Les sociétés occidentales sont traversées de rapports de pouvoir qui reproduisent un système de dominations multiples et croisées. Ce système étant basé sur les oppressions notamment de race, de classe, de genre, d’orientation sexuelle et de santé, permet à l’occident de se développer et de s’approprier des richesses par l’exploitation de classes entières de population. Sans cette exploitation, elles ne pourraient tout simplement pas fonctionner comme elles le font. Ainsi, le système se renforce lui-même, perpétuant encore et toujours les mêmes hiérarchies. Et ces mécanismes structurels participent dans les pays occidentaux aux processus d’exclusion de groupes minorisés, autant dans les institutions (école, université, travail), dans l’espace public et politique que dans les relations interpersonnelles.
La Suisse n’est pas en reste et contrairement à l’image lisse et neutre qu’elle s’est forgée et qui lui assure une position de choix sur la scène internationale, elle renouvelle sa politique de neutralité dans toutes sortes de conflits qui pourtant cachent une réalité toute autre. Elle est l’un des pays au plus grand capital économique du monde (en proportion à sa population), avec une place privilégiée dans les relations internationales.
Tout en bénéficiant d’avantages stratégiques considérables, elle maintient son image de pays pacifique et assure un certain ordre social qui s’est imposé dans le sens commun. Aussi, sous couvert de neutralité politique, la Suisse fait oublier qu’elle a construit son capital sur les ravages de la colonisation et de l’esclavage. Pour ne citer que quelques exemples, nous rappelons l’implantation de 200 familles du canton de Vaud en Algérie, que la Suisse a été le 4e groupe d’étranger le plus important au Congo (Kinshasa) au début du XXe siècle sur une totalité de 27 pays et qu’elle a eu des « villages nègres » sur son propre sol. Ces derniers qui ont notamment et directement permis de propager des stéréotypes sur les personnes noires.
De plus, La Suisse tire profit de nombreux conflits actuel via, par exemple la vente d’armes. Pourtant, cet État cultive son apparence de pays stable politiquement, en niant sa participation à la colonisation, à l’esclavage, à des conflits armés, et conserve donc son privilège d’innocence de part sa soi-disant neutralité. La Suisse ne serait coupable de rien car elle n’aurait jamais pris parti, et fait donc l’économie du risque en s’auto-congratulant, sans subir de conséquences sur sa politique intérieure. À l’international, la Suisse présente une vitrine démocratique qui ferait figure d’exception, la Suisse serait ce paradis qui a su se préserver de l’instabilité politique de l’Europe et du reste du monde. Non seulement cette image a fait de la Suisse le siège des institutions internationales pour la « paix », mais aussi elle est reconnue comme terre d’accueil. Paradoxalement, cette rhétorique persistante permet sur le plan de la politique intérieure, la « paix sociale » et la figure d’exception de stabilité sert de justification à des argumentaires et politiques racistes et xénophobes à l’intérieur du pays.
Pensons à la main-d’œuvre du Sud de l’Europe et des Balkans et aussi aux personnes sans papiers qui ont été successivement encouragées à venir vendre à bas prix leur force de travail, et exécutent des travaux pénibles et/ou peu protégés allant des travaux de construction et de manutention, aux travaux de nettoyage et du care. Ces populations sont stigmatisées et victimes de discrimination (par exemple, l’interdiction du regroupement familial) et poussées vers la sortie une fois que les autorités ont décidés qu’elles n’étaient plus utiles.
Ainsi, depuis l’accueil des protestant.e.s blanc.he.s et de classe supérieure durant la Réforme, l’idée que la Suisse et les Suisse.esse.s sont naturellement accueillant.e.x.s, neutres, tolérant.e.x.s est fortement ancrée dans l’inconscient collectif. Si cette idée semble être partagée dans la majorité de la population et des autorités, on pourrait penser que dans les milieux de la gauche révolutionnaire et/ou alternatifs qui se targuent d’être en constante déconstruction par rapport à ces présupposés, elle serait remise en question. De quoi parle-t-on ? D’espaces d’organisation politique par exemple, qui reproduisent sans cesse les rapports de domination liés au genre, à la classe et à la race, en tout cas. Bien sûr nous pourrions continuer, la liste est longue.
