de Kev Smith dans Greenpepper, publié en automne 2003
Parallèlement à la montée de l’activisme écologique au cours des dernières décennies, les idées nationalistes et même fascistes prennent de plus en plus d’importance en Europe. Avec l’exacerbation des tensions sociales, des groupes néo-fascistes de toutes sortes obtiennent des élu·e·s et commettent des actes de violence contre les étrangers.
Pour un·e observat·rice·eur non averti·e, il semblerait y avoir un vaste fossé entre les idéologies et perspectives de la nouvelle droite et celles de l’écologisme. Mais la nouvelle droite invoque des thématiques écologiques pour actualiser son idéologie et parle maintenant le nouveau langage de l’écologie. De façon similaire aux écologistes progressistes, les groupes fascistes mettent l’accent sur la suprématie de la Terre sur l’humanité et invoquent les “sentiments” et l’intuition au détriment de la raison.
Il s’agit d’une question extrêmement délicate pour les militant·e·s. Accuser un·e individu·e ou une philosophie de tendances racistes va nécessairement les offenser. Ce débat pourtant nécessaire a été empoisonné par des accusations frénétiques et sensationnalistes d’écofascisme. Dans cet article, je ne veux pas pointer du doigt des groupes ou des individu·e·s et déclencher une chasse aux sorcières maccarthyste. Je veux plutôt illustrer comment la nature et le contenu de certains schémas de pensée au sein du mouvement écologiste permettent à des groupes de la nouvelle droite d’atteindre plus facilement un large public. J’aborderai cette question dans le contexte de l’écologie profonde, comme elle a été l’une des questions les plus débattues et qu’il est possible d’en tirer des parallèles avec l’Allemagne des années 30.
De nombreux groupes écologistes considèrent toujours la question de la surcroissance de la population comme plus importante que celle de la surconsommation systématique entraînée par le monde industrialisé.
L’écologie profonde est difficile à définir. Elle encourage l’intuition subjective afin de comprendre ses principes. L’idée de base que la nature n’existe pas pour servir les humain·e·s. Selon l’écologie profonde, toutes les espèces ont le droit d’exister pour elles-mêmes, indépendamment de leur utilité pour les humain·e·s. La biodiversité est une richesse en soi et est essentielle à l’épanouissement de la vie humaine et non humaine. L’écologie profonde situe l’origine de la crise écologique dans les systèmes de croyances humains, qu’ils soient religieux ou philosophiques. Les écologistes profond·e·s identifient les anciennes religions du Proche-Orient, le christianisme et la vision scientifique du monde comme favorisant un état d’esprit qui cherche à dominer la nature. C’est en "se posant des questions plus profondes" que ces causes de la crise écologique sont désignées et que les causes sociales sont écartées comme relevant d’une analyse "superficielle".
L’écologie profonde s’est fait connaitre et a provoqué la controverse dans les années 80, lorsqu’elle a été adoptée comme philosophie par le mouvement de la « Wilderness » Earth First ! qui avait déjà commencé à entreprendre des actions directes draconiennes contre l’exploitation de forêts anciennes. Son protagoniste le plus controversé étant son fondateur : David Foreman, qui a considéré la famine comme un bon moyen de limiter la population. C’est quelque chose que les écologistes profonds pensaient être nécessaire pour rétablir l’équilibre écologique de la planète. Des déclarations similaires sur l’épidémie du SIDA ont été publiées par un autre membre d’Earth First !. La logique étant que, si les êtres humains ne sont pas intrinsèquement meilleurs que les animaux, leur mort prématurée est moralement acceptable. Le contrôle de la population va au-delà de la contraception et jusqu’à la négligence calculée, favorisant un degré de famine "permissible".
Au Soudan, une famine a été causée par une extrême mauvaise gestion. Les pressions exercées par la Banque mondiale en faveur d’une augmentation de la production de coton à la fin des années 70, la hausse des prix du pétrole pour des pratiques agricoles hautement mécanisées et une diminution considérable des réserves alimentaires locales étaient en cause. Présenter cela comme une réponse "naturelle" de la Terre pour contrer la surpopulation détourne la responsabilité des vrais coupables : le colonialisme britannique, l’agro-industrie américaine et la Banque mondiale. C’était le premier exemple de l’absence de prise en compte de facteurs sociopolitiques par les théoriciens de l’écologie profonde lorsqu’ils abordent des questions écologiques et démographiques. Il est troublant de constater que des déclarations aussi extrêmes, misanthropes et malavisées n’ont d’abord pas été critiquées à l’intérieur du mouvement Earth First ! et ont d’abord été contestées par des écologistes sociaux tels que Murray Bookchin.
Ce genre d’alarmisme fait directement le jeu de la nouvelle droite...
Cependant, il semble injuste de dénigrer tous les partisans de l’écologie profonde. David Orton rejette les accusations d’idéologie de droite sur la question de la population. Selon lui : “les partisans de l’écologie profonde, contrairement à certaines calomnies de l’écologie sociale, cherchent à réduire la population ou peut-être à contrôler l’immigration dans une perspective de maintien de la biodiversité, et cela n’a rien à voir avec les fascistes qui veulent contrôler l’immigration ou veulent déporter des ‘étrangers‘ au nom de la préservation d’une soi-disant pureté ethnique/culturelle ou pureté raciale ou identité nationale”.
