Pensées politiques

Le peuple ennemi du peuple ? - Ébauche d’histoire populaire de la démocratie directe suisse (1/3)

Partie 1/3, deuxième partie disponible ici et troisième partie ici.
Nous pensons que la Suisse actuelle préfigure à bien des égards ce que pourrait être une France dans laquelle Emmanuel Macron n’aurait pas rencontré les Gilets jaunes : législation ultra-libérale, État faible, fiscalité très favorable au capital, puissance politique considérable des organisations représentant le capital, fortes inégalités de revenus, situation sociale totalement pacifiée. C’est pourquoi il nous semble particulièrement intéressant d’observer la démocratie directe depuis ce pays, qui en outre la pratique de façon intensive et depuis fort longtemps.

Suisse | France |

Nous ne voulons pas, par les éléments apportés ici, nous élever définitivement contre les outils de la démocratie directe. Ce serait d’ailleurs prétentieux de notre part de prendre position dans les débats d’un mouvement populaire depuis un pays qui connaît, depuis tant d’année, une pacification sociale presque parfaite.

Les rédacteurs de la synthèse mentionnée ci-dessus ont raison de préciser que : « Bien que l’application concrète du RIC pose des interrogations tout à fait légitimes, il faut l’interpréter comme une des instances « découvertes » par le mouvement, comme une des alternatives à son « devenir-parti » et à sa participation aux élections [...] » De même, « [le RIC] représente le visage formel de ce pouvoir de veto et de révocation des décisions gouvernementales que le mouvement expérimente de façon efficace chaque samedi dans les rues. »

La démocratie directe en Suisse n’a pas émergé dans les circonstances d’un mouvement populaire puissant en mesure d’imposer des outils juridiques. Les luttes qui menèrent à l’instauration du referendum et de l’initiative dites populaires mêlaient les intérêts de catégories assez variées de la petite-bourgeoisie et du peuple dont les ouvriers n’étaient qu’une composante minoritaire. Ces circonstances font toute la différence avec la situation actuelle en France.

Néanmoins, il nous a semblé qu’un retour historique un peu complet sur les outils de la démocratie directe en Suisse pouvait apporter quelque chose aux débats. En particulier, nous pensons qu’il ne faut pas se limiter à examiner ces outils juridiques en fonction de leurs résultats comme le font les auteurs de la synthèse : « le référendum en Californie a légalisé la marijuana, en Suisse il a été utilisé contre les immigrés et à des fins islamophobes, dans l’histoire italienne il a consenti de faire approuver le droit à l’avortement, repousser le nucléaire et défendre l’eau publique. » C’est à la mesure de leurs effets sur la conflictualité sociale et la définition des participants aux débats politiques légitimes qu’il faut évaluer le référendum et l’initiative dites populaires.

C’est ce que nous nous proposons de faire ici en trois épisodes :

  1. nous essayerons de montrer que l’extension des droits politiques dits populaires se paye en fait d’une restriction de l’accès à ceux-ci ;
  2. nous rappellerons la séquences des initiatives xénophobes dites Schwarzenbach (1965-1985) et nous montrerons comment la démocratie directe sert surtout à faire diversion au profit des capitalistes ;
  3. nous essayerons de montrer quelle fonction historique a assumé la démocratie directe en Suisse.

Ce qui nous encore a poussés à apporter cette modeste contribution au débat, c’est de constater que le seul apport – du moins le seul que nous ayons identifié – en provenance de Suisse ait été celle d’Uli Windisch, un guignol réactionnaire de toute première force, dans le cadre des « assises de la France des Gilets jaunes » organisées par les fascistes de Riposte laïque. Notons au passage que Windisch défend le RIC, ce qui pourrait mettre la puce à l’oreille mais ce qui était aussi le but de l’exercice. Quoi qu’il en soit, il ne nous semblait pas juste que seul cet individu s’exprime sur la question.

1 – Le peuple ennemi du peuple ?

« Initiative et référendum populaires », « droits populaires », on pourrait qualifier la Suisse de Confédération populaire, une sorte d’îlot maoïste au cœur de l’Europe. Et quel peuple sage ! Qui sait se serrer la ceinture pour le bien commun :

Alors qu’on lui propose de diminuer son temps de travail de 48 heures, voire 52, à 44 heures, le peuple refuse une première fois en 1958.