La neutralité politique permet de tirer des bénéfices du privilège de l’innocence ou en tout cas de la passivité autant dans une dimension collective qu’individuelle. En effet, les dominations structurelles persistent également dans de plus petites entités, dans différents milieux sociaux et d’organisation. Les hiérarchies se perpétuent également au sein de ces milieux, car les individus qui en bénéficient ont le choix d’être neutre, ont la possibilité de se déculpabiliser, de se décharger et donc de garder des privilèges dont iels ne se rendraient pas toujours compte, comme d’être des corps situationnellement valorisés en termes de genre, de classe, de race et de « santé ». Ces individus maintiennent ainsi des avantages sur le plan structurel comme par exemple ceux de bénéficier des espaces de lutte, de loisir, fête, d’habitation, d’activité et tout autre espace de socialisation. Ce statut quo permet aussi d’être en position de supériorité de part le nombre, en effet ces espaces « alternatifs » et/ou révolutionnaires sont majoritairement blancs, valide, hétéro, cis, et de classe supérieure . Ainsi iels peuvent maintenir une position de supériorité et de pouvoir sur les personnes minorisées.
Pour maintenir ce statut quo, la neutralité est bon serviteur, elle entretient l’idée d’une paix sociale. On préférera alors à peine relever le problème et brandir la carte « je ne veux pas prendre position » sur une situation d’oppression pour ne pas mettre mal à l’aise « tout le monde », ne pas bousculer le confort, et on laissera de ce fait les un.e.s en écraser d’autres. Une position impartiale qui permettra également de ne pas, dans le cadre de milieu militant, menacer ou diviser la lutte. Comme si des prises de position sur des oppressions définies politiquement n’étaient pas la priorité. Les excuses données à ces occasions ont pour effet d’effacer les enjeux politiques et structurels en parlant de problèmes, de conflits interpersonnels. Lorsque la neutralité entre dominant.e.s devient collective, elle devient un outil pour silencier les personnes oppressées. En conséquence, le silence des dominant.e.s conduit à l’exclusion sociale, militante, sentimentale et physique des personnes minorisées.
Le privilège de ne pas se positionner c’est aussi ne pas voir l’urgence de remettre en question ces structures, ces reproductions d’inégalités.
L’exclusion est situationnelle, une place à laquelle on nous empêche d’accéder n’est, par conséquent, pas une place à prendre.
L’ »auto-exclusion » n’existe pas ! Parler en ces termes serait nier les rapports de domination qui ont lieu, et se défaire de toute culpabilité face à la personne qui en subit directement les répercussions, ainsi que l’inertie de groupe qui en résulte. Dans ce sens la neutralité est une bonne manière de se déresponsabiliser des causes et des effets de ses propres privilèges.
De plus, le rejet ou le malaise à prendre parti permet d’avoir d’autres priorités et de garder un certain confort, c’est-à-dire de rester maîtr.ess.e de son temps et des lieux qu’on investit et de se décharger en projetant des capacités d’agir et des ressources avec lesquelles les personnes désavantagés pourraient se protéger, comme s’il ne tenait qu’à elles de rétablir la situation. Encore un rapport de force qui s’inscrit dans des dynamiques individualistes et néolibérales poussant la personne défavorisée à mettre tout en œuvre pour s’en sortir. Dans le meilleur des cas, elle pourrait y trouver des allié.e.x.s, encore faudrait-il qu’on les écoutent. Il ne s’agit pas de jeter la responsabilité sur tout type d’individualité, mais sur celles qui ont la disponibilité matérielle, et sur des prises en charge collectives de ces situations.
Ainsi, les personnes à ressources et les entités politiques et sociales, qui ont donc le privilège de la neutralité, sont directement responsables de la reproduction des inégalités, mais surtout de la marginalisation des personnes oppressées structurellement en les laissant en permanence sur des sièges éjectables.
En conclusion, il est difficile d’envisager des perspectives d’une lutte politique commune contre le racisme d’État et autres systèmes destructeurs en Suisse, dans sa politique intérieure et extérieure, sans remettre en question nos propres modes d’organisation et de vies.
De ce fait, il est d’une nécessité absolue de reconnaître l’existence des oppressions, notamment de genre, de classe et de race, qui ont notamment pour conséquence les inégalités d’accès à certains espaces. Il est temps d’arrêter l’hypocrisie, abandonner la neutralité, reconnaître ses privilèges, accepter d’en perdre certains pour enfin laisser la place aux personnes minorisées. Il s’agit alors de formuler des objectifs politiques clairs pour agir concrètement sur ces mécanismes. Seule une prise de position claire permettrait réellement d’avancer, de se remettre en question au niveau individuel et collectif et de faire en sorte qu’elle bénéficie à tou.te.s. Et surtout, laisser enfin les personnes concernées être non pas les objets de débats mais les sujets de leurs propres luttes.