Premiers matériaux pour une histoire de la violence.
La violence est le mot du pouvoir. Elle parle le langage du pouvoir. Et elle a toujours été, comme terme brandi pour intimider, notion employée pour aveugler – sidération d’un mot fait pour arrêter les mots – le pivot d’une opération cruciale, qui est peut-être la source même de tout pouvoir : désigner un danger pour la sécurité collective qui justifie, contre lui, prévention et répression de la part du pouvoir, et qui légitime aussi, au passage, le savoir de ce pouvoir, seul habilité à repérer et désigner les ennemis intérieurs. Autrement dit : dissimuler la violence d’une oppression ciblée, menée au nom du Bien commun, derrière le risque d’une violence qu’il faudrait tout de suite interdire, empêcher, avant qu’elle ne nous frappe.
Qui nomme la violence, la pointe du doigt doctement, par là même s’en exempt aussitôt, renvoyé au rôle salutaire de protection par tous les moyens. Ce tour de magie ancestrale, par lequel le premier à nommer justifie ainsi sa violence objective, qu’on la voie comme un mal nécessaire ou une courageuse sévérité paternelle, est l’illusion politique archaïque par excellence, celle qui donne sa primauté historique et son bien-fondé mensonger à tous les dispositifs de domination instituée – chefferies, empires, patries en danger, Etats antiques et modernes.
Quand l’oligarchie athénienne qualifie de “barbares”, il y a deux mille cinq cents ans, l’immense majorité de la population extérieure à l’oligarchie – femmes, non-propriétaires, esclaves, étrangers, ennemis –, ce mot suffit à justifier par avance la violence d’Etat qui pourra être exercée contre eux. Et l’opération est plus explicite encore quand le conseiller à la sécurité nationale du président George W. Bush déclare en 2002 : “Un Etat voyou est n’importe quel État que les Etats-Unis déclarent tel”. Au-delà de la paranoïa belliqueuse post-11 septembre, l’arbitraire revendiqué de la formule sert à soumettre la justice à la puissance, ancestral coup de force rhétorique qui rappelle que si, comme le posait jadis Pascal, le janséniste, “la justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique”, l’équilibre de ces deux pôles reste une vue de l’esprit, et l’usage officiel de la force sera toujours le meilleur moyen de s’arroger les vertus de la justice.
Violence légitime contre violence potentielle
Les exemples, en tout cas, ne se comptent plus de cette vieille prestidigitation des pouvoirs, consistant à agiter le fantasme d’une violence imminente, et archaïque, pour justifier une violence présente, dûment rationalisée. Les migrants qu’on rafle et qu’on expulse, pour le danger supposé de certains d’entre eux ou juste, à mots de moins en moins couverts, pour les emplois et les allocations qu’on ne peut pas non plus distribuer sans limites, ni faire violence à ceux qui y auraient vraiment droit. Le missile israélien qui déchiquète quelques familles dans les territoires palestiniens, pour l’attentat terroriste qu’ils seraient là-bas, d’après les services secrets, en train de fomenter dans l’ombre.
Ou encore, moins spectaculaires, le militant écologiste qu’on jette en prison pour avoir arraché des plants de maïs, comme si les pesticides et les OGM n’exerçaient pas la plus grande des violences, sur les corps et les biotopes. Et le jeune punk délogé avec brutalité de sous une porte cochère, parce que sa forme de vie ou ses atours sont associés par la bien-pensance publique au parasitisme, au vandalisme ou à l’égoïsme antisocial. On n’est jamais très loin de l’autre bout du spectre, où la jeune femme venue déposer plainte pour agression sexuelle, et le citadin gay pour insulte homophobe, se voient reprocher plus ou moins implicitement un accoutrement ou des choix d’existence qui feraient violence à la bienséance voire à l’ordre public.
