle d’aller harceler des personnes racisées, ce qui rend la violence déployée par les policiers peu suprenante.
Me Favre avance quant à lui que s’il n’y avait pas eu la mort d’un homme dans ce quartier de Sainte-Luce, on entendrait encore peut-être se plaindre les habitant.es, dérangé.es par les bagarres entre dealers, insinuant que son client ne devrait pas être sur le bancs des accusés mais recevoir les remerciements du voisinage.

L’interpellation qui aura coûté la vie à Mike

Le soir du 28 février, 3 agents sont en opération dans la zone de la gare. Ils n’ont pas d’instruction précise et sont libres de mettre en place une stratégie pour contrôler et, idéalement, appréhender un maximum de personnes correspondant aux critères, à savoir des personnes noires, en situation précaire et suspectées de vente de petite quantité de stupéfiants. Ils vont donc décider de lancer une stratégie de "rabatage" (c’est leur terme qui s’inscrit dans la vision déshumanisée que nous développerons plus loin) durant laquelle l’un des agents va se placer au bout de la rue Sainte-Luce, allumer son gyrophare et ainsi faire fuir un maximum de personnes en direction de son collègue, situé à l’autre bout de la rue. A charge ensuite pour celui-ci d’appréhender un maximum de personnes, seul. Cette stratégie, évidemment complétement absurde, irréaliste et surtout dangereuse, ne sera même pas mise en place, car le premier agent croise Mike ben Peter. Celui-ci est en train de cacher ou récupérer (selon les versions) un sachet de marijuana sous une voiture. L’agent estime qu’il correspond aux critères de l’opération et décide de l’appréhender et de tenter de l’arrêter seul, en lui assénant une série de coups dans les parties génitales. Les témoins affirment qu’il ne s’est à aucun moment montré violent, ni n’a donné de coups. La réponse disproportionnée de l’agent sera : une série de coups dans les parties génitales, du spray au poivre sur le visage et donc dans les yeux et le système respiratoire, suivi par une violente mise au sol. Tout ça avant l’arrivée des 5 autres policiers qui le frapperont encore, tout en le maintenant en position de décubitus ventral. Tout va être fait durant l’audience pour brouiller les pistes quant à la position des policiers et surtout, la pression exercée sur son corps. On sait pourtant qu’ils sont quatre, chacun entre 70 et 100 kilos, sur lui, à le maintenir au sol pendant près de trois minutes. Un policier va demeurer couché sur lui, un autre lui
écrasera le triceps sous son genou. Lorsqu’ils estiment que Mike est "maîtrisé", un policier appellera la centrale pour les informer, le message est clair selon Ntah qui le lit durant l’audience "L’individu est menotté, et maitrisé". Ils maintiendront pourtant Mike en position de plaquage ventral, malgré ses plaintes et cris de souffrance, pendant encore plus de deux minutes.

Ce déroulé des évènements, nous le retranscrivons de la manière dont on l’a entendu durant tout le long des deux procès. C’est la version des policiers, minutée, précise, concertée et répétée, qui fait partie de leur défense. Nous ne pouvons que penser que ces évènements se sont passés de manière chaotique et brutale, et qu’ils ont intérêt à mentir.

La "force surhumaine" rappelle le cliché de "bestialité" que les racistes ont souvent colporté à l'égard des personnes noires pour justifier la violence qu'ils déchaînent sur leurs corps.

Déshumanisation raciste de Mike

C’est à ça qu’a consisté l’entier de la stratégie des avocat.e.s de la défense pour légitimer la violences des policiers : déshumaniser Mike. Un argumentaire déployé qui le présente sans cesse comme un individu dangereux et oppositionnel et ce malgré l’asymétrie flagrante dans l’exercice de la force lors de cette intervention : Mike n’a jamais agressé les policiers, même un policier en témoigne.
La rhétorique mobilisée n’a de cesse d’insister sur la supériorité physique de Mike, sa carrure d’homme “costaud” est comparée à celle des policiers, on discute de son poids, de la force “surhumaine” dont il aurait fait preuve lors de l’interpellation durant laquelle, rappelons-le, Mike était seul face à 6 policiers.
Les coups, l’utilisation du spray, le maintien en plaquage ventral sont légitimés par le fait que les policiers, malgré leur supériorité en termes de nombre et de moyens, n’arrivaient pas à “faire façon” du corps de Mike décrit comme étant insensible à la douleur, un corps sur lequel les techniques policières “habituelles” ne fonctionnent pas et qui tente toujours de “se relever” ou même qui “s’élève”, comme doté d’une force mystique.