Alors qu’on lui propose de diminuer son temps de travail de 48 heures, voire 52, à 44 heures, le peuple refuse une première fois en 1958. L’année suivante, l’Union syndicale suisse – syndicats social-démocrates – lance une initiative populaire dans le même but et… la retire en 1964 pour éviter un référendum populaire, mais lancé par les associations patronales, contre la Loi sur le travail qui fixe la durée maximale à 50 heures (46 heures dans certains secteurs). En 1976, le peuple rejette encore une fois la diminution de la durée de son temps de travail, à 40 heures cette fois-ci, qui lui a été proposée par une initiative populaire lancée par le groupe marxiste-léniniste (POCH, Organisations progressistes de Suisse).

De même, le peuple suisse refusera une initiative populaire pour « une meilleure assurance-maladie » (1974) favorisant, par ce refus, la perpétuation d’un système extrêmement injuste au fonctionnement duquel les pauvres contribuent proportionnellement à leurs revenus beaucoup plus que les riches. Le peuple refusera également une initiative pour une « véritable retraite populaire » (1976) et une autre pour l’abaissement de l’âge de la retraite (1988).

Qui est le peuple ?

Sérieusement, comment peut-on refuser de voter en faveur de la diminution de son temps de travail ? Comment expliquer que de façon assez systématique, les initiatives dites populaires qui vont dans le sens des intérêts de la majorité de la population soient rejetées. On invoque parfois une sorte de cas particulier de la Suisse dont la population ferait preuve d’une remarquable prudence en s’administrant à petites doses des progrès sociaux.

En fait, l’explication de ce phénomène réside plutôt dans une confusion entre l’idée de peuple et la réalité du corps électoral.

En 1907 déjà, un cadre du tout jeune Parti socialiste suisse, Robert Grimm, exposait la critique suivante : « On pourrait objecter ici que le peuple possède, en Suisse, un droit qui n’existe dans aucun autre État : le referendum et l’initiative législative. Mais qu’en est-il de ce droit dans la réalité ? [...] l’évolution politique ne pourr[a] pas s’accomplir d’une manière profitable à la classe ouvrière, parce que le droit de vote est incomplet encore de deux […] manières, et que l’usage en est faussé, pour les ouvriers, par les plus criantes injustices.
En premier lieu, il y a la question des étrangers. […] ces ouvriers étrangers, pour la plupart, sont organisés, ils participent au mouvement ouvrier, et souvent dans les premiers rangs. Or, si, dans la lutte syndicale, il leur est possible de faire usage de leurs forces, en politique ils sont privés de droits. Par leur participation à la lutte économique, ils exercent une action sur l’attitude que prend la bourgeoisie à l’égard de la classe ouvrière ; mais quand la bourgeoisie, à l’occasion d’une grève, a recours à des lois d’exceptions, c’est-à-dire à une mesure politique, les ouvriers étrangers n’ont pas la possibilité de résister à l’adversaire sur le même terrain politique.

les ouvriers étrangers n’ont pas la possibilité de résister à l’adversaire sur le même terrain politique

Ce ne sont pas seulement les ouvriers étrangers qui se trouvent dans cette situation complètement injuste, mais encore toute une catégorie de salariés, qui forme presque la moitié du prolétariat : les ouvrières. […] Notre droit de vote est donc insuffisant parce que la moitié du prolétariat environ ne le possède pas, et parce que la partie du prolétariat à laquelle ce droit est octroyé ne peut pas l’exercer d’une manière efficace, le surmenage et la mise en tutelle lui en enlevant à la fois la volonté et la capacité. »

Droit du sang et droit de vote

La critique de Robert Grimm est largement valable aujourd’hui encore. La Suisse connaît un régime de droit du sang, c’est-à-dire que la nationalité ne s’acquière pas par la naissance sur le territoire, mais par l’hérédité. On peut également l’acquérir par le biais d’une procédure administrative qui, aujourd’hui encore, est coûteuse, vexatoire et absurde. De ce fait juridique, il résulte qu’aujourd’hui un cinquième de la population majeure résidente en Suisse ne dispose pas du droit de vote. Lorsque les droits dits populaires furent mis en place en Suisse, des restrictions importantes étaient posées au niveau cantonal. On exigeait une durée de résidence minimale dans un canton pour pouvoir y être compté dans le corps électoral. La Suisse, enfin, a accordé le droit de vote aux femmes de nationalité suisse extrêmement tardivement (1971 au niveau national).

Dans les commentaires médiatiques des résultats de scrutins, c’est toujours la tournure « Le peuple suisse a accepté/rejeté… » qui est employée. Le peuple, ici, est une entité largement fantasmée qui n’a rien de populaire. L’ensemble qui s’exprime, dimanche après dimanche, sur toutes sortes de sujets est une fraction (souvent minoritaire) d’un corps électoral auquel l’accès est fortement restreint.