ces tristes exemples de violence retournée, qui réduit ses victimes au silence en les incriminant
Le sous-commandant Marcos, porte-parole des zapatistes en lutte du Chiapas, aime énumérer ces tristes exemples de violence retournée, qui réduit ses victimes au silence en les incriminant, violence faussement désignée pour cacher celle qui est effectivement exercée – il a raison, on n’a hélas, parmi ces exemples, que l’embarras du choix. Et la violence, pas toujours physique, qui leur est faite à tous, la femme, le migrant ou l’arracheur d’OGM, s’inscrit dans les psychés emmurées, les corps ségrégués, le temps long des existences mineures. Par cette inscription, cette façon de légitimer les arbitraires d’Etat, par les méfiances et les rancoeurs qui relient les uns et les autres, la violence, bien plus que la déflagration d’un instant, est une chaîne de conséquences, une émotion circulatoire, le piège d’un circuit sans fin.
C’est le premier problème que posent le mot et le concept de violence, qui rend difficile le travail nécessaire mais délicat pour historiciser ces questions. Faire une histoire de la violence, pour en comprendre les formes d’aujourd’hui et l’usage tactique dans les luttes de résistance, est donc hautement problématique. Car si la violence légitime est exercée au nom d’une violence antérieure, pour “pacifier” les sociétés comme on le dit depuis la Seconde Guerre mondiale, alors tout dans une telle histoire risque bel et bien d’être à double lecture. Et de fait, le grand tournant historique ici, autour des conquêtes coloniales et de la naissance de l’Etat moderne, sur une longue période qui va du 16e au 19e siècles, nous a toujours été présenté comme celui d’une atténuation et d’un encadrement juridique et politique (voire ”civilisationnel”) de la violence – alors que l’historiographie récente a pu enfin démentir cette approche, et démontrer que les violences d’Etat et les violences coloniales ont été bien pires, par leur bilan quantitatif comme leur ordre normatif, que la conflictualité ordinaire, celle de la vie sociale traditionnelle ou des luttes intercommunautaires, qu’elles étaient censées réduire.
A l’insécurité résiduelle, avant le code pénal et l’éclairage nocturne, de nos villes et nos villages, où en effet on pouvait impunément détrousser le visiteur ou occire le manant, l’Etat moderne a substitué ses cadres coercitifs, normalisateurs et centralisateurs, et sa passion punitive légale, à mesure que se creusait le fossé entre le danger objectif et la sanction pénale : entre les années 1980 et aujourd’hui, par exemple, pendant que chutaient en France les taux d’homicides mais aussi de délits pénaux moindres, la population carcérale a été multipliée par 2,3, “inutilement” en somme.
Historiciser la violence : colonisation, Etat, civilité
Pour compléter ces deux axes majeurs de l’histoire politique moderne, conquête coloniale et formation de l’Etat, on peut ajouter que celle-là s’est prolongée, une fois acquises les indépendances nationales sur les continents concernés (de 1802 pour Haïti à 1962 pour l’Algérie), sous la forme d’un endocolonialisme du cru, entretenu par la tutelle économique et morale des anciennes métropoles, ou des nouvelles puissances.
Et si lois et normes se sont imposées peu à peu dans les foyers et les rues, ce fut avant tout sur les cadavres, innombrables, des insurgés de 1848, (...) ou encore de Malik Oussékine
Quant à celle-ci (la formation de l’Etat), elle est ce qui a permis aux guerres entre nations voisines, qui avaient toujours existé, d’acquérir une forme rationnelle et systématique et une échelle absolument inédite, qui culminèrent avec les deux guerres mondiales et leur mobilisation totale des corps et des esprits – pas besoin d’être un naïf anarchiste pour y voir une conséquence directe de l’inflation de la forme-Etat, d’un Etat “paroxystique”. Autrement dit, plus simplement : Napoléon fait édicter les codes civil et pénal, mais il ravage l’Europe ; les papes de la Renaissance sauvent les âmes des autochtones mais en en faisant massacrer les corps ; la France apporte en Afrique du Nord l’éducation publique et quelques infrastructures, mais aussi la torture et le racisme d’Etat ; et si lois et normes se sont imposées peu à peu dans les foyers et les rues, d’Occident d’abord, y limitant les risques de désordres imprévus, ce fut avant tout sur les cadavres, innombrables, des insurgés de 1848, des communards de 1871, des mineurs de 1947 ou des refuzniks les plus têtus des années 1970 – ou encore, pour que nous vivions en paix à l’ère du “zéro mort” policier, sur les cadavres de Malik Oussékine, Carlo Giuliani ou Rémi Fraisse. Ou juste les 3000 blessures graves infligées par les policiers français en 30 samedis de “gilets jaunes”.