C’est lorsqu’ils décrivent la manière dont Mike a arrêté de bouger, “brutalement”, comme s’il n’y avait eu aucun signe avant-coureur de détresse, que l’on se rend compte de la façon dont les policiers considèrent Mike : pour eux, il est impossible qu’il puisse ressentir de la souffrance, son corps passe sans transition d’un état de lutte à la perte de connaissance.
A travers le lexique qu’ils utilisent pour décrire les cris de Mike, on constate de la même façon un refus de le considérer dans son humanité et sa sensibilité. D’après eux et leurs avocat-e-s : il émettait des “sons”, des “grognements”, des “vociférations”. Jamais ils n’évoquent les cris de détresse d’un homme que se fait violenter.
En le considèrant uniquement comme une menace, ils lui nient toute possibilité de vulnérabilité, alors même qu’il est en train de mourir entre leurs mains.

Le racisme est intimement mêlé à la déshumanisation de Mike Ben Peter. Ainsi lors de l’instruction des policiers, ceux-ci parlent de Mike comme “l’individu”, comme “l’africain (qui) faisait des sons”, puis, l’un deux lui nie finalement toute forme d’existence en le réifiant : “ça” gesticulait".

La “force surhumaine” rappelle le cliché de “bestialité” que les racistes ont souvent colporté à l’égard des personnes noires pour justifier la violence qu’ils déchaînent sur leurs corps. Le lexique utilisé se rapproche de manière décomplexée d’un registre animalier, les cris sont comparés à des “grognements” pour “ameuter” et l’intervention en elle-même est mise en place dans le but de “rabattre les dealers”. On se rappellera aussi comment l’appel à témoin publié après les faits mentionnait un dealer nigérian violent, multirécidiviste, sans domicile, qui refusait de coopérer.

La déshumanisation se trouve enfin renforcée en asymétrie à travers la manière dont les policiers se présentent et sont appréhendés par la cour : pourtant prévenus pour le meurtre d’un homme, ceux-ci sont traités avec beaucoup de considération et d’empathie. Leur métier est considéré comme difficile par les juges qui, quand iels ne reformulent pas carrément leurs dépositions en leur faveur, excusent leurs oublis et incohérences en invoquant le temps qui s’est écoulé depuis les faits ou le stress de l’intervention. Nous noterons que l’un des policiers s’auto-défini quatre fois comme un être sensible tout en niant toute possibilité de ressentir à Mike et que le constat d’une culture policière raciste est considéré comme une attaque intolérable à l’encontre des policiers dans leurs individualités. Lorsque l’un des policiers, pour décrire sa situation personnelle, se décrit comme un “heureux papa”, on peine à croire à une absence aussi totale de compassion pour la famille qu’il a contribué à détruire.

Appréciation de la douleur de Mike par la défense

Est-ce que Mike avait mal ? Avec plusieurs coups de genoux dans les parties génitales, un jet de spray qui brûle la gorge et les yeux, une violente mise au sol et le poids de plusieurs hommes lui écrasant le dos et la tête, la réponse devrait être évidente. Pourtant la défense a trouvé à redire pour convaincre la cour que les cris de Mike n’étaient pas des cris de douleur mais des cris féroces d’un surhomme qui démontrait une violente opposition. Premier argument avancé par la défense : Quand on a mal, on se laisse faire !
Puis un autre argument est invoqué : il essayait “d’ameuter” des gens. Pourtant, les témoins sont unanimes, il s’agissaient de cris de douleur, de détresse, de souffrance, entendables à huitante mètres. Poussant l’argument plus loin encore, les policiers iront jusqu’à affirmer que non seulement il ne souffrait pas, mais que leurs actions visaient à se protéger, et surtout, à le “protéger de lui-même”. Ils l’ont maintenu au sol car, sinon, il aurait pu se faire mal. Ils ne l’ont pas relevé car sinon “il aurait pu se frapper la tête”. Même les juges semblaient sceptiques, demandant comment une personne qui aurait été relevée se mettrait soudainement à se taper la tête. Deux des juges demanderont alors “Donc vous ne relevez jamais personne ?!!” ou encore “Est-ce qu’il faut attendre que la personne perde connaissance pour arrêter de la maintenir en position de plaquage ventral ?”. Evidemment et comme en première instance, la réponse constamment, inlassablement répétée par tous les policiers est : il était oppositionnel. Sauf que quand on leur demande en quoi consistait exactement cette opposition, les seuls éléments qu’ils trouvent sont “il bougeait la tête et criait”. Me Ntah le rappelle dans sa dernière plaidoirie, en 1991, ce sont exactement les mêmes arguments qui ont été apportés par les policiers dans le cas de Rodney King, à savoir, les policiers craignaient les lésions corporelles, il était oppositionnel et ils ont fait ce qui leur avait été enseigné. Plus de trente après, la défense n’a pas changé.