Il y a deux raisons pour lesquelles je trouve inquiétante une telle affirmation d’un écologiste profond “modéré”. La première, c’est qu’elle ignore le fait qu’il n’est pas nécessaire “d’être” un·e fasciste pour propager une idéologie de droite. Deuxièmement, il est toujours considéré que le contrôle de la population est une question plus importante que celle de la répartition inégale des ressources au sein de la population mondiale. Il est étonnant de voir combien de groupes écologistes (et pas seulement les écologistes profonds ; le groupe écologiste grand public néerlandais Milieu Defensie en est un déprimant exemple récent) considèrent toujours la question de la surcroissance de la population comme plus importante que celle de la surconsommation systématique entraînée par le monde industrialisé. Cela désinforme la population, renforçant les craintes que nos pays occidentaux stablement peuplés ne soient envahi par des multitudes grouillantes à la peau sombre issues du Tiers-Monde. Ce genre d’alarmisme fait directement le jeu de la nouvelle droite et soutient involontairement les appels à des contrôles plus stricts aux frontières.
Nous ferions bien d’examiner l’exemple du Wandervögel, un mouvement de jeunesse qui a vu le jour en Allemagne au cours des trois premières décennies du XXe siècle. Peter Staudenmaier, co-auteur de l’article “Ecofascisme : Lessons From The German Experience” caractérise ce mouvement comme “un méli-mélo d’éléments contre-culturels, mêlant néo-romantisme, philosophies orientales, mysticisme de la nature, hostilité à la raison et... recherche de relations sociales authentiques et non aliénées”. L’accent mis sur le retour à la terre a suscité chez elles·eux une sensibilité passionnée pour le monde naturel et les dommages qu’il a subis. Bien que certains secteurs du mouvement gravitèrent vers diverses formes de politiques émancipatrices, la plupart des Wandervögel furent finalement absorbé·e·s par les nazis."
“Quand le respect de la nature devient vénération, il peut transformer une politique écologique en une religion que les ‘Adolfs verts‘ peuvent utiliser efficacement à des fins autoritaires”
Il est frappant de constater combien les Wandervögel ont en commun avec le mouvement de l’écologie profonde. En particulier, l’idée qu’elle·il·s se faisaient d’être une réponse “apolitique” à une crise culturelle profonde, favorisant l’expérience émotionnelle directe plutôt que la critique et l’action sociales. Dans le même article, Janet Biehl déclare : “Quand le respect de la nature devient vénération, il peut transformer une politique écologique en une religion que les ‘Adolfs verts‘ peuvent utiliser efficacement à des fins autoritaires”. En Grande-Bretagne, une aile du National Front lance le cri “La préservation de la race est écologique”, tandis qu’aux États-Unis, la suprémaciste blanche Monique Wolfing fait remarquer que les animaux et l’environnement “sont dans la même position que nous. Pourquoi voudrions-nous créer quelque chose pour nous-mêmes tout en regardant la nature être détruite ? Nous travaillons main dans la main avec la nature et nous devrions sauver la nature tout en essayant de sauver notre race.”
La question clé est de savoir si les partisan·e·s de l’écologie profonde sont susceptibles de se faire absorber par des groupes d’extrême droite de la même manière que l’étaient les Wandervögel. La raison principale qui fait craindre que cela ne se produise est la diabolisation de la raison par l’écologie profonde. L’écologie profonde considère la raison comme endémique aux visions du monde anthropocentrées qui ont causé la crise écologique. Alternativement, elle promeut l’intuition comme égale ou même supérieure à la raison. Par conséquent, elle est soumise aux dangers que représentent des visions du monde antirationnelles et intuitionnistes du passé qui, une fois transposées dans le domaine politique, ont produit des mouvements anti-humains et même génocidaires. Peter Staudenmaier craint qu’il ne s’agisse “peut-être de la trajectoire inévitable de tout mouvement qui reconnaît et s’oppose aux problèmes sociaux et écologiques mais ne prend pas en compte leurs racines systémiques ou ne résiste pas activement aux structures politiques et économiques qui les génèrent.”
La primauté de la pensée intuitive entraîne un manque d’auto-analyse qui sert normalement de sécurité afin éviter de s’égarer en terrain moral dangereux.
L’écologie profonde, en tant que philosophie, semble être à la fois systématiquement et moralement problématique. Là où les théories de l’écologie profonde ont mal tournées, c’est dans la réaction extrême à ce qui est perçu comme des siècles d’exploitation de la nature par l’homme et à la domination de la pensée rationaliste. La primauté de la pensée intuitive entraîne un manque d’auto-analyse qui sert normalement de sécurité afin éviter de s’égarer en terrain moral dangereux. Cela empêche une vision correcte de la crise écologique d’émerger. Le rôle d’une prise de conscience personnelle, tant au niveau rationnel qu’intuitif, devrait être complémentaire plutôt qu’exclusif. A la manière de la circularité classique entre la pensée d’extrême gauche et d’extrême droite, l’écologie profonde a le potentiel de se retrouver au point de départ totalitaire qu’elle entendait usurper.
Sources
Janet Biehl et Peter Staudenmaier. 1995. Ecofascism : Lessons From the German Experience, (chez AK Press, 22 Lutton Place, Edinburgh, Scotland, EH8 9PE)
http://www.spunk.org/library/places/germany/sp001630/ecofasc.html