Et en plus de la colonisation, qui aurait sorti les peuples primitifs de l’arriération guerrière, et de l’Etat moderne, qui aurait pénalisé les arbitraires locaux et les violences interindividuelles (jusqu’aux duels, dont la pratique disparaît enfin au début du 20e siècle), le troisième pilier de cette histoire de la modernité comme pacification sociale et restriction de la violence est à trouver du côté de la civilité. À partir du 17e siècle, la civilité est diffusée par les manuels de savoir-vivre et les nouvelles règles descendantes, prônées par l’aristocratie puis la bourgeoisie, ces règles neuves qui recommandent de ne pas se moucher dans la nappe, de discuter au lieu de frapper, d’être pudique et mesuré en toutes occasions.
C’est la grande thèse du sociologue Norbert Elias sur le ”processus de civilisation” comme intériorisation des normes et autorépression de la violence. Sauf qu’elle a été mal comprise, et que même Elias, plus subtil que ses exégètes, en énumérait les limites : la violence des barrières sociales qu’instaurent ces normes ; le mal-être et les complexes imputables à cette privatisation de l’existence ; et surtout les exceptions de taille que sont, au fil de ce processus de trois siècles, les mouvements sociaux qu’on massacre, l’Etat qui punit injustement, les peuples colonisés qui n’ont pas droit à un traitement aussi civil, les guerres de plus en plus longues et sanglantes qui dérogent à tout cela. Difficile, en un mot, de tracer ici le fil continu d’une histoire unidirectionnelle, qui verrait quand même, grosso modo, dans l’ensemble, réduite la violence collective et pacifiés les moeurs communes.
La pire violence est rationnelle
Une histoire de la violence à l’ère moderne doit donc être surtout une histoire de la stigmatisation et de l’asservissement des populations sous le prétexte, multiforme et récurrent, d’en prévenir, d’en punir, d’en empêcher ou d’en “civiliser” la violence première – autrement dit, la violence instinctuelle, barbare, inéduquée, infantile, subjective, incontrôlable, là où la violence punitive, parce que légitime, et ne s’appelant donc plus violence, serait rationnelle, légale, élaborée, légitime, adulte, objective, mesurée.
Une histoire de la violence à l’ère moderne doit donc être surtout une histoire de la stigmatisation et de l’asservissement des populations
Certitude intemporelle : le pouvoir n’existe que de pointer et d’endiguer une violence qu’il dit originelle. Et que celle-ci soit ou non un mythe, son discours infini sur elle et ses actes officiels contre elle finissent par la faire exister, au moins dans nos esprits rompus à l’idée qu’à l’origine est la violence (du Big Bang, de l’accouchement, ou du sauvage que personne encore n’a sauvé de lui-même) et qu’au terme d’une évolution digne, se trouverait l’apaisement (par les lois, l’éducation, l’ordre, la culture, les institutions, sans même parler du commerce).
C’est précisément ce postulat profondément ancré, ce postulat d’une violence chaotique des origines à endiguer et à prohiber, qu’une véritable contre-histoire de la violence, ou une histoire des usages de la catégorie de violence, doit avoir à coeur de démonter – de mettre à nu. C’est aussi capital, et moralement faisable, que de démonter, sous l’occupation, le mensonge des affiches de propagande nazie qui présentaient la résistance comme violence sauvage et terrorisme meurtrier. Car ce récit des origines nous voile les vérités de l’histoire, à l’instar des fictions sur “l’état de nature”, bien sûr introuvable dans l’histoire réelle, qui sous-tendent les simplismes de droite, avec leur méchant Léviathan venu encadrer le chaos effrayant où ”l’homme est un loup pour l’homme”, aussi bien que les angélismes de gauche, avec leur bon sauvage rousseauiste et leur civilisation venue corrompre l’humain pacifique. Il n’y a pas de bon sauvage ni de loup-pour-l’homme qui tiennent : loin de ces mythes, il y a les dialectiques de l’histoire, qui ont fait de l’Etat moderne comme de la civilité partout promue des forces à double effet, émancipatrices et répressives, autorisant une rupture avec la tradition aussi bien qu’une re-normalisation coercitive.