...ce procès devient le procès de l'institution policière, que ce soit du côté de celleux qui dénoncent un racisme structurel ou de celui de l'institution elle-même qui veut à tout prix épargner la hiérarchie policière...

Protection de l’institution policière

On le sait, ce procès n’est pas, comme le rappelle Me Ntah, le procès de la police ni du racisme. Ntah appuie aussi le fait que “ce n’est pas Savatan, les commandants de police, qui ont tué Mike, mais l’abus d’autorité et la négligence”. Mais, de fait, ce procès devient le procès de l’institution policière, que ce soit du côté de celleux qui dénoncent un racisme structurel ou de celui de l’institution elle-même qui veut à tout prix épargner la hiérarchie policière et donc éviter de questionner les politiques sécuritaires.

On nous présente depuis une année une institution policière qui fonctionne sans garde-fous, et de manière quasiment autogérée, laissant libre cours aux capacités d’organisation et d’appréciation des agents sur le terrain, et qui laisseraient donc émerger un “leadership naturel”. On oscille entre la responsabilité respective du primo-arrivant, celle des chefs de chaque patrouille, et celle d’un policier ayant reçu un grade honorifique d’ancienneté, tout en veillant à ne jamais attribuer à aucun la responsabilité de l’intervention. Et finalement, le dernier jour du procès, on apprend la présence d’un sergent-major sur les lieux, et donc aussi pendant les 3 minutes fatidiques ayant conduit au décès de Mike Ben Peter. Ce gradé n’est pas inculpé et il n’est même jamais question de l’entendre durant le procès, tout comme un huitième policier présent sur les lieux également. Encore une fois, cela démontre la volonté de diluer la responsabilité, montrant bien comment la police se protège et se protégera toujours. Jusqu’au bout, et même après trois questions insistantes d’une des juges, agacée, demandant qui aurait dû donner un ordre dans cette situation, un des policiers répondra trois fois de suite, “Un des intervenants”, refusant d’en dire plus.
Comme dit au début du texte, l’officier en charge des opérations a été entendu en première instance, dans un rôle mixte entre témoin et expert. Il n’a jamais été cité comme co-responsable de la mort de Mike ben Peter en tant qu’officier ayant mis en place une opération policière fondamentalement ciblée contre une population en particulier et ordonnant aux agents d’adopter des comportements violents et arbitraires. Les agents étaient en mission commandée dans le but unique d’interpeler un maximum de personnes noires, en situation précaire et au comportement soi-disant suspect.
Les policiers et leurs avocat.es n’ont eu de cesse de répéter qu’ils avaient fait exactement ce qui leur avait été enseigné lors de leur formation, et que d’ailleurs, si le même cas se présentait, ils referaient pareil. Et justement, à aucun moment il n’est mentionné que l’école de police de Savatan est décriée depuis une dizaine d’année comme orientant son enseignement uniquement sur les techniques de contrôle et d’interpellation violentes. La question n’est pas tant de savoir si Savatan a appris aux agents à ne pas maintenir une personne en plaquage ventral plus de 3 minutes. Elle est aussi de savoir pourquoi aucun de ces agents n’a été capable de calmer la situation, d’entrer en interaction avec Mike, de ressentir de l’empathie pour les souffrances qui lui étaient infligées. Ce procès n’est pas uniquement le procès de 6 policiers aux comportements violents et racistes. Il est aussi celui d’un système qui les a recrutés, formés et encadrés et qui, maintenant encore, les protège. Pour protéger l’institution, il faudra donc à la défense et au Procureur gagner ce procès, et là tous les coups sont permis.