Droit de vote et position sociale

À ces exclusions juridiques du droit de vote, s’ajoutent les effets sociologiques que Robert Grimm met sur le compte du « surmenage et [de] la mise en tutelle » des ouvriers. Les travaux de sociologie électorale aboutissent à des résultats constants qui montrent que la position sociale est un déterminant de la participation aux processus de vote.

Comme le relève Pierre Bourdieu : « La science politique a depuis longtemps enregistré le fait qu’une part importante des personnes interrogées "s’abstenaient" de répondre aux questions sur la politique et que ces "non-réponses" variaient de manière significative en fonction du sexe, de l’âge, du niveau d’instruction, de la profession, du lieu de résidence et de la tendance politique, mais sans en tirer aucune conséquence, et en se contentant de déplorer cette "abstention coupable". Il suffirait de remarquer que ce "marais" se recrute pour une bonne part dans ce que d’autres appellent le "peuple" ou les "masses" pour soupçonner la fonction qu’il remplit dans le fonctionnement de la "démocratie libérale" et la contribution qu’il apporte au maintien de l’ordre établi. L’abstentionnisme est peut-être moins un raté du système qu’une des conditions de son fonctionnement comme système censitaire méconnu. »

L’abstentionnisme est peut-être moins un raté du système qu’une des conditions de son fonctionnement comme système censitaire méconnu

[…] »

En examinant l’exemple de la Suisse à la lumière de cette réflexion de Pierre Bourdieu, on peut se demander si l’extension des droits politiques n’a pas pour corollaire – en régime libéral – la restriction (explicite ou implicite) de l’accès à ces droits. Que l’exclusion juridique (explicite) ou sociale (implicite) du droit de vote ait pour fonction de protéger la démocratie libérale, dont un des fondements théorique est précisément le droit de vote, devrait sonner comme un avertissement aux oreilles des promoteurs des outils de démocratie directe.

De ce point de vue, le RIC – de la même manière et pour les mêmes raisons que le revenu de base – pourrait probablement être rangé parmi les fausses bonnes idées dont l’effet sera surtout la légitimation idéologique d’un ordre capitaliste libéral qui offre à certains d’importants privilèges, à la condition expresse que d’autres en soient exclus et que cette exclusion paraisse relever du choix des exclus eux-mêmes. Au moins, nous concédera-t-on que les outils de la démocratie directe ne résolvent pas, par eux-mêmes, la crise de la représentation.

L’île des bien heureux

Les rares initiatives dites populaires ayant abouti en Suisse (18 sur 174 votes entre 1891 et 2010) sont très significatives de cet esprit : interdiction de l’abattage rituel (1893, initiative antisémite), moratoire sur le nucléaire, moratoire sur les OGM, contre la construction de minarets, pour l’internement à vie des délinquants dangereux, pour la protection des marais, etc. Les succès des initiatives populaires consistent surtout à repousser les dangers hors de Suisse et à refuser à l’autre l’accès à ce territoire épargné par les maux modernes. Que l’on importe de l’énergie nucléaire produite en France et du fourrage OGM produit en Argentine ou aux États-Unis n’a pas d’importance pourvu que notre île des bienheureux conserve sa pureté alpine et perpétue son isolement…

Dans ce contexte, même les propositions les plus avancées politiquement prennent un aspect réactionnaire. Et ce n’est pas un des moindres effets de ces dispositifs de démocratie directe que de brouiller les échelles de valeur. Dans un rapport au congrès de Zurich de la IIe Internationale (1893), le Parti socialiste suisse le relève dans son rapport sur la démocratie directe : « [… celle-ci] rend difficile la conception parfaitement claire du procès historique […] au lieu d’accentuer le sentiment de la lutte des classes, elle le paralyse et le diminue ; elle masque les contradictions sociales au lieu de les écarter. »

A suivre : épisode 2 - Les ruisseaux noirs de la démocratie directe, épisode 3 - Défendre le capital. Pour discuter ou proposer des compléments vous pouvez écrire à crhr01@protonmail.com

P.S.

Robert Grimm, La grève générale politique, trad. de James Guillaume parue dans La Voix ouvrière, Lausanne. Le chapitre V relatif à l’usage des droits populaires en Suisse sont parus les 18 et 25 mai 1907. Le texte entier est également paru en brochure.

Pierre Bourdieu, La distinction : critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, p. 464.

Histoire de la IIe Internationale, t. 9 : Congrès international ouvrier socialiste tenu à Zurich du 6 au 12 août 1893, Genève, Minkoff, 1977, p. 493.

Marc Vuilleumier, « Le courant socialiste au XIXe siècle et ses idées sur la démocratie directe », in Histoire et combats : mouvement ouvrier et socialisme en Suisse (1864-1960), Lausanne, éd. d’en bas, pp. 312-346.

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