Et pendant ce temps, les violences insurrectionnelles décriées et brutalement réprimées, au présent de leur irruption, par les classes dirigeantes, furent la seule communauté réelle d’un peuple que tout divisait par ailleurs et, bien souvent, le seul moyen d’obtenir des avancées effectives sur le terrain du droit, des conditions de vie et de travail, de l’égalité sociale et des libertés civiles – au fil de trois siècles d’émeutes et d’insurrections noyées dans le sang, mais sans lesquelles les quelques progrès de l’histoire moderne n’eurent jamais été obtenus.
"Le plus dangereux, dans la violence, est sa rationalité", concluait Michel Foucault en 1979
La violence instinctuelle existe évidemment, mais elle n’est que ponctuelle, là où la violence instituée, rendue invisible par les dispositifs de justification étatico-normatifs, dévaste et tue partout et en continu. “Le plus dangereux, dans la violence, est sa rationalité”, concluait Michel Foucault en 1979. Les montages financiers ultra-complexes qui mettent en faillite des pays lointains, les exploits technologico-industriels qui mettent en danger la pérennité de la vie sur Terre, ou les trésors d’intelligence stratégique et de créativité esthétique déployés pour produire à l’excès et vendre n’importe quoi ne cessent, aujourd’hui, d’en apporter la désolante illustration – outre qu’ils rappellent que derrière les guerres et les massacres, les sexismes qui tuent et les racismes qui assassinent, la violence la plus dévastatrice aujourd’hui est sans conteste la violence de l’économie. Et ce, d’abord sur les psychés, exsangues, humiliées, pressurisées, réduites à la haine de soi et à l’horizon bouché des rivalités constantes, dont on ne se libère qu’en sautant par la fenêtre.
Contre l’hypothèse du déclin de la violence
Quelques penseurs bourgeois continuent de le nier. Ils s’arment de leurs statistiques, refusant que d’autres violences soient prises en compte que celle des coups mortels ou de la guerre officielle, pour affirmer qu’aucune époque ne fut moins violente que la nôtre, et que le dernier millénaire en son entier serait celui d’un déclin continu et univoque de toutes les violences – à la façon du cognitiviste Steven Pinker, dans son best-seller récent La Part d’ange en nous. Un point de vue qui se réclame des Lumières, mais qui a tout l’air d’émaner de quelqu’un qui sort rarement de chez lui, ou n’a qu’à peine conscience de ce qui a lieu vraiment, loin de Harvard ou de la rive gauche. Ni de ce que la violence doit être pensée en fonction de la métamorphose historique de ses formes, de ses logiques, de ses justifications.
Et à ceux qui, comme eux, se rangent à l’abri de statistiques abstraites sur les bilans mortels de telle guerre lointaine ou de telle catastrophe naturelle – à l’aune desquelles, effectivement, le 12e siècle est plus sanglant que le 20e, et l’ère glaciaire plus destructrice que celle de l’anthropocène –, on peut rétorquer en citant les mots de la philosophe Simone Weil qui, en 1939, en proie à des migraines insupportables et à la peur de l’anéantissement collectif imminent, pouvait commenter en ces termes L’Iliade du vieil Homère : « La force qui tue est une forme sommaire, grossière de la force – combien plus variée en ses procédés, combien plus surprenante en ses effets, est l’autre force, celle qui ne tue pas, c’est-à-dire celle qui ne tue pas encore ».
François Cusset
[Article paru dans la revue Moins ! n°43, octobre-novembre 2019. http://www.achetezmoins.ch/]