Le syndrome de délire excité, l’argument brandi par les avocat.es des policiers

Plusieurs avocat.es de la défense ont utilisé le "syndrome du délire excité" pour expliquer la mort de Mike, à la suite d’un des rapports d’expertise suisse qui le mentionne également, de quoi s’agit-il ? Souvent utilisé dans le cadre de jugements concernant des violences policières ayant conduit à la mort, ce syndrome est aujourd’hui rejeté par de nombreux spécialistes et Etats en raison de bases scientifiques hasardeuses et racistes, comme nous allons le voir.

Quatre symptômes sont retenus : l’individu présente une agitation psychomotrice, fait preuve d’une force surhumaine, est insensible à la douleur, meurt d’un arrêt cardiaque. Or l’agitation, la force et la perception de la douleur ressentie par autrui sont des perceptions subjectives. Dès lors, le fait que ce sont des policiers qui font l’appréciation de ces symptômes constitue un biais d’ancrage, puisqu’ils sont eux-mêmes acteurs dans la situation et, potentiellement, ont eux-mêmes provoqué les symptômes qu’ils décrivent, et/ou les décrivent pour justifier la proportionnalité de la violence qu’ils ont exercé sur l’individu.

L’historique de ce syndrome est tout aussi problématique. Le terme « excited delirium » a été inventé par un médecin-légiste américain, Charles Wetli, en 1985, pour décrire la mort de 19 femmes noires, décrites comme étant des travailleuses du sexe, retrouvées mortes. C’est à partir de petites quantités de cocaïne retrouvées dans leur organisme, d’un préjugé concernant leur activité (cf. histoire de la notion d’hystérie) et d’un préjugé raciste, que Wetli a élaboré cette notion. Son diagnostic était cependant totalement hors sujet, puisque la police a plus tard découvert que ces 19 femmes avaient été victimes d’un tueur en série. Mais le diagnostic, rassurant pour la communauté blanche, avait permis à la police de regarder ailleurs, ce dont le tueur profita pour assassiner 13 femmes noires de plus avant d’être finalement arrêté.

Wetli n’en continue pas moins d’utiliser cette notion, et, observant que 70% des personnes qui en seraient mortes sont des hommes noirs, il ira jusqu’à évoquer l’impact de facteurs génétiques. En fait, il est caractéristique que ce soit un médecin-légiste, c’est-à-dire quelqu’un qui travaille avec la police, qui ait fait naitre cette notion : quoi de plus commode que de pouvoir assigner une explication médicale qui place la cause de la mort du côté de l’individu arrêté plutôt que du côté des conditions de son arrestation ? Qui plus est, un médecin-légiste blanc, dans un pays, les USA, où les conséquences de l’esclavagisme et de la ségrégation raciale sont un fait social majeur.

Le symptôme de « force surhumaine » rejoint ainsi un cliché sur les hommes noirs, qui les déshumanise en parlant de leur « bestialité », les rendant ainsi suspects de tout crime, et réciproquement victimisant les policiers blancs qui, alors même qu’ils sont armés, sont présentés comme des agneaux.

Il n’est pas inutile de rappeler ici qu’à la suite de Wetli, c’est la compagnie Taser (désormais Axon), fabricante de produits technologiques et d’armes, qui a popularisé le terme. Ses propres chercheurs et experts juridiques ont publié nombreux articles invoquant le "délire agité". L’entreprise a même acheté en 2007 de nombreux exemplaires d’un livre intitulé "Excited Delirium Syndrome", écrit par un de ses experts en défense, accompagné de sa femme, qu’elle a ensuite distribué gratuitement à des médecins légistes et à des commissaires de police lors de conférences. Ce sont eux qui déclareront avoir "inventé" ce nom, "le syndrome du délire agité" à partir de la notion de Wetli.

Le symptôme de l’agitation extrême est quant à lui souvent utilisé pour décrire les victimes de violences policières pendant leur arrestation, ce fut le cas pour Adama Traoré, Lamine Dieng, Cédric Chouviat, Hervé Mandundu, Roger Nzoy Whilhelm. Comme dans le cas de Mike, cette description et le diagnostic du « délire excité » permettent en fait d’écarter la responsabilité des policiers, de taire les dangers de pratiques policières comme le plaquage ventral, et de fermer les yeux sur la déshumanisation des personnes noires qui se révèle bien ici comme structurelle.

Me Ntah, qui avait déjà rappelé l’historique de cette notion ainsi que son banissement dans certains Etats américains à l’ouverture du procès, le rappelle dans sa dernière réplique, l’utilisation de l’excited delirium dans ce cas sert particulièrement aux avocat.es de la défense, puisque c’est la seule et unique raison qui permettrait de dire hypothétiquement que Mike Ben Peter serait mort, même relevé. Il n’y en a pas d’autres. Selon lui, ce sera donc aux juges de se prononcer sur le fait d’admettre dans un jugement une notion qui n’est pas fondée scientifiquement, et qui est désormais bannie de certains Etats. Les experts américains sont clairs : « L’excited delirium n’a rien à voir, et son obésité non plus. Mike Ben Peter est décédé des suites des manoeuvres violentes dirigées à son encontre. »

Comment l’appréciation du lien de causalité déterminera l’issue du procès ?

Différentes interprétations du lien de causalité se sont affrontées dans ce procès dont l’acte d’accusation portait sur le plaquage ventral et son maintien prolongé. Tout se résumerait à la question : dans quelle perspective doit-on interpréter ces actions et quel rôle ont-elles joué dans la mort de Mike ? Nous examinerons tour à tour, d’abord en résumé puis en détail, les positions de chaque partie et finalement la position de la cour qui a acquitté les six policiers.

En résumé, Me Ntah, l’avocat de la famille, dit que la violation du devoir de prudence est liée causalement avec la mort de Mike. Selon la théorie de l’équivalence qu’il défend, il suffit en effet qu’un seul des facteurs ayant causé la mort soit imputable aux violations des policiers pour que ces derniers soient reconnus coupables d’homicide par négligence. La plaquage ventral prolongé est l’une de ces violations, parmi d’autres au cours de l’interpellation.

Le procureur ne conteste pas la théorie de l’équivalence mais dit qu’il faut la restreindre, car autrement n’importe quoi peut devenir une cause. Ainsi, s’il dit lui aussi que le plaquage ventral prolongé est une violation fautive, pour lui cela ne suffit pas car il faudrait en plus prouver l’évitabilité, c’est-à-dire prouver que si les policiers avaient évité ce geste fautif, Mike ne serait pas mort. Or comme il est impossible de prouver que l’arrêt du plaquage ventral aurait effectivement sauvé la vie de Mike, il plaide l’acquittement.

La défense a cherché quant à elle à identifier la cause prépondérante de la mort avec des facteurs extérieurs à l’acte d’accusation, en insistant sur les antécédents physiologiques de Mike pour expliquer son arrêt cardio-respiratoire. Pour la défense, le plaquage ventral, qu’ils considèrent isolément et études à l’appuis, ne peut pas seul causer la mort. Or si le plaquage ventral n’est pas en cause, les accusés sont innocents. Ils passent ainsi sous silence le fait que les policiers ont été formés à maintenir le plaquage ventral pendant 1 à 2 minutes maximum et qu’ils ont manqué à leur devoir de prudence dans le cas de Mike.

pour en savoir plus sur le lien de causalité dans cette affaire

Le jugement rendu par la cour d’appel

La cour d’appel dans sa décision du 8 juillet 2024 va suivre, pour ce qui concerne la causalité, en partie l’argumentation du procureur, en partie celle de la défense. Les juges suivent le procureur sur la nécessité de prouver l’évitabilité afin de s’assurer du lien de causalité. Les juges vont ensuite dans le sens de la défense en évoquant le syndrome de délire agité et les antécédents physiologiques de Mike, laissant entendre que la cause de la mort serait à chercher du côté de l’agitation de Mike plutôt que de celui du plaquage ventral. Les juges séparent ainsi les deux aspects d’une même réalité et concluent que le lien de causalité n’est pas prouvé.

Concernant le délire excité,les juges ont dit qu’il ne pouvait être admis en tant que diagnostic médical, mais qu’il offrait néanmoins une description utile à la compréhension des événements. Après avoir souligné l’absence d’impact probable du plaquage ventral, ils ont laissé entendre que la cause du décès était probablement davantage liée à l’agitation de Mike au moment de son arrestation.

Le président du tribunal assurera que l’intervention initiée par le policier qui assainera les premiers coups à Mike était tout à fait légitime et que tous les agents qui sont intervenus, s’ils n’ont pas respecté le devoir de prudence en particulier lors du plaquage ventral, n’ont pas commis de faute néanmoins à ce moment-là (c’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas être blâmé en la circonstance pour avoir manqué à leur devoir de prudence, étant donné les circonstances). Il validera aussi la version de la défense selon laquelle les cris de Mike n’étaient nullement des cris de douleurs mais des cris d’une personne qui refusait de coopérer.

En conséquence, les juges prononcent l’acquittement, confirmant ainsi le jugement de première instance. Ils confirment également les montants aloués par l’Etat concernant les frais de procédures des inculpés, et ajoute de nouveaux montants pour couvrir les frais de la procédure d’appel.

Restitution du lundi 1 juillet

Les réquisitions d’entrée de cause

Une réquisition d’entrée de cause ce sont les éléments qu’un.e avocat.e va présenter au début du procès et sur lesquels le juge devra prendre une décision. Ça oblige le tribunal à se positionner en les acceptant ou en les refusant, et peut servir pour les étapes suivantes vu que la décision du juge pourrait être potentiellement contestée plus loin (au tribunal fédéral en l’occurrence). La défense (les avocats des policiers) n’a pas fait de réquisitions d’entrée de cause, contrairement à Me Simon Ntah, l’avocat de la famille de Mike, qui a demandé trois choses :

  • L’aggravation de l’acte d’accusation :
    L’acte d’accusation, c’est le document du procureur qui présente tous les faits et quelles infractions sont retenues, contre qui. Lors du jugement de première instance, l’acte d’accusation retenu par le procureur était l’homicide par négligence en lien avec la position du plaquage ventral et son maintien par les policiers. Me Ntah a demandé que les infractions retenues contres les prévenus soient aggravées dans le sens :

-# du meurtre par dol éventuel. Même si la mort de Mike ne relevait pas de l’intention des policiers, ces derniers savaient que c’était une issue probable en agissant comme ils l’ont fait et se sont accommodés de cette éventualité (c’est donc différent d’un homicide par négligence, pour lequel on examine seulement s’il y a eu faute dans une violation au devoir de prudence),

  1. de lésions corporelles simples,
  2. de l’abus d’autorité (crime passible de 5 ans de prison).
  • Que les expert.e.s suisses et américains soient entendu.e.s afin que des clarifications soient obtenues par la cour quant à leurs expertises et leurs conclusions divergentes, pour éviter toute confusion sur ce point essentiel.
  • Le report de l’audience afin que les expert.e.s américains puissent disposer du temps de se prononcer sur la réponse des expertises suisses.

Aucune de ces réquisitions n’a été acceptée par le juge, à l’exception de l’aggravation de l’acte d’accusation par l’ajout de l’abus d’autorité.

Critique du procureur et de son instruction

Me Ntah, comme lors du premier procès, critique l’acte d’accusation qu’il décrit comme une calamité. Il ne fait que 6 pages pour une instruction qui a duré cinq ans. La partie de l’acte d’accusation qui concerne les faits reprochés fait 59 lignes.

Me Ntah revient notamment sur :

  • Le risque de collusion
    Normalement, quand un crime est commis par plusieurs personnes, ces dernières sont séparées afin qu’elles ne puissent pas se concerter. Dans ce cas, les policiers sont au contraire restés ensemble pendant un long moment sur le lieu des faits, pour se retrouver ensuite au poste après les faits. Ce n’est qu’après plus de 4h qu’ils ont été séparés. Il y a donc un haut risque de collusion. La défense a répondu en assurant que les flics savent qu’ils ne doivent pas se concerter, et que cela doit suffire à ce qu’on ne retienne pas cela contre eux.
  • L’instruction
    Me Ntah a beaucoup insisté sur le fait que si les prévenus n’avaient pas été des flics et si la victime n’avait pas été une personne noire, l’instruction n’aurait pas été aussi malmenée et biaisée dès le départ. Me Ntah ne demande cependant pas une récusation du procureur, rappelant que le Ministère public est un et indivisible, et qu’il est structurellement lié aux policiers.
  • L’enquête de voisinage et l’appel à témoins
    Me Ntah critique une enquête de voisinage bâclée, et surtout, un appel à témoins complètement biaisé dans lequel Mike est décrit comme un dealer nigérian violent, multirécidiviste, sans domicile, qui refusait de coopérer et qui aurait fait un malaise. C’est une des démonstrations du biais raciste et déshumanisant de l’instruction.

Thin Blue Line

On se rappelle du scandale causé par la sortie d’un article lors du procès en première instance, lors duquel un membre du dispositif de sécurité de la salle d’audience arborait sur son gilet pare-balles l’insigne Thin Blue Line Switzerland [1].
Me Ntah l’avait fait remarqué aux juges lors de l’audience de 2023, laquelle avait été interrompue un court moment pour ce motif. Par la suite, ce même signe d’appartenance au mouvement Thin Blue Line a fait l’objet d’une dénonciation de la part d’une députée [2], et a finalement été interdit dans les polices du Canton de Vaud [3].
L’anecdote inédite amenée aujourd’hui par Me Ntah nous apprend qu’au moment où l’article venait de sortir en 2023, le Procureur Laurent Maye en charge de l’affaire a adressé pour la première fois la parole à Me Ntah dans la salle des pas perdus en lui demandant de ne pas ébruiter cette affaire plus loin et de ne pas interrompre l’audience sous ce motif. Au vu de la réaction du Procureur et de la décision du Canton de Vaud citée ci-dessus, il est indéniable que tout le monde était au courant de la signification de ce symbole, de son caractère raciste et suprémaciste. Pourtant, Xavier de Haller a déployé maintes explications pour tenter de prouver qu’il n’y a aucun lien entre l’association suisse Thin Blue Line et le mouvement du même nom aux États-Unis.

L’affaire du flic posant de façon inadéquate devant un tag en hommage à Mike

L’autre affaire qui a fait parlé d’elle en 2023 et qui reste d’actualité aujourd’hui est cette photo qui avait fuité d’un group What’s App de policiers où l’on voyait un flic posant fièrement le pouce levé devant un tag en hommage à Mike. L’année dernière, une procédure a été lancée contre le policier en question pour le condamner et trouver la personne qui a pris la photo. Si, depuis un an, l’affaire n’avait pas bougé d’un pouce, on apprend deux jours avant le procès – comme par magie – que la personne prévenue sera entendue en août.

Différentes expertises

Les expertises représentent un gros enjeu du procès en appel, tout comme pour la suite (Tribunal fédéral, Cour européenne des droits de l’homme). Deux expertises avaient été mandatées par l’instruction, la première de la Dre. Graeber, puis une autre du Dr. Scima. Pour le procès en appel, Me Ntah a sollicité deux experts américains de renommée mondiale, qui ont travaillé sur de gros dossiers comme celui de George Floyd. Ils ont repris les rapports d’autopsie tout comme les expertises suisses afin d’établir leurs propres conclusions, basées sur des dizaines de cas comparables. Alors que les deux expertises judiciaires suisses divergent, les expertises privées arrivent toutes deux à la conclusion que la violence des policiers et le plaquage ventral sont des causes directes de la mort de Mike Ben Peter.

Témoin

Un des nouveaux éléments de ce procès en appel est la ré-audition d’un des témoins, requise par Ntah, et qui avait été refusée en première instance.
Cette femme habitait à une vingtaine de mètres du lieu et s’était présentée spontanément après l’appel à témoins. Dès le début de sa prise de parole, le juge a essayé de discréditer ses propos en glissant “On sait qu’il faisait nuit, que vous ne voyiez pas bien”. Elle peut pourtant assurer de manière précise la position des 6 policiers : deux sur les épaules de Mike, deux sur l’arrière de son buste et deux sur ses cuisses. Elle déclare dès les premières phrases qu’elle avait pu voir que les 6 policiers le maintenaient au sol. Cette violence lui a semblé excessive et disproportionnée. Elle a mentionné les cris de douleurs qu’elle avait entendu et qui lui avaient fait penser à une personne en train de se faire agresser. Elle déclare également qu’à aucun moment Mike ne s’est débattu, ni n’a été violent. Une affirmation que le juge et les avocats de la défense ont remis en doute, le juge lui demandant “vous êtes sûre de cela ?”.

Agenda

Manifestation : JUSTICE POUR MIKE !!! - Lausanne

 samedi 13 juillet 2024  13h30 - 17h00
 samedi 13 juillet 2024
13h30 - 17h00
 Gare de Lausanne,

 

Pl. de la Gare, Lausanne

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